Intervention de Joffrey Célestin-Urbain

Réunion du mardi 14 mars 2023 à 18h00
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères-États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées-visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des

Joffrey Célestin-Urbain, chef du service de l'information stratégique et de la sécurité économiques :

Le SISSE est en effet un des services de la direction générale des entreprises (DGE). Cette direction de Bercy a la particularité de regrouper à la fois les activités de politique industrielle et de soutien à l'innovation et celles qui relèvent de la sécurité économique au sens défensif du terme. La synergie entre les deux a motivé le regroupement des fonctions de commissaire à l'information stratégique et à la sécurité économiques et de directeur général des entreprises en 2018. Le SISSE pour sa part est né en 2016 de la réunion d'une délégation interministérielle située à Matignon et d'un service de coordination de l'intelligence économique qui était à Bercy.

Nous avons pour mission principale le pilotage de la politique de sécurité économique de l'État, qui consiste à organiser la protection des actifs stratégiques de l'économie française face aux ingérences et aux menaces économiques étrangères.

Le service regroupe cinquante-quatre agents, qui ne sont pas tous à Paris : nous avons vingt délégués à l'information stratégique et à la sécurité économiques (DISSE) dans nos antennes régionales placées auprès du préfet de région. Le fait qu'ils travaillent avec les différents services de l'État dans les régions et départements nous est très utile pour avoir des informations de terrain et mieux connaître de petites entreprises que nous aurions du mal à voir depuis Paris.

Pour cibler les actifs stratégiques dont nous devons assurer la protection, nous fonctionnons à partir de trois listes, couvertes par le secret de la défense nationale, qui constituent notre référentiel. La première, qui a vu le jour en 2019, est celle des entreprises stratégiques pour l'économie française. Leur nom et leur nombre sont classifiés. Ce référentiel n'existait pas auparavant. Nous n'avons pas repris telles quelles les listes préexistantes relatives aux organismes et aux entreprises sensibles, comme la liste des opérateurs d'importance vitale, celle des opérateurs privés ou publics de services essentiels, qui présentent des systèmes d'information critiques, ou la liste des entreprises dont l'État est actionnaire. Nous avons décidé d'établir une liste ad hoc, fondée sur des critères de sécurité économique et qui dépasse les catégories existantes.

Les entreprises stratégiques pour la sécurité économique ne sont pas directement rattachées à un régime juridique propre. Notre référentiel est large et nous permet de couvrir tant des grands groupes que des sous-traitants critiques de certaines filières stratégiques, ou des PME technologiques et des start-up – nous ne nous contentons pas de surveiller le CAC40 ou le SBF120. Cet aspect est important car la sécurité économique s'est construite en extension de l'approche traditionnelle de la souveraineté, laquelle cherchait à protéger l'outil de défense nationale, la base industrielle et technologique de défense, les industries de la sécurité, les moyens pour assurer l'ordre public ainsi que les secteurs aéronautique et spatial, compris dans une approche profondément régalienne. L'invention d'une liste liée à la politique de sécurité économique a permis le développement d'une approche élargie des enjeux de souveraineté économique.

La deuxième liste concerne les technologies critiques pour l'économie française, à un niveau de granularité élevé. Elle est classifiée afin que les puissances étrangères ne sachent pas précisément quelles technologies nous souhaitons protéger – c'est une pratique répandue, utilisée également par les Chinois, les Américains ou les Russes. Elle nous permet de protéger par exemple la propriété intellectuelle d'une start-up qui ne fait pas partie de la première liste mais qui travaille à une technologie stratégique. Cette approche technologique enrichit perpétuellement notre champ.

Notre troisième liste recense les laboratoires publics de recherche économiquement sensibles, qui ont longtemps été un angle mort de la sécurité économique.

Voilà le triptyque de ce que nous cherchons à défendre en priorité. Grâce à ce référentiel, l'ensemble des administrations qui concourent à cette politique ont la même conception des choses, ce qui offre un gain de temps important dans la décision. Ainsi, en cas de projet de rachat ou de partenariat de recherche de la part d'un acteur étranger, soit l'entreprise ou le laboratoire concernés figurent dans ces listes, auquel cas nous mobilisons tous les outils de la sécurité économique, soit non, et ce sont d'autres administrations qui prennent le relais s'il y a lieu.

