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Intervention de Stéphane Bredin

Réunion du mercredi 29 mars 2023 à 17h30
Commission d'enquête chargée de faire la lumière sur les dysfonctionnements au sein de l'administration pénitentiaire et de l'appareil judiciaire ayant conduit à l'assassinat d'un détenu le 2 mars 2022 à la maison centrale d'arles

Stéphane Bredin, ancien directeur de l'administration pénitentiaire :

C'est une question complexe, à laquelle je vais essayer de répondre de manière complète. Il se trouve qu'en raison de la succession d'incidents qu'avait causés Franck Elong Abé à l'été 2019, j'ai des souvenirs assez précis de cette période, contrairement à tous ceux que vous avez interrogés jusqu'à présent, qui n'étaient alors pas en fonctions. Je pense donc pouvoir vous éclairer sur le raisonnement que nous avons suivi à l'époque.

Je répète qu'il ne faut pas faire d'anachronisme et regarder avec nos yeux de 2023 ce qui s'est passé en 2019. Il faut tenir compte de ce qu'étaient, à l'époque, le système d'évaluation des détenus radicalisés, ses capacités réelles d'évaluation et les directives du moment.

Lorsque je prends mes fonctions 2017, la création des QER est toute récente ; à l'automne 2019, ils ne sont que quatre et le cinquième est encore à ouvrir, à Vendin-le-Vieil. Au cours des deux années qui viennent de s'écouler, on a donné la priorité aux terroristes islamistes, parce qu'à l'époque, il n'y avait pas de cadre juridique pour envoyer les détenus en QER – j'ai écouté vos auditions et tout le monde ne se rappelle pas que le droit en vigueur n'était alors pas celui d'aujourd'hui. C'est un amendement à la loi de mars 2019 qui l'a permis et, à l'automne 2019, le décret d'application n'avait pas encore été publié. Le cadre juridique des quartiers concernés avec leurs deux variantes – prise en charge (QPR) et évaluation (QER) – n'existe pas avant 2019.

Entre 2017 et 2019, on fait le choix d'orienter en QER très préférentiellement – voire exclusivement – des TIS, c'est-à-dire des condamnés à raison de faits de terrorisme. Il nous semblait en effet que si jamais un TIS venait à contester devant un juge son orientation en QER, nous aurions des arguments solides, puisque nous disposions d'une décision définitive de l'autorité judiciaire condamnant le détenu pour des faits de terrorisme. Cela nous semble alors la manière la plus sécurisée d'orienter des détenus vers les QER, à une époque où le code pénitentiaire comprenant des dispositions spécifiques en la matière n'existe pas encore.

Au printemps 2019, je propose au cabinet de la garde des Sceaux de faire évoluer la doctrine, parce qu'au cours des deux années précédentes, avec l'ouverture des QER, on a commencé à évaluer un stock important de terroristes. D'un point de vue pénitentiaire, plus le temps passe, plus il devient intenable de n'orienter en QER que les terroristes, car nous avons aussi besoin d'évaluer des profils lourds de droit commun radicalisés, pour lesquels nous n'avons pas de base juridique aussi claire que le motif de leur condamnation.

Je propose donc au cabinet que l'on s'affranchisse des catégories pénales, que l'on ne retienne plus seulement les condamnés pour faits de terrorisme, mais que l'on s'autorise aussi à orienter en QER des prévenus pour faits de terrorisme, ainsi que des prévenus ou des condamnés de droit commun sur lesquels nous disposons d'éléments qui nous laissent à penser qu'ils peuvent être radicalisés, voire qu'ils sont déjà suivis au titre de la radicalisation. J'ai rappelé que nous avons eu jusqu'à 550 terroristes, mais nous avons toujours eu deux fois plus de radicalisés de droit commun. Si l'on pouvait justifier, en 2017, de donner la priorité aux terroristes, plus le temps passait, moins il était compréhensible de s'interdire d'évaluer les radicalisés. À l'automne 2019, l'arbitrage politique est rendu. On décide d'aller vers un cadre juridique qui doit nous permettre d'orienter en QER à la fois des prévenus et des condamnés, des terroristes et des détenus de droit commun. C'est donc le moment où on élargit le vivier des détenus qu'on oriente en QER.

