. – Mon rôle au sein de la direction technique de TotalEnergies est de concevoir tous les futurs projets éoliens offshore, de prévoir les schémas de développement industriel et de les mettre en œuvre jusqu'à la décision d'investissement. Notre chemin dans l'éolien en mer a commencé il y a trois ans. Nous avons aujourd'hui un portefeuille d'une dizaine de projets pour à peu près 10 gigawatts : 4 gigawatts aux États-Unis, 4 gigawatts en Grande-Bretagne, 3 gigawatts en Corée, et nous participons à l'un des projets pilotes de l'Ademe en France. Un quart de ce portefeuille est flottant.
L'éolien correspond assez bien à l'ADN de TotalEnergies : ce sont de grands projets industriels qui mobilisent notre capacité à investir, à développer, à construire. C'est en mer, et c'est très international. Nous nous intéressons particulièrement au flottant, qui est la nouvelle frontière de l'éolien en mer.
Mon propos ressemblera beaucoup à celui d'EDF Renouvelables. La frontière est floue entre le flottant et le posé, et TotalEnergies est bien placé pour le savoir : on pose du posé très profond dans le pétrole. Mais le flottant a un certain nombre d'avantages qui le rendent particulièrement intéressant, et font qu'il représente un quart de notre portefeuille de projets, bien au-delà de la proportion réelle entre posé et flottant dans l'industrie aujourd'hui.
La spécificité du flottant tient au flotteur et aux ancrages, davantage qu'aux turbines et au raccordement, semblables à ceux du posé. TotalEnergies connaît bien les différents flotteurs, leurs avantages et leurs inconvénients respectifs, pour en avoir mis en œuvre à peu près tous les types possibles dans l'industrie pétrolière : des barges, des semi-submersibles, des flotteurs à ancrage tendu. L'adaptation de gros flotteurs pétroliers à une multitude de flotteurs plus petits pour l'industrie éolienne en mer constitue une forme d'innovation. Elle ne pose pas de problème technologique majeur en termes d'architecture navale, tous les flotteurs ayant des avantages et des défauts. Nous nous intéressons à ceux qui peuvent être produits en grande série et pour un coût intéressant, c'est-à-dire à ceux qui ont un véritable potentiel d'industrialisation. Des flotteurs légers, mobilisant moins de matière, béton ou acier, sont à cet égard plus intéressants, car les besoins en matériaux sont gigantesques. Nous privilégions aussi des flotteurs faciles à assembler. Les ports, même s'ils font beaucoup d'efforts d'adaptation, auront beaucoup de difficultés à accueillir des monstres de 80 mètres d'empattement construits par dizaines. En résumé, le premier défi de l'éolien flottant est de trouver des flotteurs légers et pas chers à assembler.
Le deuxième défi est celui des ancrages qui mobilisent aussi énormément de matière. Sur un ancrage classique, c'est le poids de la chaîne qui maintient le flotteur en place, comme pour un bateau. Cela représente des quantités d'acier astronomiques, une emprise au sol importante, et plusieurs centaines de mètres de chaîne – à moins d'avoir des ancrages tendus. On essaie d'innover sur ces ancrages, et l'on travaille notamment à tenter de réduire leur emprise, pour diminuer à la fois les tensions dans les ancres et la quantité de matière à utiliser.
Le troisième sujet se situe à l'interface de plusieurs champs, or l'industrie ne parvient pas encore bien à travailler collectivement. Un flotteur d'éolienne est une sorte de culbuto : une grosse masse avec un très grand bracon sur lequel on met une masse lourde assez haut. Le design des flotteurs est réalisé par les flottoristes ; la turbine et le mât, par les turbiniers. Mais ces acteurs ne parviennent pas encore bien à travailler ensemble. Accorder ces deux pans de l'industrie est l'un des défis des intégrateurs, des développeurs. Une turbine bon marché ne servira à rien si le prix du flotteur est démesuré.
Un autre sujet important, également à l'interface de plusieurs champs, est celui des ports. L'infrastructure portuaire française est un de nos atouts, comme on l'a déjà dit. Mais sa mise à l'échelle requiert encore beaucoup de travail, et des financements auxquels un seul projet ne suffira pas.
Outre ces défis d'ingénierie technique, d'autres tiennent aux spécificités du système français. Nous avons beaucoup d'atouts, notamment celui d'être parvenus rapidement à mettre en place des projets pilotes, et il ne faut pas perdre notre avance. En revanche, dans les autres pays, l'industrialisation est plus rapide, ainsi que l'attribution de grandes capacités. Or l'industrialisation de l'éolien offshore a besoin de pouvoir compter sur des quantités, et sur un calendrier. Attribuer des projets par quarts de gigawatt est insuffisant, il faut aller plus vite et tout faire pour améliorer la visibilité sur l'attribution des permis de construction. Outre l'importante question du volume, il faut pouvoir planifier, anticiper les délais de mise en œuvre de ces volumes. C'est dans ces conditions seulement que l'industrie française, avec toute la chaîne de sous-traitants, pourra s'organiser.
Un autre sujet est celui des coûts. La filière n'est pas encore mature, et l'on demande aujourd'hui, particulièrement en France, de prédire ce que seront les coûts pour des constructions dans huit à dix ans. C'est impossible, et cela constitue un risque énorme pour l'industrie. Les appels d'offres sont aujourd'hui ultra-concurrentiels, et ils ne portent pas sur de très gros volumes, et cela, pour des constructions dans huit à dix ans, sur une filière qui n'est pas mature. L'énorme difficulté pour nos équipes techniques, ainsi que pour l'industrie en général, est moins de dimensionner le flotteur que de savoir combien il va coûter dans dix ans. Or c'est maintenant qu'il faut prévoir un prix.
Enfin, plus il y aura de la visibilité sur le calendrier de mise en œuvre de ces projets, plus il sera facile pour nous et nos sous-traitants de concevoir des schémas innovants, de développer des outils industriels adaptés en France, de nous appuyer sur les avantages considérables dont la France dispose pour une fabrication locale de ces flotteurs. À l'inverse, sans visibilité, avec une pression sur les coûts, nous ne pourrons plus prendre de risques sur nos projets, et nous utiliserons des capacités de construction déjà mises à l'échelle, à bas coûts – et elles ne seront pas françaises.