Dans les médias, Lu Shaye est souvent présenté comme l'exemple type du « loup guerrier », terme qui a commencé à être utilisé il y a deux ans ; en réalité, il amplifie cette tendance.
De quoi s'agit-il ? Depuis l'arrivée de Xi Jinping au pouvoir, on note une volonté délibérée du régime de renforcer sa communication internationale. Dans son grand discours de 2014 consacré à la propagande et à l'idéologie, Xi Jinping appelle à mieux faire entendre la voix et à mieux raconter l'histoire de la Chine – expression qui sera réutilisée.
Cela va enclencher la réorganisation des médias d'État : CCTV est remplacée par CGTN, la holding Voice of China, rassemblant les radios et CGTN, est créée, les plateformes sont investies – aujourd'hui, nombre des personnes résidant en France regardent CGTN non pas à la télé mais sur YouTube – et, à partir de l'été 2019, Twitter est utilisé. Que s'est-il passé à l'époque ? Les manifestations à Hong Kong.
Les Chinois comprennent à cette occasion que, dans la sphère informationnelle occidentale, sur Twitter et, plus largement, sur les réseaux sociaux, les Hongkongais sont bons : c'est leur message qui passe. Dès lors, les Chinois vont être beaucoup plus présents sur Twitter. L'activité du compte de l'ambassade de Chine en France, par exemple, est multipliée par dix entre l'été 2019 et début 2020. Il y a plus de comptes, des comptes plus actifs et, surtout, une communication plus offensive à l'étranger. Les éléments de langage, les insultes, les attaques permanentes contre les États-Unis, le discrédit jeté sur la démocratie, tout cela n'est pas nouveau, mais était jusqu'alors limité à une diffusion en chinois. Désormais, la communication pour l'étranger, en anglais, coïncide avec celle à destination de la population chinoise : les démocraties ne fonctionnent pas, les États-Unis sont une puissance de chaos et d'instabilité, les Européens sont les caniches des Américains, etc. Voilà ce qu'ils disent, ouvertement.
Certes, les diplomates sont d'ordinaire plus policés, mais c'est une dynamique profonde qui est à l'œuvre et que Lu Shaye amplifie. Des tentatives visant à déstabiliser, discréditer ou diffamer des chercheurs, avec ensuite des hordes de trolls qui les insultent et les menacent, il y en a eu, mais jamais aucun ambassadeur chinois à l'étranger n'avait directement insulté un chercheur. Pourquoi ai-je cru à un photomontage quand Lu Shaye m'a traité de « petite frappe » ? Parce que, sur le plan de la communication, c'était complètement stupide. À aucun moment mes travaux n'ont été attaqués, même dans la presse chinoise. On n'a jamais dit que je mentais. On n'a jamais cité une phrase d'un de mes articles en disant que je m'étais trompé – d'ailleurs, je fais toujours extrêmement attention à ce que j'écris : un chercheur n'avance pas une information sans l'avoir vérifiée. Non, ce que j'ai subi, ce sont des attaques ad personam. L'erreur de Lu Shaye fut de chercher à me discréditer en m'insultant. Ensuite, les médias chinois ont pris le relais, en prétendant que je n'étais jamais allé en Chine, que je ne parlais pas le chinois. Là, je me suis amusé. Je ne suis jamais allé en Chine ? Regardez cette photo : elle a été prise au cœur du Parti communiste chinois. Je ne parle pas le chinois ? J'ai fait la première thèse à Sciences Po sur la politique étrangère de la Chine en utilisant des centaines d'articles en langue chinoise. Bref, sa stratégie s'est complètement retournée contre Lu Shaye.
Il a un profil particulier. Ce n'est pas un diplomate comme les autres. Non parce qu'il a été vice-maire de Wuhan – quand on est diplomate de carrière en Chine, on a nécessairement une expérience en province – mais parce qu'il a dirigé ensuite le centre de recherche sur la politique étrangère associé au bureau central des affaires étrangères du Parti, lequel bureau est l'instance dirigeante en matière de politique étrangère en Chine : c'est son directeur qui est le vrai diplomate en chef, et non le ministre des affaires étrangères. Il était donc au cœur de la machine du parti.
Quand il a été nommé ambassadeur au Canada, puis en France, il avait les mains libres. Au Canada, il s'est permis des saillies inadmissibles : il a ainsi traité les Canadiens de « suprémacistes blancs » – ce qui est un comble, quand on sait qu'il s'agit du pays anglo-saxon où l'on trouve la plus grande diversité d'origine dans les gouvernements et à la représentation nationale. Quand il est arrivé en France, les diplomates canadiens m'ont dit : « Bon courage, vous allez vous amuser pendant trois ans ! » Il avait un sentiment d'impunité, qui n'a fait que se renforcer ici : il peut dire ce qu'il veut, il ne se passe rien ! Il n'a été convoqué qu'à deux reprises : une fois en avril 2020, puis en mars 2021, à cause de ce qu'il avait écrit sur moi et parce que Raphaël Glucksmann avait été inscrit par la Chine sur la liste des personnalités faisant l'objet de sanctions. Connaissez-vous la stratégie de la baïonnette théorisée par Lénine ? Tant que vous pouvez enfoncer la baïonnette, continuez ; quand ça bloque, arrêtez. Tant qu'on ne bloquera pas Lu Shaye, il continuera. Il faut qu'on lui dise : « Que vous défendiez les intérêts de votre pays, que vous promouviez la politique de votre gouvernement, que vous utilisiez des éléments de langage, cela ne pose aucun problème, c'est votre boulot, mais de tels propos sont inadmissibles. Vous n'êtes pas chez vous, vous êtes en France et en France, on ne dit pas ce genre de choses. » Idem s'agissant des propos qu'il avait tenus en avril 2020 au sujet du covid. J'ai été le premier à les dénoncer sur les réseaux sociaux. Cela ne concernait pas uniquement le personnel des EHPAD, il était parti en roue libre sur le thème : « Les hommes politiques européens se sont moqués du virus jaune », etc.
Que Lu Shaye critique les États-Unis et affirme que Taïwan fait partie de la Chine n'appelle aucune dénonciation de ma part. Mon travail consiste non pas à essayer de le convaincre ou à critiquer ses prises de parole, mais à remettre ses propos dans leur contexte et à expliquer aux gens qu'en disant cela, il exprime la position de son pays et en défend les intérêts mais ne décrit pas la réalité.
Le problème, c'est qu'à Paris personne ne l'arrête. Ce n'est pas forcément au Quai d'Orsay de le faire ; cela peut aussi être le rôle de la représentation nationale – pas systématiquement, parce que les députés ne vont pas réagir à chacune de ses prises de parole, mais je trouverais normal que lorsqu'il tient des propos déplacés sur la France, l'Assemblée ou des femmes et hommes politiques lui disent qu'il a parfaitement le droit d'exprimer un désaccord mais pas de cette manière.