La FRS travaille principalement pour les administrations publiques, en particulier pour le ministère des armées, le ministère des affaires étrangères, etc. Cette collaboration ne passe pas par des subventions mais prend une forme contractuelle – les autres think tanks peuvent d'ailleurs se porter candidats aux mêmes contrats. Selon l'article 13 des statuts de la FRS, des travaux et études peuvent nécessiter de recourir à une documentation classifiée ou confidentielle. Les chercheurs de la FRS sont donc tous sensibilisés aux questions d'influence et d'ingérence, et au fait qu'ils peuvent être une cible particulière, préférée à d'autres chercheurs qui, rattachés à l'université par exemple, n'ont pas accès aux mêmes informations ni aux mêmes personnes qu'eux.
Cette spécificité impose de prendre des précautions, y compris lors des déplacements à l'étranger.
La différence entre influence et ingérence est au cœur du sujet de votre commission d'enquête. Dans le cadre de mes travaux, je suis quotidiennement amené à rencontrer le personnel des ambassades, des hauts fonctionnaires étrangers en visite à Paris, ou des représentants de gouvernements et d'administrations d'autres pays lorsque je suis à l'étranger. Il est évident que toutes les administrations étrangères interagissant avec nous ont une volonté d'influence. Il est normal qu'elles souhaitent expliquer la position de leur pays, voire s'assurer que cette position est bien comprise en France, dans les administrations, dans les médias. Ainsi, lorsque vous interagissez avec des Allemands, des Suisses, des Chinois, des Sud-Coréens, des Russes ou des Américains, il y a au moins un point commun : vous savez que vos interlocuteurs mènent sur vous un travail d'influence. Ce terme n'est pas péjoratif : le Quai d'Orsay lui-même parle de « diplomatie d'influence » et certains éléments du discours du Président de la République rejoignent cette notion – nous pourrons y revenir car je pense que la France a un problème d'influence.
Il est beaucoup plus difficile de prendre conscience de la différence de nature entre influence et ingérence. Lorsque vous êtes chercheur, que vous travaillez sur des questions de politiques publiques et que vous êtes en contact avec des ambassades étrangères, il n'y a pas que des diplomates qui interagissent avec vous. Pour un jeune chercheur, il est compliqué et parfois impossible de déterminer si la personne qui vous parle est un diplomate ou un agent des services d'une puissance étrangère – y compris d'un pays allié ou partenaire.
Cela pose toujours la question de la nature des informations que vous allez échanger avec vos interlocuteurs. Je ne parle évidemment pas des informations classifiées, puisqu'il va de soi qu'elles ne peuvent être partagées. Certaines informations non classifiées sont cependant potentiellement sensibles. Ainsi, sur tel ou tel point de politique étrangère, le fonctionnement de l'administration ou les relations entre les partis politiques peuvent être connus des Français, mais pas forcément des étrangers, lesquels ont tout intérêt à mieux comprendre le processus de prise de décision à l'Assemblée nationale ou dans d'autres institutions. Il y a toujours un équilibre très difficile à trouver entre l'intérêt de discussions franches sur nos analyses et la nécessité de retenir certaines informations sensibles. Il ne s'agit pas d'une question de droit, puisque nous sommes évidemment dans la sphère de ce qui est légal : la distinction entre ce qui est trop sensible et ce qui ne l'est pas relève souvent de la libre appréciation des chercheurs.
