Monsieur le président, mesdames et messieurs, je suis très heureux que votre commission m'ait appelé à m'exprimer. J'espère que mes réponses et mes souvenirs seront suffisamment précis pour éclairer vos travaux.
La première des questions qui m'ont été transmises par M. le rapporteur portait sur la façon dont j'ai réagi à l'agression mortelle d'Yvan Colonna. Les faits très graves commis à Arles le 2 mars 2022 ont suscité chez moi de la stupeur.
Stupeur, parce que les homicides en détention sont rares. Ceux qui sont commis contre des personnels de surveillance le sont particulièrement – il ne s'en est pas produit depuis plus de trente ans – et, même entre codétenus, cela n'arrive pas tous les ans.
Stupeur, parce que la manière dont ces faits se sont déroulés est inhabituelle. Ils se sont produits dans une maison centrale sécuritaire, et en métropole. Le plus souvent, les homicides ont lieu dans les établissements des départements français d'Amérique. Par ailleurs, ils se sont déroulés en salle d'activité, et non entre cocellulaires ou au cours d'une promenade. Les circonstances elles-mêmes de cette agression mortelle sont donc assez rares.
Stupeur, également, en raison de la personnalité de la victime et de son agresseur. En tant qu'ancien directeur de l'administration pénitentiaire, je connaissais, au moins de nom, Yvan Colonna, par son crime, mais aussi Franck Elong Abé. Même s'il était moins connu médiatiquement jusqu'au 2 mars 2022, tous les directeurs de l'administration pénitentiaire depuis 2015 connaissaient son nom, car il s'agit d'un profil remarquable en milieu pénitentiaire, compte tenu de son parcours parsemé d'incidents graves, voire très graves, à la fois comme terroriste islamiste, mais aussi en tant que détenu « psy ».
À titre personnel, j'ai surtout eu à connaître de son parcours après l'attentat du 5 mars 2019 à Condé-sur-Sarthe, puisque Franck Elong Abé faisait partie du petit groupe qui, de juin à août 2019, a gravement perturbé le fonctionnement du quartier d'isolement (QI) et du quartier disciplinaire (QD) de la maison centrale, elle aussi sécuritaire, de Condé-sur-Sarthe.
Stupeur, enfin, parce que comme ancien directeur de l'administration pénitentiaire, comme préfet et comme citoyen ordinaire, j'ai immédiatement craint le retentissement que pourraient avoir ces faits en termes d'ordre public en Corse, ce qui, malheureusement, n'a pas manqué. J'étais également conscient du retentissement politique qu'aurait une agression comme celle-ci.
Tels ont été mes sentiments le 2 mars 2022, lorsque j'ai appris l'agression mortelle d'Yvan Colonna à la maison centrale d'Arles.
Avant d'entrer dans le vif du sujet, je souhaiterais revenir sur quelques éléments de contexte.
Comme vous l'avez rappelé, je suis désormais préfet de l'Indre – depuis mars 2021. Auparavant, j'ai passé sept années à la direction de l'administration pénitentiaire, d'abord comme sous-directeur, à l'époque de Christiane Taubira, puis comme directeur adjoint de l'administration pénitentiaire, lorsque Jean-Jacques Urvoas était garde des Sceaux et, enfin, d'avril 2017 à mars 2021, en tant que directeur de l'administration pénitentiaire. J'ai donc passé plus de temps au sein de l'administration pénitentiaire et à la Cour des comptes, au début de ma carrière, qu'au ministère de l'Intérieur. Je suis un préfet, mais un préfet de fraîche date : je préfère le rappeler, pour que mon positionnement soit clair.
