Nous allons aborder au cours de cette audition la défense de l'Europe. Nous avons précédemment examiné un ensemble de mutations des conditions dans lesquelles une politique de projection de nos forces pouvait ou non se déployer à l'extérieur. Les mutations qualitatives ont pu être explorées de façon très intéressante. Nous avons pointé un certain nombre de difficultés, d'incertitudes, peut-être d'insuffisances du projet de loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2024 à 2030. Il est assez clairement apparu que nous étions en train de vivre, dans ce domaine comme dans d'autres, ce que le chancelier fédéral allemand a appelé une « nouvelle ère ».
Le déclenchement de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022, a considérablement influencé la perception qu'ont de nombreux partenaires de la France – et la nôtre – des enjeux de la défense de l'Europe. Pour autant, les données du problème sont-elles fondamentalement modifiées ? C'est l'un des aspects que nous tenterons d'éclairer. Traditionnellement, la France porte l'ambition d'une Europe de la défense crédible, sans que le contenu tangible qui en découle ne soit jamais précisé. Dans cette vision, l'Europe de la défense se veut aussi complémentaire de l'Alliance atlantique – pour reprendre les termes qui figuraient dans le communiqué franco-américain publié suite à la crise de l'épisode de l'alliance AUKUS – et doit être capable de défendre les intérêts de notre continent si nécessaire. Soutenir cette vision constitue une façon de poser le problème sans le résoudre.
Nombre de nos partenaires s'en remettent au parapluie américain tout en ayant à l'esprit qu'ils craignaient, avant le déclenchement de la guerre, que les Américains ne les lâchent pour se concentrer sur leur confrontation avec la Chine, ce qui les aurait incités à se montrer indulgents à l'égard de Poutine. Cette crainte m'avait frappé lorsque nous avions rencontré nos amis polonais et baltes. Évidemment, les initiatives prises par le président de la Fédération de Russie ont profondément modifié les choses et la confiance dans le parapluie américain a retrouvé un niveau d'autant plus élevé que l'attitude de solidarité des Américains vis-à-vis des Européens et de l'Ukraine, face à l'agression russe, a été très nettement perçue.
La future loi de programmation militaire, telle qu'elle est prévue, prend-elle en compte la mutation qu'appelle ce contexte renouvelé ? D'une part, nous restons fidèles à l'idée selon laquelle le territoire national et les intérêts essentiels du pays sont garantis par la force nucléaire de dissuasion. D'autre part, nous affirmons le désir d'une politique européenne de défense qui implique une stratégie de solidarité avec les Européens et une organisation de la solidarité avec nos alliés américains. L'articulation de ces deux dimensions est complexe et les pointillés pour le moins délicats à dessiner entre les deux.
Les orientations d'une stratégie militaire française, assez tournée vers un modèle expéditionnaire et qualitatif de projection, limitaient fortement notre engagement territorial au plan européen. Le projet de loi de programmation militaire prend-il la mesure du virage qu'implique la guerre en Ukraine, face au retour de la menace russe et à la réhabilitation de la guerre de haute intensité sous des formes traditionnelles, notamment l'utilisation de moyens blindés d'artillerie et de l'aviation sous les formes connues par le passé ? Chacun perçoit également la modification du rapport de force parmi les puissances européennes, avec notamment la montée en puissance de la Pologne et, dans une moindre mesure, des pays baltes. Dans ce paysage en transformation, le projet de loi de programmation militaire n'apparaît-il pas un peu trop comme la continuation de la politique de la France ? C'est cette interrogation que nous allons porter cet après-midi devant le ministre des armées, Sébastien Lecornu. Elle guidera aussi nos échanges au cours de cette audition.
M. Grand, vous êtes familier de notre commission. Vous avez exercé d'éminentes fonctions. Vous avez notamment été, de 2006 à 2008, sous-directeur des questions multilatérales et du désarmement au sein de la Direction des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement du ministère des affaires étrangères et européennes. Plus récemment, de 2016 à octobre 2022, vous avez été Secrétaire général-adjoint de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN). Votre statut actuel de chercheur vous confère une grande liberté de parole. Vous présentez donc, pour nous, le profil idéal de celui qui sait tout et qui peut tout dire.
Nous avons également le grand plaisir d'accueillir M. Federico Santopinto, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Vous êtes spécialisé dans les questions d'intégration européenne en matière de défense et de politique étrangère, ainsi que dans la coopération militaire et sécuritaire entre l'Union européenne et l'Afrique. Vous entendre, sachant que vous êtes Italien, basé à Bruxelles et au contact de l'ensemble de nos partenaires, sera particulièrement intéressant et nous apportera peut-être un regard différent, plus « relativiste », sur les choix effectués par la France.