Intervention de Leïla Chaibi

Réunion du jeudi 30 mars 2023 à 16h00
Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Leïla Chaibi, députée européenne, vice-présidente de la commission de l'Emploi et des Affaires sociales au Parlement européen et rapporteure fictive sur le projet de directive relative à l'amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via des plateformes :

Depuis mon élection en tant qu'eurodéputée, membre du groupe de la gauche au sein de la délégation de la France insoumise, j'ai principalement travaillé sur le chantier législatif de l'encadrement des droits des travailleurs des plateformes. Il s'agissait bien d'un chantier, puisque nous ignorions à l'époque si notre réflexion aboutirait à une recommandation, une directive ou un règlement.

Cette question faisait partie de la feuille de route définie au début de la législature par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, en septembre 2019. En effet, l'arrivée des plateformes en Europe s'était traduite par un flou législatif sur le statut des travailleurs. Les juges étaient fréquemment sollicités par ces derniers et ordonnaient généralement une requalification de la relation commerciale unissant le travailleur à la plateforme en contrat de travail.

Dès lors, un rapport de force s'est constitué pour définir le contenu et le cadre de la proposition législative. D'un côté, les lobbys des plateformes ont entrevu une occasion de légaliser ce que les juges, au contraire, considéraient comme illégal, par la création d'un statut tiers entre le travailleur indépendant et le salarié : ils souhaitaient ainsi obtenir l'obligation de subordonner des travailleurs sans aucune contrepartie. De l'autre côté, des forces – dont mon groupe fait partie – ont voulu saisir l'opportunité d'obliger les plateformes à assumer les mêmes obligations que l'ensemble des employeurs, à partir du moment où elles exercent un lien de subordination – à savoir, l'application du droit du travail et de la protection sociale.

La directive proposée par la Commission européenne en décembre 2021 a été précédée d'un rapport d'initiative du Parlement européen. En effet, si le Parlement européen n'a pas le droit d'initiative législative, il peut produire des rapports d'initiative, dans lesquels il émet des préconisations à la Commission européenne sur le contenu de ses futures propositions.

Ce rapport a été confié à Sylvie Brunet, eurodéputée élue sur la liste de la majorité présidentielle. Il proposait de rédiger une directive et posait le principe d'une présomption de salariat. Lors des négociations sur ce rapport, dont j'étais responsable au nom de mon groupe, j'ai observé que le groupe Renew tenait fortement à en obtenir la rédaction. En effet, le Parlement fonctionne sur une règle de répartition des rapports. Or, le groupe Renew a laissé aux socialistes la charge d'un rapport important sur la question des salaires minimums européens afin d'obtenir celui sur les plateformes. C'est alors que j'ai constaté que les eurodéputés de la liste présidentielle comptaient parmi les relais d'Uber au Parlement européen.

Les lobbys d'Uber et de Deliveroo, que j'ai rencontrés en décembre 2019 puis en janvier 2020 pour échanger avec eux au sujet de cette proposition législative, m'ont confié que la démarche d'Emmanuel Macron représentait pour eux un modèle en Europe. Nous étions alors au lendemain de l'adoption de la loi d'orientation des mobilités (LOM) en France. Le Conseil constitutionnel avait rejeté l'un de ses articles – qui stipulait une interdiction de demander une requalification au juge dès lors qu'une charte avait été signée entre la plateforme et ses travailleurs – au motif qu'il protégeait non pas le travailleur mais la plateforme, contre le risque de requalification. Le chargé des affaires publiques de Deliveroo m'avait confié qu'il déplorait fortement la position du Conseil constitutionnel.

Il faut bien noter que le fonctionnement du Parlement européen repose principalement sur la formation de coalitions. Aucun groupe ne bénéficiant de la majorité absolue, le rapporteur doit accepter des compromis s'il souhaite que son nom soit inscrit sur le rapport et que ce dernier soit voté. Or, les groupes politiques et les rapporteurs étaient majoritairement favorables à la présomption de salariat. Ainsi, alors que cette dernière était absente de la proposition de rapport de Sylvie Brunet avant la phase de négociation, elle figurait dans le texte adopté le 16 septembre 2021 en séance plénière.

Le 20 septembre 2021, M. Léglise-Costa, Représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne, m'a expliqué qu'il considérait très improbable que la Commission européenne suive le scénario préconisé par le Parlement. Lorsque je lui ai demandé comment ce rapport avait pu être signé par un membre de la majorité présidentielle dont les positions étaient contradictoires avec son contenu, il m'a répondu qu'il ne s'agissait, au fond, que d'un rapport du Parlement.

