Je vous remercie, Monsieur le président, pour votre invitation. Je suis heureux d'être présent, cette fois-ci, en personne, la pandémie de Covid-19 ne l'ayant pas permis la dernière fois.
La loi de programmation militaire se construit dans un contexte européen assez inédit, d'abord du fait du retour de la guerre en Europe. Il s'agit d'une dimension fondamentale de l'environnement stratégique auquel cette future loi de programmation doit répondre. Cet environnement confirme également le retour, qui se dessinait déjà depuis quelques années, de la compétition entre puissances majeures. Nous le voyons entre les États-Unis et la Chine, de même qu'en ce qui concerne la Fédération de Russie, qui a très fortement investi dans la défense.
Je rappelais, lors d'une précédente audition, il y a une dizaine d'années, à propos d'une autre loi de programmation militaire, qu'à l'époque, alors que les dépenses de défense déclinaient en Europe, la Russie avait accru son budget de défense de près de 200 % au cours de la première décennie du siècle ; pour la Chine, cette augmentation était de 300 %. La tendance s'est poursuivie et le budget de la défense russe a connu, avant même la guerre en Ukraine, un quasi-triplement au cours des vingt premières années du siècle ; pour la Chine, nous avons assisté au quadruplement de ce budget. Cela modifie assez profondément l'environnement stratégique, les États-Unis restant, simultanément, à un niveau de dépenses très élevé : environ quatre fois les dépenses de l'ensemble des pays de l'Union européenne.
Il faut également avoir à l'esprit que certains de nos partenaires européens ont engagé un effort accru en matière de défense depuis le 24 février 2022 mais aussi en réalité, pour un certain nombre d'entre eux, dès les évènements de Crimée en 2014. L'Allemagne, qui a longtemps été l'un de nos premiers partenaires en matière de défense mais aussi un pays qui investissait peu dans la défense – autour de 1,2 % ou 1,3 % de son produit intérieur brut (PIB) –, s'est engagée dans un effort sans précédent depuis la guerre froide. Ce virage a été annoncé il y a un an par le chancelier Scholz, qui a parlé à cette occasion de « zeitenwende », c'est-à-dire de « changement d'ère ». Cela s'est traduit par un effort budgétaire exceptionnel de 100 milliards d'euros, même s'il semble que presque rien n'ait été déboursé à ce jour. Les annonces qui ont eu lieu visent souvent l'acquisition, « sur étagères », d'équipements auprès des États-Unis et d'Israël.
D'autres pays sont engagés dans un effort très significatif de réarmement, notamment en Europe orientale et nordique. Ce mouvement ne se limite pas à l'Europe de l'Est : il concerne aussi la Suède, la Finlande, la Norvège et le Danemark. Les trois pays baltes, la Pologne et la Roumanie déploient un effort budgétaire de défense représentant plus de 2 % de leur produit intérieur brut et certains de ces pays affichent l'ambition d'atteindre 2,5 %, voire 3 %, de leur PIB. Des annonces d'acquisitions spectaculaires ont eu lieu, la Pologne annonçant par exemple chaque jour ou presque des acquisitions majeures : elle a par exemple fait état d'un projet d'acquisition de 1 000 chars sud-coréens. Si ces plans sont menés à bien, la Pologne aura probablement, d'ici la fin de la décennie, davantage de chars que la France, l'Allemagne et l'Italie combinées. Le même type de constat pourrait se faire jour en matière d'artillerie.
Dans le Nord de l'Europe, la Suède, la Finlande, la Norvège et le Danemark ont annoncé une modernisation de leurs forces aériennes, qu'ils vont mutualiser. Ils disposeront à terme de plus de 250 avions de dernière génération, c'est-à-dire davantage que l'armée de l'air française. Il s'agira d'avions américains pour la Finlande, la Norvège et le Danemark, d'avions suédois dans le cas de la Suède.
Habituellement, lorsque nous discutions ici des lois de programmation militaire, nous soulignions une exception française ou franco-britannique, eu égard au maintien d'un investissement dans l'effort de défense qui semblait assez atypique en Europe. Désormais, il existe un nombre important d'États européens qui réinvestissent dans ces domaines et ce mot d'ordre semble d'actualité dans l'ensemble du continent. Je me trouvais hier à Madrid : le gouvernement espagnol va consacrer près de 11 milliards d'euros supplémentaires à son effort de défense, pour progressivement porter celui-ci à 2 % du PIB. La France, quant à elle, se situera à 1,9 % du PIB en 2023.
Le projet de loi de programmation militaire comporte aussi des investissements dans des éléments moins visibles mais qui me semblent extrêmement importants : munitions ; pièces détachées, synonymes de disponibilité des matériels ; entraînement ; réactivité des forces. Ce sont autant d'éléments qui étaient négligés – par la France comme par d'autres pays européens – et nous avons vu toute leur importance à la lumière de la crise ukrainienne.