Quels sont les objectifs visés par les puissances étrangères ? Elles veulent évidemment façonner le débat public en s'assurant soit que certains thèmes ne sont pas abordés, soit qu'ils le sont dans des termes compatibles avec leurs éléments de langage. Je parle non du discours des partis politiques mais bien des termes employés dans le débat public, y compris par les journalistes. S'agissant par exemple de Taïwan, si vous parlez de « province rebelle » ou de « réunification », vous utilisez des éléments de langage chinois. Il convient par exemple de parler plutôt d'« unification ». Il est parfois nécessaire de déconstruire ces termes pas simplement parce qu'ils sont employés par la Chine, mais parce qu'ils sont utilisés à dessein pour orienter le débat public. Il y a tout un travail de pédagogie à effectuer auprès des journalistes et, plus largement, des acteurs du débat public afin de leur expliquer le sens de certains mots ou la façon dont peuvent les utiliser des pays étrangers. Or ce travail fondamental n'est pas réalisé en France, où l'on fait parfois du décodage factuel mais assez peu de décodage sémantique. Beaucoup de gens utilisent de bonne foi certains termes sans se rendre compte qu'ils sont orientés. Je ne suis pas en train de dire que ces personnes ont un agenda politique : elles n'ont tout simplement pas la connaissance ou la compréhension de ces enjeux sémantiques – ce n'est pas une critique car peu de monde en est conscient.
L'un des points importants pour la Chine est de s'assurer d'une forme d'autocensure. Cette préoccupation n'est d'ailleurs pas propre à la Chine : d'autres pays, y compris parmi nos partenaires, ont intérêt à ce qu'on ne parle pas de certains sujets. Je prendrai le cas de Taïwan, pour ne pas donner l'impression que je ne fais que critiquer la Chine. Ce pays n'a pas envie que l'on parle, à l'étranger, de ses problèmes de droit du travail ou de sa gestion des minorités étrangères. Il revient justement aux chercheurs de s'assurer qu'ils ne sont soumis à aucune forme de censure et qu'ils peuvent travailler dans les meilleures conditions possibles. Ainsi, les Coréens s'attendent parfois à ce que vous modifiiez vos analyses en cas de changement d'administration. Or, pour ma part, j'ai toujours été sur la même ligne : le gouvernement au pouvoir en Corée, à Taïwan ou aux États-Unis n'est pas la variable d'ajustement de mes analyses. Contrairement à d'autres, je n'ai aucun problème à répéter ce que je disais il y a cinq ou dix ans sur ces pays, malgré les changements politiques qu'ils ont connus.
De nombreux chercheurs peuvent être influencés de fait, y compris par des pays partenaires avec des orientations politiques particulières. En raison d'un changement de majorité ou de gouvernement, les intérêts définis par un État peuvent évoluer. Certes, les Allemands ne vont pas lancer une campagne publique visant à discréditer un chercheur qui aurait critiqué la coalition au pouvoir. Les autorités chinoises, en revanche, peuvent aller plus loin dans leur volonté de discréditer certaines personnes. Et elles font d'abord en sorte que les chercheurs intègrent une forme d'autocensure.
Bon nombre de mes collègues n'osent pas critiquer la Chine de peur de ne plus obtenir de visa. Je leur réponds généralement que cela dépend des sujets dont ils traitent. S'ils travaillent sur des sujets politiques, ils ne peuvent tout simplement plus faire de recherches en Chine depuis 2014 – ce n'est pas une question de visa. L'opportunité d'aller sur le terrain dépend de la possibilité d'y recueillir, dans le cadre d'une méthodologie de recherche, des informations susceptibles d'alimenter une stratégie de recherche. Or, depuis l'automne 2014, le Parti communiste chinois a adopté des règlements et des directives visant à limiter les influences occidentales.
