Je suis moins spécialiste de la politique française de défense que de la défense européenne mais j'ai bien entendu étudié le projet de loi de programmation militaire. Pour le comprendre et l'évaluer à la lumière du contexte qui prévaut actuellement en Europe – au-delà des frontières de l'Union européenne –, il faut comprendre où en est la défense européenne, dont il est question depuis vingt ans. Un pas en arrière s'impose donc pour considérer les deux politiques qui forment la politique de défense européenne :
– la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), qui désigne la capacité des Européens à agir ensemble au plan opérationnel sous le drapeau de l'Union européenne ;
– la politique industrielle, qui a commencé à s'affirmer à partir de 2016.
À l'aune de ces deux dimensions, on peut voir le verre à moitié vide ou à moitié plein. C'est du point de vue opérationnel que le bât blesse : l'Union européenne n'a pas réellement développé une capacité d'action propre sous son drapeau. Nous ne sommes pas capables d'agir ensemble sur des théâtres de crise majeurs. Nous ne le faisons que dans le cadre de conflits mineurs, où les missions confiées à l'Union européenne portent principalement sur la formation et la coopération militaire, avec un faible contenu opérationnel à proprement parler. Je pense par exemple aux missions dites « PSDC » conduites en Afrique ou dans les Balkans.
La défense européenne a été lancée en 1999 au vu du constat de notre incapacité à intervenir collectivement dans les Balkans sans les États-Unis. Ceux-ci étaient assez mécontents de devoir intervenir dans les Balkans, considérant que les Européens devaient être en mesure d'intervenir sans leur concours dans ce qui leur apparaissait comme le « jardin » des Européens. La défense européenne a donc vu le jour avec l'objectif de fournir à l'Union européenne une capacité d'action autonome, comme l'indiquent les conclusions du Conseil européen de Cologne, qui lança la défense européenne. Le concept d'autonomie stratégique tant décrié aujourd'hui existait donc dès l'origine de la défense européenne. Tony Blair soutenait alors ce principe, afin de répondre au mécontentement américain. La défense européenne est ainsi née d'un double constat : celui de l'impuissance et celui de la dépendance.
Vingt ans plus tard sont survenues la guerre en Ukraine et, de façon encore plus emblématique, la chute de Kaboul. Dans les deux cas, les Européens demeurent incapables d'agir sans les Américains. C'est évident s'agissant d'un théâtre de guerre de haute intensité comme l'Ukraine. Dans le cas de Kaboul, les Européens n'ont pas été en mesure de sécuriser l'aéroport durant quelques semaines supplémentaires et ont demandé aux Américains de ne pas mettre à exécution le départ précipité qu'ils avaient décidé. Comme Camille l'a souligné, le conflit en Ukraine constitue, pour les Américains, un théâtre secondaire : c'est la Chine qui retient toute leur attention. On peut donc s'attendre à ce qu'ils demandent aux Européens de faire un peu plus pour assurer la sécurité du continent face aux initiatives russes.
Nous nous trouvons donc, au plan opérationnel, dans une situation tout à fait identique à celle de 1999. Nous dépendons des Américains et ceux-ci souhaiteraient que nous soyons en mesure de faire davantage, tout en restant hostiles à la notion d'autonomie stratégique. C'est dans le cadre de l'OTAN qu'ils voudraient nous voir nous investir davantage et non hors de l'Alliance atlantique.
Du point de vue de la politique industrielle de défense, en revanche, le verre peut être vu comme à moitié plein. Cette politique a en effet vu le jour à travers le Fonds européen de la défense, qui a consacré des montants significatifs, au titre du budget communautaire, pour soutenir la recherche et le développement via des projets collaboratifs industriels. C'est un tournant dans le processus d'intégration européenne. L'Union européenne devient un acteur industriel du secteur de la défense et de nouveaux programmes devraient être adoptés, non sans difficultés ni d'âpres disputes entre les États membres, notamment la France et la Pologne. Ces développements capacitaires doivent notamment être soutenus par l' European Defence Industry Reinforcement through common Procurement Act (EDIRPA), en vue d'acquisitions conjointes, et par le prochain programme d'investissement dans l'Europe de la défense (EDIP), dans le cadre duquel l'Union européenne entend soutenir la production industrielle de défense. La Commission européenne devient ainsi un acteur de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE). S'ajoute à cela la facilité européenne pour la paix (FEP), à travers laquelle l'Union européenne peut financer des transferts d'armes au profit de pays tiers. Ce sont ces pays qui décident où sont envoyées les armes mais l'Union européenne peut financer ces transferts.
