D'un point de vue juridique, le mot « souveraineté » ne figure pas dans les traités européens. La notion y est appréhendée de manière très restrictive : les impératifs liés à la défense, à la sécurité nationale et à l'ordre public sont les seules dérogations possibles à la liberté de circulation des capitaux que vous avez mentionnée, et aux quatre libertés de manière générale.
La notion de souveraineté entendue au sens large étant absente des traités européens, nous ne disposons pas d'une base légale très étendue pour aller bien loin dans le domaine de la sécurité économique. En pratique, à traités constants, nous essayons de prendre tout l'espace disponible pour assurer une sécurité économique qui aille au-delà de ces trois domaines de la défense, de la sécurité nationale et de l'ordre public. La France dispose de l'un des dispositifs de contrôle des IEF les plus étoffés avec un grand nombre de secteurs couverts. Il me semble que, depuis la crise du covid et la guerre en Ukraine, et peut-être même un peu avant – je pense à une communication de mars 2019 sur la Chine –, l'exécutif européen a opéré une sorte d' aggiornamento intellectuel : il a compris qu'il serait politiquement très compliqué d'embêter un État membre au motif que ce dernier mènerait une politique de souveraineté assez agressive dès lors que ses intérêts légitimes étaient menacés. Depuis le COVID, la Commission a d'ailleurs encouragé les Etats membres à se doter de mécanismes de contrôle.
Il n'empêche que le cadre juridique est contraint. La jurisprudence n'est pas très fournie sur ces sujets. La question sera probablement tranchée par le juge européen le jour où il sera confronté à un État membre qui interprétera de façon très large la sécurité économique pour bloquer des opérations n'ayant rien à voir avec les critères assez restrictifs définis par les traités.
Le corollaire est que la construction économique européenne s'est réalisée sans prendre en compte la notion de souveraineté. Cette dernière a été laissée aux États membres et considérée, en quelque sorte, comme une exception, une dérogation aux traités. C'est pourquoi l'Europe a bien du mal, même si elle commence à le faire, à s'approprier la notion d'intérêt économique européen.
Jusqu'à présent, le logiciel dominant est celui de la liberté de circulation des capitaux. En vertu d'une loi de 1966, les relations financières entre la France et le reste du monde sont libres. Les intérêts nationaux ne sont opposables à la liberté de circulation européenne que dans les trois matières que j'ai citées. L'Union européenne ne considère pas encore qu'elle a une souveraineté et des intérêts économiques essentiels à défendre, qui vont bien au-delà de la somme des intérêts des États membres, mais je pense que ce sera l'aboutissement naturel des choses.
Puisque l'Europe avance à tâtons, la politique de sécurité économique demeure très nationale. Par exemple, la Commission a décidé de se saisir de la question du contrôle des IEF, mais uniquement pour faciliter le partage d'informations entre les États membres, dont plus de la moitié ont mis en place un dispositif similaire au système français. En effet, si par exemple les Italiens prennent une décision relative au rachat d'une entreprise italienne par un groupe chinois, cela peut avoir un impact sur les pays alentour, compte tenu du fonctionnement des chaînes de valeur ; il est donc logique que la France ait son mot à dire. Ce mécanisme d'information est opérationnel mais ne va pas bien loin : si nous disons aux Italiens qu'une telle opération est une mauvaise idée, ils n'en resteront pas moins totalement souverains dans leur prise de décision. Aussi l'intégration européenne dans ce domaine est-elle très progressive. Mais dans quelques années émergera peut-être la notion d'intérêt économique essentiel de l'Union.
Si les traités sont théoriquement très limitatifs, nous nous trouvons, dans la pratique, très peu contraints par l'application qu'en fait la Commission européenne. Cette dernière n'a jamais vu aucun problème dans les extensions successives de notre réglementation IEF, que ce soit pour couvrir le domaine des biotechnologies, en avril 2020, ou les technologies d'énergies renouvelables, en 2022.
Le seuil de 25 % a été fixé au niveau national : il n'est donc pas forcément le même dans les autres pays. Du reste, il ne s'applique pas aux investisseurs européens. Si un groupe originaire d'un État membre de l'Union européenne rachète 30 % d'une entreprise stratégique française sans en prendre le contrôle, cette opération ne sera pas soumise au contrôle IEF. En revanche, si l'investisseur est une entreprise chinoise, le rachat fera l'objet d'un contrôle IEF, indépendamment de toute prise de contrôle.