Lors de la première vague d'évaluation, déjà, on avait fait le choix de ne pas envoyer tous les terroristes en QER, notamment ceux dont la radicalisation était suffisamment établie et documentée – typiquement, ceux qui étaient gérés à l'isolement. Je ne dis pas qu'on s'est interdit de les évaluer, mais qu'on ne les a pas considérés comme prioritaires. J'essaie de reconstituer la dynamique du raisonnement de l'époque, et non le tableau statique d'aujourd'hui. En 2017-2018, on a priorisé les TIS, mais pas ceux dont nous étions à peu près certains du niveau de radicalité. Par exemple, je n'ai jamais demandé que l'on évalue en QER Salah Abdeslam, Smaïn Aït Ali Belkacem ou Bilal Taghi, l'auteur de l'attentat d'Osny. Je crois d'ailleurs qu'ils n'ont toujours pas été évalués en QER.

Au cours du second semestre 2019 et de l'année 2020, la priorité était d'évaluer les radicalisés de droit commun – la crise sanitaire nous a fait prendre beaucoup de retard. Ces détenus étaient plus nombreux et, par définition, nous avions moins d'informations sur eux.

C'est un premier élément de contexte important, que les autres personnes que vous avez auditionnées n'avaient pas en tête car la plupart ne peuvent pas avoir cette vision de l'intérieur de la DAP à l'époque. Au moment où se pose la question d'envoyer Franck Elong Abé en QER, à l'automne 2019, la priorité, je l'ai dit, est d'évaluer les détenus radicalisés, puisque nous avons quasiment fini d'évaluer le stock des TIS.

Quelle était l'opinion de l'administration centrale sur Franck Elong Abé à l'automne 2019 ? Ce détenu était connu. Je ne connaissais pas le nom des 73 000 détenus, mais je connaissais celui de Franck Elong Abé, comme ceux de Smaïn Aït Ali Belkacem, de Lionel Dumont, de Bilal Taghi et de plusieurs dizaines d'autres détenus. Il se trouve que je connaissais celui de Franck Elong Abé. Tous les directeurs de l'administration pénitentiaire le connaissaient – je pense que mes deux prédécesseurs le connaissaient, ainsi que mon successeur. Il était connu pour son comportement agressif, ses multiples agressions contre des codétenus, mais également pour des faits très graves de prise d'otage à l'unité hospitalière spécialement aménagée (UHSA). Votre commission a déjà connaissance de tous ces faits.

On avait donc un détenu instable et imprévisible, connu pour son comportement agressif, et psychologiquement instable. On le disait psychotique ; le mot est un peu galvaudé et ce n'est pas à moi de faire un diagnostic, mais en tout cas c'était un détenu « psy », comme on dit à l'administration pénitentiaire. Enfin, il avait montré, dans les dernières semaines de sa détention au centre de Condé-sur-Sarthe, qu'il pouvait être violent contre lui-même puisqu'il avait fait deux tentatives de suicide très spectaculaires, dont l'une en pleine audience au tribunal de grande instance d'Alençon.

S'ajoutent à cela une prise d'otage en 2015, l'agression contre un agent à Rouen la même année et l'échec de sa prise en charge en détention ordinaire à Vendin-le-Vieil, alors que le personnel de cette maison centrale a un grand savoir-faire avec les détenus de ce type. Il est ensuite transféré par mesure d'ordre de sécurité – c'est-à-dire exclu – de Vendin-le-Vieil vers Condé-sur-Sarthe, autre maison centrale sécuritaire réputée pour sa capacité à gérer des profils lourds.

Arrivé au centre de Condé-sur-Sarthe en février 2019, un mois avant l'attentat du 5 mars 2019, il sera l'un des éléments meneurs des très graves perturbations survenues au quartier disciplinaire et au quartier d'isolement pendant tout l'été 2019. Je rappelle qu'après l'attentat du 5 mars, un conflit social très dur a eu lieu, et que lorsque les portes ont rouvert un mois plus tard, on a imposé des contrôles supplémentaires, donc des fouilles manuelles particulières, aux visiteurs des détenus. Cette mesure – justifiée car nous n'avions alors par les moyens technologiques nous permettant de nous en passer – a été très mal perçue par la population pénale TIS, car les visiteuses étaient des femmes à qui l'on demandait d'enlever leur voile. Cela a entretenu, de juin à août 2019, un conflit très violent avec une bonne partie de la population pénale, dont Franck Elong Abé était un meneur.