Fin septembre 2021, un débat à l'Assemblée nationale sur le droit au dialogue social des travailleurs indépendants a eu lieu. Au cours de ce dernier, un député de la France insoumise a rappelé à la ministre du Travail Élisabeth Borne que le Parlement avait validé un rapport actant sa volonté de voir inscrite la présomption de salariat dans la future directive de la Commission. La ministre lui a répondu que l'expression « présomption de salariat » n'était pas inscrite dans le rapport. Or les termes «  presomption of employment relationship  » y figurent pourtant bien. En outre, la ministre a établi une différence entre « relation de travail » et « relation d'emploi ». Selon la définition de l'Organisation internationale du travail, « relation de travail » est la traduction de «  employement relationship  », expression qui désigne bien une relation de subordination entre le travailleur et un employeur, et non celle qui unit un travailleur indépendant à un donneur d'ordre.

Au lendemain de l'adoption du rapport Brunet, en septembre 2021, la Représentation permanente de la France a diffusé un courrier dans lequel elle préconisait de ne pas suivre le scénario de la présomption de salariat. En effet, à partir du Sommet social de Porto en mai 2021 et jusqu'au mois de décembre – date à laquelle la Commission européenne devait émettre sa proposition sur la présomption de salariat –, la question du travail des plateformes s'est progressivement effacée des déclarations préfigurant la présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE). La France, qui était en faveur de l'adoption d'un tiers statut – option abandonnée au fil des échanges – a choisi de favoriser un autre des scénarios publiés par la Commission européenne au cours de l'année 2021, à savoir le renversement de la charge de la preuve. Dans ce cadre, il revient au travailleur de se rendre chez le juge pour faire valoir la bonne classification de son statut – même si ce n'est pas à lui d'en apporter les preuves.

La directive a été proposée par la Commission européenne le 9 décembre 2021. La présomption de salariat est actée dans l'article 3, à condition que deux des cinq critères listés dans l'article 4 s'appliquent. Le nombre de critères finalement retenu a été le fruit d'un compromis, car le commissaire à l'Emploi souhaitait en effet que la directive soit plus ambitieuse encore à cet égard. Par ailleurs, tous les travailleurs de plateforme ne sont pas salariés : l'article 5 rappelle en effet que la présomption est réfragable – il est possible de la contester. Toutefois, c'est à la plateforme de prouver qu'elle travaille bien avec des indépendants. La logique diffère donc de celle du renversement de la charge de la preuve.

Dès lors, le lobbying intensif, qui visait principalement la Commission européenne, s'est orienté vers le Parlement, qui, de même que le Conseil, avait reçu la proposition pour une nouvelle phase de négociation. Les lobbys d'Uber n'étaient pas restés inactifs avant cette date : en effet, le 15 février 2021, le directeur général d'Uber, Dara Khosrowshahi, avait publié un livre blanc, intitulé «  A better deal  », dans lequel il exposait sa propre vision de la législation européenne à établir. Opposé à toute modification du statut des indépendants, il proposait de leur accorder plus de droits, notamment en matière de dialogue social. Le 16 février, il tenait ces mêmes propos dans une tribune publiée dans Politico, qui est le média le plus lu par la sphère politique européenne. C'est cette position qui sera par la suite défendue, puis adoptée, par les autorités françaises. La France est en effet le seul pays européen à avoir suivi la position prônée par Dara Khosrowshahi dès février 2021. Dans une récente interview dans le Journal du Dimanche ainsi que dans une déclaration lors du forum économique mondial de Davos, Dara Khosrowshahi a répété qu'il considérait la France comme un modèle en la matière.

À la suite de la proposition de la Commission en décembre, les négociations ont repris à la commission Emploi du Parlement européen. Alors que tous les autres groupes politiques ont conservé les mêmes chargés de négociation que lors de la première phase, le groupe Renew n'était plus représenté par la délégation Renaissance et par Sylvie Brunet, mais par l'eurodéputée slovaque Lucia Nicholsonová, qui a joué le rôle de porte-parole des intérêts des plateformes. Nous sommes toutefois parvenus à un consensus, notamment parce que la droite traditionnelle, attachée aux règles de la concurrence libre et non faussée, était, elle aussi, favorable à la présomption de salariat.