J'ai vécu cette évolution de l'intérieur. À l'époque, je terminais mon doctorat à l'université de Pékin et à Sciences Po ; j'étais basé au Carnegie-Tsinghua Center for Global Policy de Pékin, le seul centre sino-américain, qui servait de plateforme facilitant les échanges entre les États-Unis et la Chine. Nous étions au milieu du second mandat de Barack Obama et, dès que des représentants américains se rendaient en Chine, une conférence ou un événement était organisé. Tout cela s'est arrêté du jour au lendemain à la fin de l'année 2014. Les meilleurs chercheurs chinois ont eu beaucoup moins le droit de se rendre aux États-Unis et ont vu leurs autorisations de sortie du territoire très réduites. Le droit de participer à des conférences à vocation internationale en Chine ne leur était plus forcément accordé. Plus largement, la coopération a été réduite. Avant 2014, il était possible de conduire seul des entretiens avec des autorités chinoises, des universitaires ou des chercheurs proches d'institutions publiques. J'ai ainsi pu rédiger une thèse sur la politique coréenne de la Chine, qui n'est pas le sujet le moins sensible ; parce que j'arrivais de Corée du Sud et que j'avais été recommandé par des chercheurs coréens, j'ai eu accès à presque tous les chercheurs chinois qui m'intéressaient. À partir de la fin 2014, c'était terminé : les personnalités chinoises auditionnées étaient toujours à deux et elles devaient rédiger un rapport. Cette règle est aussi valable pour nos diplomates : quand l'un d'eux s'entretient avec un chercheur chinois, ce dernier doit produire un rapport mentionnant l'identité de la personne rencontrée, la durée de l'entretien, les sujets évoqués et les questions posées.
Il n'est donc plus possible de faire, en Chine, de la recherche sur la politique étrangère de ce pays à travers des entretiens. Il faut alors adopter des stratégies de contournement. Or même les sources primaires, par exemple les informations venant de médias chinois, deviennent de plus en plus rares. La plus grande base de données académiques chinoise, qui rassemble l'ensemble des écrits académiques et d'expertise au sens large, est en train d'être fermée aux accès étrangers. Cela pose un très gros problème aux chercheurs et à l'administration : les fonctionnaires des ministères des armées et des affaires étrangères n'ont plus accès aux documents de réflexion chinois sur lesquels ils devraient travailler.
En matière d'autocensure, la Chine est donc un cas très particulier. Les chercheurs doivent d'abord se demander ce qu'ils veulent vraiment aller faire dans ce pays. Pour ma part, j'ai longtemps vécu en Chine : je m'y suis rendu dès 2008 et j'ai été à l'ambassade de France en 2010. J'adore ce pays, que je trouve incroyable. Je peux aller à Pékin dans le cadre de mes travaux, mais je n'y obtiendrai aucune information que je ne pourrais aussi avoir depuis l'étranger. Cette forme d'autocensure est tellement intégrée que certains chercheurs sont persuadés que s'ils n'obtiennent pas de visa, ce sera pour eux la fin du monde. En réalité, ce ne sera pas si grave puisque dans de nombreux domaines, il est devenu impossible de faire de la recherche sur le terrain. Il s'agit là d'un vrai problème, mais ce n'est pas la France qui pourra le résoudre.
Pour faire de l'influence ou de l'ingérence, les autorités chinoises exploitent évidemment des relais. Vous avez auditionné Paul Charon, qui traite de ce sujet dans le rapport de l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM) sur les opérations d'influence chinoises. Il y évoque certains cas en France que j'avais moi-même déjà mis en avant – je pense notamment à la revue Dialogue Chine-France et aux Éditions des routes de la soie. À mon sens, il faut les relativiser. Pensez-vous vraiment que Maxime Vivas influence le débat français ? Non ! Maxime Vivas est très utile à la Chine pour convaincre la population chinoise que le pays a des relais à l'étranger. En revanche, les Chinois n'étant pas stupides, ils n'utilisent pas Maxime Vivas comme relais d'influence en France.
Il en est de même s'agissant des instituts Confucius. Je ne dis pas que ces structures ne posent aucun problème, mais ce n'est pas un institut Confucius qui ne traite que de questions culturelles ou historiques, même avec une vision biaisée, qui influencera fondamentalement le débat public. S'il commence à faire de l'intermédiation avec les entreprises, en revanche, son activité change de nature : elle lui permet par exemple d'identifier des cibles potentielles pour le régime chinois. Cela nous renvoie aussi à nos propres responsabilités. La présence d'instituts Confucius à Paris ne pose pas de problème, dans la mesure où une personne désireuse d'apprendre le chinois peut aller partout ailleurs ; si elle choisit un institut Confucius, elle a conscience que l'enseignement risque d'être un peu biaisé. Dans certaines villes moyennes, en revanche, il n'y a pas de choix : un étudiant ne peut faire autrement que d'apprendre le chinois dans un institut Confucius.