Le SISSE est une vigie interministérielle qui collecte de nombreuses informations stratégiques issues du renseignement, de nos réseaux propres, notamment de terrain, et des entreprises, qui nous contactent de manière confidentielle, parce qu'elles nous font confiance, afin de nous transmettre des éléments sensibles. Nous caractérisons ces informations et, lorsque nous sommes en présence d'une entreprise, d'un laboratoire ou d'une technologie stratégiques qui sont face à un acteur étranger que nous savons dangereux, cela donne une alerte de sécurité économique. L'objectif qui nous a été fixé est de 100 % de réponse à ces alertes.

En raison du caractère sensible de ces missions, nous travaillons avec toute une chaîne de décision placée au-dessus de nous, qui comprend le ministre de l'économie et des finances, dépositaire de cette politique en vertu d'un décret d'attribution, mais aussi la Première ministre et le Président de la République.

Nous avons proposé aux décideurs politiques la création de cette plateforme qui permet de réunir des informations puis de produire des décisions ou des recommandations qui leur sont adressées. Il fut un temps où des opérations étrangères sur des actifs stratégiques pouvaient être révélées par les médias. Désormais, la multiplicité de nos capteurs nous permet non seulement de ne plus être pris en défaut, mais aussi de communiquer aux autorités en temps réel les informations essentielles et de les renseigner sur l'état de traitement des différentes alertes.

Plusieurs outils sont à notre disposition pour éteindre une menace étrangère, le plus connu étant le « décret Le Maire », précédemment « décret Villepin » puis « décret Montebourg », qui date de la rumeur de rachat de Danone par PepsiCo au début des années 2000 et qui nous permet de contrôler les rachats d'entreprises exerçant une activité stratégique. La définition de ces dernières est fournie par le code monétaire et financier, lequel établit, s'agissant des investissements étrangers en France (IEF), des catégories précises, antérieures à nos propres critères de sécurité économique. Nous avons tout un travail d'articulation entre les deux à fournir. Ainsi, l'arrêté qui fixe la liste des technologies stratégiques au titre du contrôle des IEF n'en répertorie que neuf, tandis que nous en dénombrons plusieurs centaines au titre de la politique de sécurité économique. De façon générale, de nombreux outils de politique publique qui s'avèrent extrêmement utiles pour neutraliser la menace étrangère se sont construits avant les doctrines et jalons que nous avons développés depuis 2018-2019. Nous sommes dans une phase de réalignement et de convergence de l'ensemble.

Les statistiques de l'année 2021 indiquent une très forte croissance des dossiers IEF, dépassant les 300 cas par an. Dans notre cadre plus général, nous observons également une très forte augmentation de la menace économique étrangère. Aux débuts de la plateforme, en 2020, nous avons détecté environ 350 alertes. Nous en sommes à 700 alertes par an en 2022 : certes notre capacité de détection s'est améliorée, mais il y a aussi une augmentation brute de la menace. À un rythme de soixante nouvelles alertes par mois, soit deux nouvelles par jour, nous devons absolument être capables de traiter tous les flux afin de n'avoir presque aucun stock d'alertes non traitées. Cela suppose toute une ingénierie administrative très efficace, qui nous permet de surcroît de mesurer objectivement, ce qui n'était pas possible auparavant, l'efficacité de la politique d'intelligence économique de l'État, puisque nous avons des chiffres, des processus et des informations en continu.

Environ 40 % des 700 alertes sont de nature capitalistique. Elles n'entrent pas toutes dans le champ du contrôle des IEF : il y a plusieurs critères d'éligibilité, comme la prise de contrôle de l'entreprise, ou une prise de participation d'au moins 25 % par des intérêts étrangers tiers à l'Union européenne. Or la menace capitalistique peut prendre d'autres formes. Ainsi, un fonds d'investissement activiste peut, en ne possédant que quelques pourcents du capital de l'entreprise, déclencher une campagne de déstabilisation ou la pousser à prendre des mesures de gouvernance visant à accroître ses performances financière et opérationnelle. L'IEF ne peut pas couvrir ce genre d'action, qui n'implique pas une position de contrôle au sein de l'entreprise.

