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Intervention de Emmanuel Puisais-Jauvin

Réunion du jeudi 30 mars 2023 à 9h00
Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général aux affaires européennes :

Monsieur le président, Madame la rapporteure, Mesdames et Messieurs les députés, je vous remercie de me donner l'occasion d'évoquer avec vous cette proposition de directive sur l'amélioration de la condition des travailleurs des plateformes.

Permettez-moi d'abord de vous préciser ce que fait le secrétariat général aux affaires européennes et quelle est ma fonction. Je suis secrétaire général depuis le 25 juillet dernier et j'ai pris mes fonctions à la fin du mois d'août. Le SGAE est un service de la Première ministre, chargé de la coordination interministérielle pour les affaires européennes. Il permet à chaque ministère d'exprimer ses positions sur les sujets européens et a pour objectif d'assurer l'unité et la cohérence des positions françaises portées à Bruxelles.

Il s'agit d'un système singulier en Europe car on ne retrouve pas dans les autres États de service chargé de définir une position interministérielle « harmonisée » pour les affaires européennes. Très concrètement, le SGAE a la possibilité de convoquer rapidement l'interministériel dans le cadre de réunions de service et, en cas de divergences des positions exprimées, d'arbitrer. Lorsque les différences sont de nature politique, le sujet remonte auprès du cabinet de la Première ministre à Matignon.

Le SGAE a également une mission fondamentale de bonne diffusion de l'information sur les affaires européennes. À cet égard, nous sommes notamment à la disposition de votre assemblée parlementaire pour évoquer les sujets européens très nombreux qui intéressent le champ de toutes politiques publiques que nous conduisons dans notre pays.

S'agissant du suivi de cette proposition de directive sur les travailleurs de plateformes, il importe de revenir à la manière dont les choses se sont déroulées concrètement, en termes calendaires. La Commission a adopté sa position le 9 décembre 2021, dans le cadre d'une procédure prévue par les traités. Il s'agit d'une décision de nature politique prise par le collège des vingt-sept commissaires, même si ce sujet est plus particulièrement porté par un commissaire chargé du dossier, M. Schmit.

Elle a ensuite adressé son texte aux deux co-législateurs, le Parlement européen et le Conseil de l'Union européenne. Ces assemblées ont ensuite travaillé sur ce texte dans leurs enceintes respectives afin de définir une position. Le Parlement a adopté sa position à la faveur de la plénière qui s'est tenue au mois de février mais le Conseil n'y est pas encore parvenu. Il était sur le point de le faire en décembre dernier, mais cela n'a pas été possible.

Dans ce contexte, le rôle du SGAE consiste à coordonner les positions que nos représentants à la représentation permanente portent ensuite dans les enceintes du Conseil. Ces enceintes se composent du groupe de travail (en l'espèce, le groupe des questions sociales), du comité des représentants permanents (Coreper), puis du niveau ministériel, en l'occurrence le conseil « Emploi, politique sociale, santé et consommateurs » (Epsco).

Au moment même où la Commission a proposé son texte, nous étions sur le point d'entrer en présidence française, le 1er janvier 2022. Il s'agissait là d'une situation singulière, puisque le pays de la présidence a un devoir d'impartialité. Il doit trouver les éléments du compromis et instruire ce dossier afin qu'une position du Conseil puisse ensuite être définie. C'est ce que nous avons fait lors du premier semestre de l'année 2022. Nous avons ainsi pu transmettre une première copie à la République tchèque, qui a pris le relais de la présidence française le 1er juillet 2022.

Désormais, le Parlement européen attend la position du Conseil, qui est régie par la majorité qualifiée, laquelle repose sur deux critères : 55 % des États membres (soit quinze États sur vingt-sept), représentant eux-mêmes 65 % de la population. À l'inverse, pour pouvoir bloquer le texte, il faut atteindre une minorité de blocage. La présidence désormais suédoise va tenter d'aboutir au cours de ce semestre mais, selon toute vraisemblance, ce compromis devrait intervenir sous la présidence espagnole, qui débute le 1er juillet.