L'effort est maintenu sur la dissuasion, ce qui est plus traditionnel : la France a toujours consacré une part importante de son effort de défense à la dissuasion. Celle-ci a même représenté, au pic de l'effort de défense sous la présidence du général de Gaulle, près de la moitié du budget d'investissement de la nation. La dissuasion demeure extrêmement importante au moment où les menaces nucléaires à peine voilées de Vladimir Poutine et où la modernisation nucléaire de la Chine ne nous autorisent guère à baisser la garde en la matière.
Enfin, la LPM prévoit des efforts plus ciblés dans le domaine du renseignement. Nous mesurons actuellement l'importance de la capacité à avoir une appréciation autonome de la situation. Le domaine cyber – partie moins visible mais essentielle du conflit ukrainien –, ainsi que la défense aérienne et antimissile, font également partie des priorités affichées.
La loi de programmation militaire permettra de tenir notre rang en Europe, dans un environnement stratégique en transformation rapide. La tenue de notre rang repose sur deux piliers : outre le discours classique français sur l'indépendance et le rang, qui est important, cette notion s'entend en référence aux différentes organisations dont nous faisons partie.
Je commencerai par l'OTAN, que je connais très bien. L'effort consenti par la France au profit de l'Alliance atlantique justifie une partie non négligeable du format des armées, parce qu'elle souhaite être une nation-cadre de la force de réaction rapide de l'OTAN et parce qu'elle souhaite être un allié fiable et réactif. Cet effort a été reconnu au moment du déploiement en Roumanie : nos alliés américains se sont alors félicités que la France exerce la responsabilité de la force de réaction rapide de l'OTAN car elle a démontré alors sa capacité à se déployer rapidement. Tous ces éléments sont assez dimensionnants pour les armées françaises dans la mesure où seuls quatre ou cinq États en Europe – France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie et l'Espagne dans une moindre mesure – sont en mesure de structurer et commander un corps d'armée de réaction rapide pouvant être déployé avec les moyens que cela suppose, sans s'avérer trop dépendants d'autres alliés, y compris les Américains. Nous devons avoir à l'esprit que ces capacités sont susceptibles d'être mises à l'épreuve à tout moment, y compris dans des scénarios de haute intensité en Europe.
Le même débat, en miroir, existe dans le contexte de l'Union européenne : parce qu'elle porte une ambition européenne, la France est souvent le pays qui met la barre le plus haute au sein de l'Union. Il faut rappeler qu'au sein de l'Union européenne comme dans le cas de l'OTAN, les forces mobilisées sont nationales : ni l'Alliance atlantique, ni l'Union européenne ne disposent de forces armées permanentes à leur disposition. La guerre en Ukraine a conduit à placer sous le commandement du général américain qui commande les forces de l'OTAN en Europe un petit volume de forces : 40 000 hommes sur près de 2 millions de soldats présents en Europe. L'exemplarité de la France, en termes de dimensionnement de ses forces, revêt donc une certaine importance, dans des scénarios de défense collective au titre de l'Alliance atlantique ou dans des scénarios de gestion de crise, comme dans la bande sahélienne.
Ce niveau d'exigence qu'a la France vis-à-vis de son effort de défense est d'autant plus élevé que nos alliés américains en sont demandeurs. Ce n'était pas seulement le cas sous la présidence Trump, lorsque celui-ci exigeait un effort de 2 % des membres de l'Alliance : les États-Unis attendent de la part des Européens qu'ils fassent davantage pour la sécurité de l'Europe, ce qui n'a rien d'illégitime. C'est le débat du « partage du fardeau ». Ce partage suppose des dépenses et l'investissement dans des capacités. Les États-Unis, eux, sont de plus en plus focalisés sur le théâtre indopacifique et les Européens découvrent, non sans douleur, qu'ils ne représentent que la priorité « numéro deux ». Le conflit en Ukraine a quelque peu occulté cette réalité mais celle-ci n'est pas aberrante. Les scénarios envisageables dans la région indopacifique sont, pour les États-Unis, les plus dimensionnants, ce qui oblige les Européens à prendre des responsabilités plus importantes dans une série de domaines où ils imaginaient pouvoir « se reposer » sur les États-Unis, peut-être indéfiniment, pour un certain nombre d'entre eux.
À la différence de ce que l'on observe dans d'autres pays européens, cette nouvelle loi de programmation ne porte pas une transformation radicale de nos forces armées. Celles-ci conservent globalement les mêmes formats. Nous le voyons pour l'armée de terre comme pour l'armée de l'air. Il n'est pas prévu d'expansion majeure du nombre de plates-formes. Le projet de LPM ne prévoit pas un passage accéléré au « tout Rafale » ni, pour l'armée de terre, une augmentation drastique du nombre de chars ou de tubes d'artillerie, à l'exception des canons Caesar. Elle traduit plutôt la consolidation d'un modèle d'armée existant, qu'on estime adapté à la situation présente, là où nombre de nos partenaires européens sont dans une transformation plus profonde.