L'autre grand pôle de menace, qui compte également pour 40 %, est la captation de propriété intellectuelle et d'informations sensibles.

Les autres cas constituent un mélange disparate de difficultés financières que connaissent des entreprises stratégiques, de problèmes de réputation – des attaques de désinformation cherchant à compliquer le refinancement de l'entreprise et à nuire à son image – et de délinquance commune, comme des vols de propriété intellectuelle et des intrusions dans des sites sensibles.

La menace cyber, que nous identifions comme vecteur dans 8 % des cas, est un moyen utilisé à des fins bien précises : déstabiliser l'entreprise, récupérer de l'argent dans le cas de la délinquance financière, obtenir des informations sensibles. Par ailleurs, l'extraterritorialité du droit peut constituer un danger : les procédures juridiques à l'étranger impliquant des entreprises françaises servent également de vecteur dans 10 % des cas.

La menace économique étrangère est donc très créative et couvre un champ extrêmement large. Il peut s'agir du basculement du capital de start-up stratégiques à l'occasion d'une levée de fonds : pour elles c'est une chance, pour nous c'est aussi une vulnérabilité. Le fait qu'une start-up stratégique ne trouve aucun financement en France ou en Europe et se tourne vers des fonds étrangers peut avoir d'importantes conséquences.

Des sous-traitants industriels critiques peuvent également se retrouver au tribunal de commerce avec une seule et unique offre de rachat, de la part d'un acteur étranger problématique. Ces cas-là sont des impasses : on sauve soit les emplois, soit la souveraineté.

Il peut aussi y avoir une offre publique d'achat étrangère hostile sur un grand groupe.

Nous pouvons également rencontrer une demande d'information sensible dans des procédures judiciaires étrangères. Ainsi, une PME technologique, leader français et européen dans un des segments du cyber, a subi pendant deux ans une procédure civile aux États-Unis intentée par son concurrent américain, qui réalisait vingt fois son chiffre d'affaires. Pendant tout ce temps, l'entreprise n'a pas pu mener à bien sa levée de fonds, les investisseurs attendant que le procès soit clos, et a dû supporter des frais d'avocat astronomiques, tandis que son concurrent américain, avec sa surface financière, pouvait se permettre de faire durer la procédure. Les procédures judiciaires étrangères ont un impact majeur pour nos petites entreprises.

Beaucoup de choses se passent également dans le domaine de la recherche, que nous négligions un peu auparavant en raison de notre focalisation sur les entreprises et qui fait désormais l'objet d'un bon suivi de la part du ministère de la recherche et des services de renseignement. Certains pays asiatiques notamment adoptent la stratégie du « saumon sauvage » : ils remontent les chaînes de valeurs, puisqu'ils ont dorénavant du mal à racheter des entreprises françaises du secteur industriel, du fait du contrôle des IEF. Ce nouveau positionnement nous oblige à étendre notre protection, notamment aux unités mixtes de recherche et aux universités de taille moyenne, qui manquent de financements par rapport aux grandes facultés. Les Chinois par exemple ont bien identifié cette vulnérabilité.

La culture de la science ouverte qui irrigue tout à fait légitimement le monde de la recherche peut créer des tensions entre les objectifs des politiques publiques. Un institut public de recherche de pointe en France s'est vu proposer par une entreprise chinoise un financement de 5 millions d'euros pour un programme de recherche d'une durée de trois à cinq ans. Lorsque nous l'avons contacté, l'institut nous a répondu qu'aucun acteur français n'avait manifesté son intérêt ou n'était capable de financer ce programme.

Ces situations sont pénibles à la fois pour l'État et pour les laboratoires ou les start-up : il est compliqué de refuser une solution qui s'avère être économiquement la meilleure. Mais nous pouvons bloquer une opération, ou l'accepter moyennant des garde-fous extrêmement lourds. Cela nous rend parfois impopulaires, mais la souveraineté passe par là.