Au fond, le problème, ce n'est pas l'activité de Maxime Vivas et des instituts Confucius de Paris, ce sont les stratégies menées par la Chine pour influencer sans que cela se voie le débat public, dans les domaines politique et économique. Je le répète, les Chinois ne sont pas stupides : ils savent très bien s'adapter au fonctionnement des démocraties et ont conscience qu'un relais dans la presse n'est pas très utile dans les démocraties occidentales. Leur objectif touche ce qui n'est pas visible : c'est là que la question de la transparence est fondamentale. Pendant très longtemps, nous n'y avons pas fait suffisamment attention en France. La publication du rapport de l'IRSEM est une très bonne chose, dans la mesure où elle constitue une première étape. Il faut rendre les choses publiques : c'est ce qui gêne le plus les dirigeants chinois.
Il faut ainsi rendre publics certains financements. Pour ce qui me concerne, j'ai tenu à ce qu'il soit explicitement mentionné, sur le site internet de la FRS, que mon programme Corée sur la sécurité et la diplomatie est cofinancé par la Korea Foundation, le bras de la diplomatie publique coréenne, qui finance dans le monde entier des chaires d'études coréennes et certaines expositions. Cela ne me gêne pas de dire que nous pouvons faire une partie de notre recherche sur la Corée grâce à ce financement étranger obtenu à l'issue d'un appel d'offres public, auquel tout le monde a pu candidater. Que les choses soient claires : ce n'est pas ce partenaire étranger qui choisit les thèmes de recherche ni les personnes que j'invite. La Korea Foundation n'a aucun droit de relecture avant que je publie quoi que ce soit. En revanche, je me félicite que ces crédits me permettent de travailler sur la Corée, puisque je ne reçois de financement ni de la France ni de l'Union européenne. Du moment que ces fonds sont déclarés et qu'ils ne conditionnent en rien notre travail, ce n'est pas grave.
Ce qui pose un problème, c'est l'organisation à Paris, par un think tank, d'une conférence financée ou cofinancée par une ambassade sans que l'origine des fonds soit mentionnée. La transparence est importante. Si, dans le cadre d'un événement visant à présenter un regard franco-allemand sur la Chine, l'ambassade d'Allemagne à Paris décide de financer le déplacement d'un chercheur allemand, ce cofinancement étranger ne pose pas de problème dès lors qu'il est déclaré – il est même bénéfique, puisqu'il permet d'organiser quelque chose qui ne pourrait avoir lieu en son absence. Ainsi, ma ligne a toujours été claire : dans un think tank, les financements étrangers doivent toujours être déclarés, qu'ils soient coréens, américains, allemands, espagnols, russes ou chinois.
De même, un financement étranger ne doit pas orienter les travaux de l'organisme bénéficiaire. Quand un think tank organise en France une conférence dont le titre reprend mot pour mot les éléments de langage d'un pays étranger, cela me gêne – c'est ce que je dis à mes collègues des autres think tanks, car nous nous connaissons presque tous. Une ambassade étrangère peut évidemment avoir intérêt à ce que nous parlions de tel ou tel thème. Or, si les Coréens me demandent demain d'organiser une conférence internationale sur le différend territorial entre la Corée du Sud et le Japon, je leur répondrai que ce sujet ne m'intéresse pas et qu'il ne regarde pas les Français. L'objectif des Coréens ou des Japonais serait que se tienne une conférence qui leur donnerait raison et leur permettrait de dire à Séoul ou à Tokyo que certaines personnes, à l'étranger, soutiennent leur position. Peu m'importe ! Je n'ai pas à soutenir les revendications des Coréens ni l'administration par le Japon de telle ou telle île. Il revient donc aussi aux chercheurs de déterminer si un financement permet in fine de servir les intérêts de notre pays, dans la mesure où il met en lumière un sujet important pour les Français, ou s'il vise au contraire à alimenter l'opposition entre deux pays quels qu'ils soient.