Pendant ces trois mois de l'été 2019, le centre de Condé-sur-Sarthe a été marqué par des dégradations multiples, répétées, sur une longue durée, qui éprouvèrent fortement les personnels du centre pénitentiaire. Je pourrai transmettre à la commission une lettre que j'ai conservée du médecin de l'unité sanitaire de Condé-sur-Sarthe, qui fait une description apocalyptique du quartier disciplinaire et du quartier d'isolement : des incendies presque toutes les nuits ; le quartier entièrement recouvert de suie ; des détenus qui, pour plusieurs d'entre eux, couvraient leur cellule d'excréments. Les personnels et les détenus vivaient dans une atmosphère de puanteur épouvantable et des conditions d'hygiène déplorables. Telle fut la réalité des QI et QD de Condé-sur-Sarthe pendant presque trois mois.

Face au déchaînement de ces violences quasiment quotidiennes, au cours de l'été, j'ai décidé d'exclure du centre de Condé-sur-Sarthe plusieurs TIS, dont Franck Elong Abé.

À l'automne 2019, on se demande ce qu'il faut faire de Franck Elong Abé, l'auteur de dégradations multiples et le meneur, avec Lionel Dumont, gros profil « terro », des graves incidents intervenus au QI. À cette occasion, Franck Elong Abé se présente comme un combattant. Il rappelle ses combats en Afghanistan avec les talibans, il explique qu'il a fait la guerre là-bas, qu'il est capable de mener 150 hommes. Nous sommes face à un détenu dont tout nous indique qu'il est profondément ancré dans son idéologie radicale et qui, au cours du mois de septembre, a connu une période de décompensation massive sur le plan psychologique, puisqu'il a fait deux tentatives de suicide en quelques jours, dont une extrêmement spectaculaire au tribunal de grande instance d'Alençon.

Au sein de l'administration centrale, personne n'a donc considéré – toute la chaîne hiérarchique, mais moi le premier – qu'une orientation en QER était pertinente à ce moment-là. Je n'accable personne : la mission d'inspection est restée quelques jours à Arles après l'agression mortelle d'Yvan Colonna, mais il aurait fallu entendre les personnes qui étaient en responsabilité à l'époque, plutôt que de dire, avec les yeux de 2022, ce qu'il aurait fallu faire à l'automne 2019.

À l'époque, je l'ai dit, la priorité était de dégager des places en QER pour épuiser le stock des TIS et, surtout, pour évaluer les droits communs radicalisés, extrêmement nombreux. Par ailleurs, le profil de Franck Elong Abé était totalement incompatible avec une période d'évaluation de dix-huit semaines en QER, puisqu'il venait de saccager pendant trois mois le QI et le QD de Condé-sur-Sarthe et qu'il était en état de décompensation psychologique. Si c'était à refaire, je prendrais la même décision qu'en 2019. De plus, compte tenu de son profil, le seul QER vers lequel nous aurions pu l'orienter, le plus sécurisé à l'époque, était celui de Vendin-le-Vieil. Or il était hors de question de le renvoyer dans un établissement dont il avait été exclu huit mois auparavant. Enfin, sa radicalisation ne faisant aucun doute, cela n'avait aucun sens de l'envoyer en QER. Qu'aurions-nous pu en espérer ? La confirmation que nous devions le maintenir au QI ? Il y était et nous allions l'y maintenir ; il n'y avait aucune autre orientation possible.

C'est pour toutes ces raisons que nous ne l'avons pas envoyé en QER à l'automne 2019. Mais cela ne signifie pas que nous n'avons rien fait. Nous avons choisi la maison centrale d'Arles, et c'était un choix très réfléchi.