L'Union européenne tend ainsi à devenir un financeur ou un « sponsor » de la défense européenne, non un acteur de celle-ci. Elle interviendra à terme dans tous les cycles de l'armement, de la recherche aux niveaux de maturité technologique les plus bas jusqu'au financement du transfert d'armes, en passant par le développement et la production. Il n'est pas exclu de voir progressivement se développer, à Bruxelles, une véritable capacité de programmation militaire, à l'image de celle qui existe en France. Plusieurs outils – financés sur fonds communautaires – ont d'ores et déjà vu le jour en ce sens.
C'est dans ce contexte que doit être évalué le projet de loi de programmation militaire française, qui me semble présenter encore les marques d'un logiciel du passé.
Au regard des ambitions qui sont celles de la France, trois options se dessinent. Si la France veut être en mesure de conserver l'ensemble du spectre des capacités, elle n'a d'autres choix que d'élever significativement le niveau de ses dépenses militaires. Ce ne sera pas possible avec le taux d'effort que traduit ce projet de LPM. Une alternative consisterait pour la France à s'investir davantage au sein de l'OTAN mais ce choix aurait un prix, celui d'une certaine dépendance vis-à-vis des États-Unis.
Il reste la stratégie de renforcement des coopérations européennes, voire d'intégration européenne, afin de continuer à disposer de l'ensemble du spectre de capacités, à 360 degrés. Cependant, se focalisant sur ce que doit faire la France, le projet de loi de programmation militaire consacre moins d'une page à la partie dédiée aux coopérations avec ses partenaires, en particulier au sein de l'Union européenne, donnant l'impression d'un décalage entre les discours et les documents stratégiques produits par la France : si Emmanuel Macron souligne régulièrement la nécessité de développer une Europe de la défense et l'autonomie stratégique du continent, les actes législatifs traduisant cette orientation ne vont pas aussi loin. Maintenant que l'Union européenne devient un soutien financier de l'Europe de la défense, la LPM française pourrait notamment affirmer davantage la volonté de déployer une stratégie de coopération industrielle avec l'Europe.
Le projet de loi de programmation militaire paraît finalement traduire la volonté de se doter d'une armée « bonsaï », aux capacités très pointues, sans être en mesure d'offrir une massification évoquée dans les discours pour faire face aux conflits de haute intensité. La France doit renforcer sa dissuasion, plus que jamais indispensable. Elle s'est engagée, principalement aux côtés de l'Allemagne, dans le développement du système de combat aérien du futur (SCAF), qui sera très coûteux. Elle entend également développer un porte-avions nucléaire doté de catapultes, ce qui sera tout aussi coûteux. Elle veut devenir une puissance spatiale, dans le secteur du cyber et souhaite massifier ses équipements pour faire face aux défis de la guerre de haute intensité. Un tel budget ne peut suffire à réaliser toutes ces ambitions. Soit la France investit dans les coopérations européennes – ce que ne traduit pas réellement ce projet de loi de programmation militaire –, soit elle doit revoir ses ambitions à la baisse.
À l'évidence, l'Europe a toujours besoin de l'OTAN pour sa sécurité. Pour autant, la France – toujours soucieuse de conserver une part d'autonomie – ne souhaite pas n'investir que dans l'Alliance atlantique. Nous devons cependant nous rendre compte que Joe Biden est probablement le dernier président de l'histoire des États-Unis ayant un fort penchant transatlantique. La population des États-Unis est de moins en moins d'origine européenne et de moins en moins tournée vers l'Europe. Qu'il s'agisse de Donald Trump, d'un nouveau personnage du même genre ou d'un nouveau président démocrate, le lien transatlantique va perdre de sa force.
La France pourrait aussi faire le choix de développer des coopérations bilatérales ou, selon le nouveau terme consacré, « mini-latérales », un peu selon le principe des accords de Lancaster House signés sous le mandat de Nicolas Sarkozy. Je ne crois guère à cette stratégie : pour renforcer ses coopérations bilatérales et mini-latérales hors de l'Union européenne, la France n'aura d'autre choix que de se tourner vers le Royaume-Uni. Celui-ci paraît même appelé à devenir le pays le plus proche de la France du point de vue de sa stratégie de défense. Ce ne serait pas une évolution souhaitable pour l'Europe, ni pour la France car le Royaume-Uni ne sera jamais le meilleur ami de la France : les Britanniques privilégieront toujours leur alliance avec les États-Unis et, plus généralement, avec « l'anglosphère ». La France se trouverait ainsi dans une position asymétrique vis-à-vis des États-Unis.