Bref le SISSE organise la réponse de l'État. Parfois il s'implique énormément, parfois peu car d'autres administrations ont déjà établi une réponse efficace. Le ministère des armées surveille par exemple de très près le monde de la défense et les fournisseurs liés aux programmes d'équipement de l'armée.

Concernant la problématique des législations extraterritoriales, nous observons une intensification du recours à l'arme normative, comme le montrent de nombreux exemples chinois et américains. Le retour des sanctions extraterritoriales américaines contre l'Iran, en 2018, a notamment obligé de nombreuses entreprises françaises fortement implantées dans les secteurs automobile et aéronautique à quitter le marché iranien.

Un autre exemple récent est celui des nombreuses restrictions imposées par les États-Unis dans le domaine des semi-conducteurs, qui ont conduit les fournisseurs américains de ces produits technologiques à cesser toute exportation vers l'entreprise Huawei. Les commentateurs américains ont considéré qu'il s'agissait là de l'acte de guerre économique allant le plus loin qu'on puisse imaginer, juste en deçà d'une guerre au sens conventionnel du terme. La mesure s'est avérée très efficace puisque Huawei a dû affronter une perturbation majeure de sa chaîne de valeur, qui s'est traduite par une perte de chiffre d'affaires assez importante. Les semi-conducteurs sont nécessaires à peu près partout ; confrontée à un problème d'approvisionnement, Huawei n'a pas pu assembler ni vendre autant de smartphones que d'habitude, ni d'ailleurs d'équipements de radio et de télécommunication 5G. C'est un exemple d'utilisation agressive du droit, ne visant pas à réguler des situations économiques ou à équilibrer des rapports de force, mais plutôt à faire mal et à infliger des pertes à un adversaire. En la matière, la Chine n'est évidemment pas en reste puisqu'elle s'est également dotée d'une politique publique de contrôle à l'exportation qui lui permet, le jour venu, de prendre des mesures de représailles à l'encontre des pays qui lui imposent des dispositions de ce type.

Vous m'avez interrogé en particulier sur les stratégies de quatre États : la Chine, le Qatar, les Émirats arabes unis et l'Inde. Si la Chine est évidemment assez représentée dans les menaces que nous percevons, les trois autres pays le sont beaucoup moins. Les États qui nous intéressent sont ceux qui mènent une véritable stratégie de puissance et dont les investissements tendent à se concentrer assez systématiquement sur les filières stratégiques de notre pays. Les sujets immobiliers nous paraissent un peu moins stratégiques – il faut bien faire des choix ! Le Qatar et les Émirats arabes unis mènent une stratégie un peu différente : ils exercent un soft power, investissent dans le sport, mais nous n'avons pas repéré d'activité dans les secteurs stratégiques qui nous intéressent. Il en va de même pour l'Inde, qui ne représente pas pour nous une menace très significative en matière de sécurité économique. Mais le décollage économique de ce pays, notamment dans les filières très technologiques, est encore largement devant nous ; il n'est donc pas impossible que la situation vienne à changer.

Notre système de détection étant totalement adaptable, si nous repérons une tendance ou identifions un pays qui commence à se manifester régulièrement dans nos écosystèmes stratégiques, nous pourrons réorienter nos capteurs et inciter la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) à le surveiller de près.

Les investisseurs étrangers susceptibles de poser un problème agissent toujours dans des écosystèmes stratégiques, en suivant une stratégie de puissance et en adoptant un comportement atypique par rapport aux acteurs de marché classiques, qui correspondent au modèle européen. Nous analysons toutes les informations dont nous disposons à leur sujet, sur leur historique d'investissements et leurs pratiques d'affaires. Ont-ils été mêlés à des affaires de corruption ? Ont-ils déjà promis certaines choses à la France mais en n'investissant jamais dans l'usine rachetée, se contentant de piller sa technologie et de créer une usine miroir dans le pays hôte ? Le SISSE a accumulé de multiples connaissances lui permettant de caractériser les comportements problématiques des acteurs étrangers.

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