Sur le fond de la directive à présent, cette proposition de texte de la Commission a un objet clair : l'amélioration des conditions de travail et des droits sociaux des travailleurs exerçant leur activité par l'intermédiaire de plateformes en ligne. La France souscrit pleinement à cet objectif. Afin de protéger les « faux » indépendants, c'est-à-dire ceux qui sont formellement indépendants mais qui ne le sont pas réellement, la Commission propose dans son texte (particulièrement dans son chapitre II et ses articles 3, 4 et 5) une présomption réfragable de salariat, qui peut donc être remise en cause ultérieurement, cette présomption étant établie sur la base d'une liste de critères expressément prévus.

La position de la France est claire sur ce sujet : nous voulons disposer des bons critères qui permettent de définir, pour chaque personne, la réalité de son lien d'emploi. On part en effet de situations très hétérogènes à la fois pour les personnes qui sont amenées à travailler via les plateformes ; et il existe aussi une grande variété de plateformes fonctionnant chacune de manière différente. Le champ d'application de ce texte est très large et, face à cette hétérogénéité de situations, les cas de figure et les degrés de dépendance des travailleurs aux plateformes sont très différents.

Pour nous, l'enjeu majeur de cette proposition consiste à trouver le juste équilibre entre deux préoccupations qui doivent être traitées ensemble. Il s'agit, d'une part, de protéger les « faux » indépendants, c'est-à-dire ceux des travailleurs de plateformes qui, en raison de la réalité de leur lien d'emploi avec la plateforme, doivent être qualifiés de salariés et bénéficier de la protection sociale correspondant à leur statut réel. Il s'agit, d'autre part, de préserver les « vrais » indépendants pour qu'ils puissent continuer à le rester, comme ils sont nombreux à le souhaiter. Il convient simultanément de veiller à renforcer leurs droits.

Tenir cet équilibre est le cœur de la position française. C'est ce qui nous permet aussi de poursuivre sur notre voie, qui est celle de la négociation collective et du dialogue social qui produisent également des résultats, y compris récemment.

Au-delà, la proposition de la Commission prévoit également des dispositions mettant en place un socle de droits minimal pour tous les travailleurs des plateformes, c'est-à-dire indépendamment de la qualification de leur lien d'emploi, par exemple sur la gestion algorithmique ou la transparence. Les travailleurs sont souvent en situation d'asymétrie d'informations par rapport aux plateformes, qu'il convient de corriger à travers des exigences d'information, de traçabilité et de protection des données. Les droits de ces travailleurs, notamment leur droits au recours, doivent être couverts.

Nous souscrivons bien sûr à ces éléments et à ces droits proposés dans la directive. Encore une fois, l'objectif de ce texte est bien d'améliorer les conditions de travail de tous les travailleurs des plateformes ; c'est dans cet état d'esprit que nous abordons ce texte.

Cela me permet de clarifier un point important sur la lecture que nous faisons de la position de la Commission européenne sur le sujet : comme je viens de le dire, la proposition de directive concerne tous les travailleurs, non seulement les « faux » indépendants, mais également ceux qui sont réellement indépendants. En d'autres termes, la Commission ne privilégie pas un statut par rapport à un autre. En revanche, elle cherche à s'assurer que ces statuts correspondent bien à la réalité de ces situations.

Selon les chiffres qu'elle publie, sur les 28 millions de travailleurs de plateformes dans l'Union européenne, 5,5 millions seraient susceptibles d'être concernés en étant des « faux » indépendants. Il ne me revient pas de commenter la pertinence de ce chiffre mais la Commission prend acte de ce que, même en corrigeant cette situation, il resterait un nombre significatif de « vrais » indépendants dans l'UE selon elle.

Cependant, il faut être clair : même si une norme européenne peut apporter des précisions utiles et davantage de sécurité juridique, le rôle du juge restera selon nous toujours important. La règle ne pourra pas appréhender tous les cas. C'est ce que nous tirons aussi de notre expérience au plan national, en constatant le rôle majeur de la jurisprudence de la Cour de cassation en la matière, une jurisprudence bien établie et fondée sur le fameux triptyque du lien de subordination : direction, contrôle, sanctions.

Telle est, monsieur le Président, la position de la France, dont l'état d'esprit est constructif en vue de parvenir à un accord sur ce texte.

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