Un accroissement de la transparence permettrait d'expliciter des pressions, et donc d'inciter certains chercheurs ou universitaires à un peu plus de prudence et d'autonomie dans l'organisation d'une conférence ou l'écriture d'un papier.
Je conclurai ce propos introductif en évoquant mon expérience personnelle.
Cela vous semblera très paradoxal, mais j'ai été un des premiers Français invités à participer aux deux programmes de personnalités d'avenir du Parti communiste chinois. Ils ne sont évidemment pas présentés ainsi : ils sont officiellement organisés par l'Association chinoise pour les contacts amicaux internationaux et l'Association chinoise pour la compréhension internationale. Quand on travaille un peu sur la Chine, on sait qu'il s'agit de façades du Département du Front uni et du Bureau international du Parti communiste. En 2016, je venais de terminer ma thèse : j'étais ravi. C'était pour moi une expérience unique que d'être invité dans le cœur du réacteur, où je pourrais voir les opérations d'influence. J'étais le seul Français : les autres invités étaient, la première fois, des chercheurs européens et américains – certains travaillaient un peu sur la Chine, mais pas tous –, la seconde fois, des jeunes élus européens, notamment des députés allemands et italiens. Certains avaient été très bien choisis puisque l'un d'eux, membre du Mouvement cinq étoiles, est devenu dans son pays secrétaire d'État aux affaires étrangères, autrement dit numéro deux du ministère italien des affaires étrangères. Je me suis toujours demandé comment je m'étais retrouvé parmi eux...
À mon retour, je suis toujours resté en relation avec l'ambassade de Chine, malgré nos désaccords. Cela est tout à fait normal. L'évolution récente de l'ambassade à Paris tient surtout aux choix très personnels de l'ambassadeur, Lu Shaye ; les autres ambassades de Chine à l'étranger ne fonctionnent pas forcément de la même manière.
Qu'est-ce qui a ennuyé l'ambassade et m'a valu les insultes que vous avez rappelées ? Je n'ai pas critiqué la Chine pour sa volonté de reprendre Taïwan – ce n'est jamais ce que je dis. Je me suis prononcé sur un point très précis : si l'ambassade est libre de critiquer une visite de parlementaires à Taïwan, il n'est pas acceptable qu'elle enjoigne aux sénateurs de ne pas s'y rendre. C'est à cette injonction que j'ai réagi : ce n'est pas à l'ambassade de Chine à Paris de décider où vont les parlementaires français. J'ajoute que ces derniers ne se rendaient pas sur l'île au nom du Gouvernement, de même que les députés qui sont allés en Syrie il y a quelques années ne représentaient pas le gouvernement français.
Mon tweet était non pas une analyse mais une mise au point factuelle correspondant à la position officielle du Gouvernement. Le lendemain, le Quai d'Orsay a d'ailleurs publié un communiqué à ce sujet, rappelant tout simplement que les sénateurs et députés étaient des représentants de la nation et qu'ils étaient libres de faire ce qu'ils voulaient sans engager le Gouvernement. Du reste, ce genre de déplacement n'était pas nouveau. Si j'ai été insulté par l'ambassade, c'est pour lui avoir rappelé que ma position rejoignait celle du Gouvernement.
Je n'ai jamais dit que Lu Shaye m'avait insulté – le message avait été posté par le compte Twitter de l'ambassade –, mais l'ambassadeur a par la suite reconnu dans une interview à Thinkerview que l'insulte venait de lui. Il m'a d'abord traité de « petite frappe ». L'échange s'est ensuite envenimé pour une raison simple : c'est que j'ai réagi. Je n'ai pas été impressionné, je ne me suis pas tu.