La spécificité de la maison centrale d'Arles, c'est qu'elle est sécuritaire – toutes ne le sont pas. Elle a rouvert en 2009 sur un projet spécifique d'accueil des profils lourds et son architecture a été conçue en ce sens. Le bâtiment A, qui est de petite taille et qui ne compte que 55 places, permet une prise en charge beaucoup plus individualisée et on y envoie les profils lourds. Ils y sont mélangés à d'autres gros profils, mais plus faciles à gérer sur le plan pénitentiaire, notamment des détenus issus du grand banditisme, qui sont très calmes en détention.

En 2012, de mémoire, on a créé, au sein du bâtiment A, le quartier spécifique d'intégration (QSI). Il a été conçu comme une étape intermédiaire, pour ces gros profils, entre le quartier d'isolement et le retour en détention ordinaire. C'est ainsi qu'il fonctionne depuis un peu plus de dix ans, et c'est ce que nous avons tenté avec Franck Elong Abé. Nous l'avons évidemment maintenu à l'isolement, compte tenu de ce qu'il venait de faire à Condé-sur-Sarthe et des échecs successifs de prise en charge à Rouen, à Vendin-le-Vieil et à Condé-sur-Sarthe – je passe sur l'affectation temporaire à Nantes avant Arles. À l'évidence, à ce moment-là, il n'était pas accessible à une autre prise en charge. Je rappelle qu'il est arrivé à Arles en gestion dite « équipée », avec des surveillants quasiment en tenue de maintien de l'ordre.

Jamais aucun détenu n'a été envoyé en QER dans un tel état. Le principe même du QER est l'évaluation par l'observation – notamment des interactions avec le groupe – et par la prise en charge pluridisciplinaire par le conseiller pénitentiaire d'insertion et de probation (CPIP), le médiateur du fait religieux et le psychologue. On ne peut pas faire cela avec un détenu géré « équipé ».

Franck Elong Abé a donc été géré « équipé » au QI pendant plus de six mois, d'octobre 2019 à avril 2020. Ensuite, l'établissement a tenté le sas d'accompagnement vers la détention ordinaire, c'est-à-dire le passage en QSI, pendant près de neuf mois. Le QSI consiste en une prise en charge individualisée de quatre détenus au maximum, axée sur le suivi psychologique et psychiatrique. Le QSI consiste également en une prise en charge par le sport, auquel Franck Elong Abé était particulièrement réceptif. À cela s'est ajoutée la prise en charge par le travail, d'où l'inscription à des formations, puis la tentative de classer Franck Elong Abé comme auxiliaire. Je sais que certains membres de la commission sont critiques sur ce point mais, objectivement, au cours des premiers mois, nous avons observé un relatif succès de cette prise en charge et, une fois de plus, la démonstration du savoir-faire des agents de l'établissement pénitentiaire d'Arles. Nous sommes passés d'une période où Franck Elong Abé n'avait jamais suscité autant d'incidents en détention, y compris contre lui-même, à une période où, au QI puis au QSI, le nombre d'incidents dont il était responsable a fortement diminué.

Je suis convaincu que nous avons pris la bonne décision en octobre 2019 et que, de ce point de vue, la mission d'inspection se trompe. Je suis convaincu aussi qu'au début de 2020, il était pertinent de tenter une prise en charge individualisée en QSI, en jouant à fond le jeu du projet d'établissement de la maison centrale d'Arles. En revanche, il aurait peut-être fallu, en 2021, réinterroger la décision qui avait été prise de ne pas l'envoyer en QER – lorsqu'on l'a fait en 2022, c'était trop tard. Cette question est moins tranchée. Peut-être, à ce moment-là, aurait-il fallu remonter la proposition de passage en QER, dont la directrice n'est pas parvenue à expliquer pourquoi elle ne l'avait pas transmise.

En tout cas, pour toutes les raisons que je viens d'exposer, l'orientation en QER de Franck Elong Abé à l'automne 2019 et au début de 2020 n'était pas pertinente. Durant les quelques mois de la crise sanitaire, il n'y avait de toute façon plus d'orientations en QER, puisque toutes les sessions avaient été interrompues. Cette question aurait pu se poser dans un troisième temps, une fois que la maison centrale avait démontré qu'il était possible de mettre en place quelque chose avec ce détenu.

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