Notre position a été adoptée par le Parlement en séance plénière en février 2023. Très ambitieuse, elle marque une véritable avancée par rapport à la proposition de la Commission en remettant en question le principe des critères retenu par cette dernière. En effet, la décision de leur application posait un problème majeur : si la décision était revenue à la plateforme, en toute logique, cette dernière aurait systématiquement estimé qu'ils n'étaient pas remplis ; et si elle avait émané du travailleur, il aurait dû en apporter la preuve au juge – ce qui revenait à un renversement de la charge de la preuve.

Contrairement à ce qu'ont prétendu les plateformes, le Parlement ne visait pas à requalifier d'office tous les travailleurs de plateforme en salariés. Si une plateforme opère uniquement une mise en relation des travailleurs et des clients, sans fixer leurs tarifs, par exemple, le statut d'indépendant est très clair. C'est notamment le cas de Doctolib. L'article 5 du texte voté par le Parlement contient ainsi une liste de critères qui permettent de contester la présomption de salariat.

Je pourrai vous fournir d'autres éléments révélateurs de la pression que les lobbys ont fait peser sur le Parlement européen durant la deuxième phase de négociation, notamment des courriers adressés à des députés qu'ils estimaient susceptibles de diffuser leur narratif. Les forces progressistes y ont répondu par une forme de contre- lobbying en faisant entendre les revendications des travailleurs au sein du Parlement.

Le Parlement a réussi à former un consensus très large. Je tiens d'ailleurs à saluer les députés de la délégation Renaissance au Parlement européen, qui ont voté en faveur de la proposition en février dernier. En effet, le groupe Renew était le seul qui était aussi divisé. La droite était favorable à la proposition, puisque cette dernière visait autant à protéger le statut d'indépendant qu'à salarier les travailleurs qui étaient subordonnés à leur plateforme. Les seuls députés qui s'y sont opposés étaient les relais des lobbys.

J'en donnerai ici un autre exemple. La position validée en commission Emploi ne doit pas systématiquement être validée en plénière : elle peut directement être soumise au trilogue. Or, l'eurodéputée suédoise Sara Skyttedal, qui a elle aussi joué le rôle de porte-parole d'Uber, a collecté le nombre de signatures suffisant pour demander un passage en réunion plénière, espérant que le rapport de force y serait plus favorable qu'en commission Emploi – où les députés ont une fibre sociale plus affirmée qu'au sein de l'ensemble du Parlement. Cela n'a pas fonctionné.

Je conclurai par une remarque sur le Conseil. Les relations avec la Représentation permanente sont assez franches : nous savons que nous n'avons pas la même position. J'ai également des relations avec plusieurs des sept États membres qui se sont opposés au compromis proposé par la présidence tchèque lors de la réunion de décembre. Ce compromis me paraît inquiétant à plusieurs égards. D'abord, le Parlement avait supprimé les critères de l'article 4 pour inscrire des critères différents dans l'article 5. Le Conseil, de son côté, a proposé de relever le seuil de déclenchement de la présomption de deux à trois voire quatre critères. Si une plateforme remplit l'un des critères de présomption parce qu'elle respecte la législation nationale ou en raison du respect d'un accord collectif, il est annulé. Par ailleurs, le Conseil est favorable à un effet suspensif. La position de la France a fluctué à cet égard, mais il me semble qu'elle y est également favorable : à partir du moment où la plateforme utilise l'article 5 pour contester la présomption, la requalification est arrêtée – la situation redevient alors identique à celle où la présomption de salariat n'existait pas.

Si un accord est trouvé au Conseil au mois de juin, les négociations devront se dérouler sous la présidence de l'Espagne, qui fait partie de nos alliés sur cette question – au contraire de la France, d'après les échos que nous recevons du Secrétariat général des affaires européennes (SGAE), de la Représentation permanente ou encore des lobbyistes. C'est regrettable car cette directive est bonne tant pour les travailleurs que pour les affaires et les vrais indépendants. Elle cherche à adopter des règles du jeu équitables pour tous.

Je crains pour ma part un véritable détricotage de l'ensemble du salariat : si les entreprises de livraison de repas ou de transport de personnes peuvent subordonner des travailleurs sans en assumer la contrepartie – le droit du travail et la protection sociale –, nombre d'employeurs pourraient décider de remplacer leurs salariés par de faux indépendants. Or, j'ai le sentiment que c'est la raison pour laquelle le Président de la République cherche tant à défendre les intérêts d'Uber et des autres plateformes.

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