J'étais chez moi lorsque j'ai reçu un appel d'un diplomate français travaillant sur la Chine, qui m'invitait à regarder une copie d'écran qu'il m'avait envoyée. J'ai ri, pensant à un photomontage, alors que mon interlocuteur m'assurait que le tweet était bien réel. Pendant trente minutes, j'ai été un peu surpris, considérant que le comportement de l'ambassade n'avait aucun sens et ne pouvait que se retourner contre elle. Ce n'était pas une attaque argumentée, c'était juste une insulte ! J'ai alors été soutenu non seulement par des chercheurs, mais aussi par des journalistes. Je sais que les réseaux sociaux donnent maintenant malheureusement de moi l'image d'une personnalité antichinoise, mais cela n'a jamais été le cas – dans le milieu de la recherche, j'ai la réputation d'un ultramodéré.
Les choses ont dérapé le lendemain, le samedi soir, alors que j'étais invité sur le plateau de « C dans l'air ». L'émission était consacrée à un tout autre sujet mais on m'a interrogé sur cette insulte, alors que je ne m'y attendais pas du tout. J'ai répondu tout simplement que le comportement de l'ambassade n'était pas approprié, que je n'avais pas été attaqué sur mes travaux et que le fait que Lu Shaye, qui a quand même le rang de vice-ministre, ait laissé faire son ambassade posait un problème. Le lendemain était publié un long communiqué où j'étais qualifié de « troll idéologique », de « vilain » et de « hyène folle ». Par la suite, Lu Shaye lui-même a expliqué à Thinkerview que le terme chinois était fēnggǒu, littéralement « chien fou », mais que cela aurait été trop gentil car les chiens sont très appréciés en France – on dit que ce sont les meilleurs amis de l'homme.
Pourquoi l'ambassade a-t-elle surréagi ? Parce que je lui ai tenu tête. Du reste, je ne suis jamais entré dans son jeu. À tous ceux qui disaient que Lu Shaye ne devait plus être invité sur les plateaux de télévision, je répondais qu'il ne fallait surtout pas le censurer. Qu'il aille s'exprimer ! Le problème n'est pas qu'il s'exprime, c'est qu'il ne trouve face à lui aucun répondant – ni de la part des journalistes, ni de celle de l'ensemble de la société civile et politique française. L'été dernier, l'ambassadeur a déclaré à trois reprises, sur LCI, BFM TV et CNews, qu'il fallait « rééduquer » les Taïwanais. Ses propos sont grossiers, vulgaires, mais là n'est pas le problème. Ce qui est inadmissible, c'est qu'il ait comparé cette rééducation aux cours sur la République, aux cours d'éducation civique que nous dispensons en France. Citez-moi un seul pays européen où ces propos n'auraient suscité aucune réaction ! Chez nous, personne n'a réagi. Je veux bien qu'il n'ait pas été convoqué par la ministre, ni par le Président de la République – ce n'est pas son travail –, mais on ne peut laisser un ambassadeur étranger dire cela en France. Encore une fois, le problème n'est pas qu'il ait parlé de Taïwan – il aurait parlé des Ouïghours, cela aurait été la même chose –, c'est qu'il ait comparé la rééducation qu'il appelle de ses vœux avec les cours dispensés en France pour faire aimer la République.
En France, ces ingérences ne sont pas rendues assez visibles. À cet égard, le travail réalisé par l'IRSEM est remarquable, même s'il porte davantage sur les opérations chinoises en général que sur le cas particulier de notre pays. Il faut que nous continuions à travailler sur l'ingérence des puissances étrangères, qu'il s'agisse de la Chine ou d'autres pays, et que nous y réagissions. Cela va bien au-delà du cas de tel ou tel parti politique. Il est nécessaire que les journalistes, la classe politique et les administrations prennent collectivement conscience de la gravité du problème. J'ai été sidéré par les propos répétés de l'ambassadeur de Chine, mais plus encore par l'absence de réponse de la société dans laquelle je vis, qui met pourtant sans cesse en avant son caractère démocratique par opposition aux régimes autoritaires. Si une femme ou un homme politique français, ou encore un journaliste français, avait tenu de tels propos, cela aurait été inadmissible ; il en est de même lorsqu'il s'agit d'un ambassadeur étranger. Nous avons besoin d'être un peu plus réactifs face à ce type d'incident.