Durant ces quatre années, très denses, à la tête de l'administration pénitentiaire, je me suis efforcé de repenser l'organisation de la DAP au service de ses métiers, qu'il s'agisse de la sécurité pénitentiaire, de l'insertion et de la probation ou du renseignement pénitentiaire. Je me suis également efforcé, sous la direction des ministres successifs, et avec l'appui du Parlement, de redonner à cette administration les moyens de rendre certains de ses métiers plus attractifs et de fidéliser les personnels, de construire de nouvelles prisons mais surtout de maintenir celles qui existent en état de fonctionnement. J'ai travaillé au renforcement de la sécurité des agents, à la prévention des violences en détention et à la refonte du système de discipline des détenus, avec la création des unités pour détenus violents, l'équipement progressif des établissements prioritaires en brouilleurs, la création des équipes locales de sécurité pénitentiaire qui permettent de sécuriser y compris les abords des établissements qui en sont dotés et de lutter contre la problématique ancienne des projections, ou encore le déploiement de dispositifs anti-drones.
Je me suis également efforcé de renforcer l'action de l'administration pénitentiaire hors les murs, en revoyant les modes d'intervention des services pénitentiaires d'insertion et de probation (Spip), en soutenant le développement des peines alternatives – c'est toute l'ambition de la loi de mars 2019 –, en créant l'Agence du travail d'intérêt général et de l'insertion professionnelle des personnes placées sous main de justice (Atigip), sans oublier de renforcer les droits des détenus, grâce à de nouveaux partenariats avec les ministères de la Culture, de l'Éducation et de la Santé et de travailler à l'accessibilité du droit pénitentiaire en lançant le chantier qui a abouti à la création du code pénitentiaire. J'imagine que Nicole Belloubet – qui a beaucoup fait notamment pour renforcer la sécurité des établissements et des agents – est déjà revenue devant vous sur l'agenda très chargé qui a marqué le début du précédent quinquennat, en matière de politique pénitentiaire.
Cette politique a été menée dans un contexte extrêmement contraint. J'évoquerai trois éléments à cet égard.
Premièrement, durant toute l'année 2020 et une bonne partie de l'année 2021, la crise sanitaire a retardé la mise en œuvre de certaines priorités politiques. Je tiens d'ailleurs à dire que, pendant cette période très difficile, le service public pénitentiaire a été absolument remarquable – même si la reconnaissance n'a pas nécessairement suivi.
Deuxième élément de contexte : le dialogue social, au sein de l'administration pénitentiaire, est très rugueux. Votre commission a sans doute à l'esprit le conflit social très dur de janvier 2018, qui s'est répété sous une forme atténuée en janvier et février 2019, et qui portait notamment sur la prise en charge des détenus radicalisés.
Troisième élément de contexte qui a eu un impact très fort sur l'administration pénitentiaire : toutes ces priorités d'action ont dû être déployées durant une période – de 2017 à 2021, mais je pourrais remonter à 2015 – où elle a été confrontée à un afflux massif de détenus terroristes et de détenus de droit commun radicalisés. Au plus fort de ma gestion, nous avons eu plus de 550 détenus terroristes incarcérés à un même instant dans les prisons françaises, et plus de 1 200 détenus de droit commun suivis au titre de la radicalisation dans nos établissements.
Ces années ont été celles de la construction progressive d'une politique globale de traitement des détenus terroristes et radicalisés. Il a fallu construire une doctrine et se doter de moyens matériels, humains et intellectuels pour les repérer, les évaluer et les prendre en charge, en milieu fermé comme en milieu ouvert, hommes comme femmes. Le système de prise en charge des détenus radicalisés qui existe aujourd'hui s'est construit progressivement. Il faut donc se garder de tout anachronisme et garder à l'esprit qu'il n'a pas toujours eu l'efficacité, l'ampleur et la rapidité d'exécution qu'on lui connaît.
Aujourd'hui, un certain nombre de places sont ouvertes dans les quartiers d'évaluation de la radicalisation ; des places sont réservées dans les quartiers de prise en charge de la radicalisation (QPR) pour les détenus les plus dangereux ; et les « terro » – terroristes – les plus dangereux sont dans les quartiers d'isolement. En 2016, rien de tout cela n'existait. Les premiers QER datent de 2017 et le tout premier QPR est créé à Lille en 2016. L'accroissement – nécessaire – du nombre de places en QER et en QPR est le fruit d'un travail de longue haleine, qui a duré plus de trois ans, de 2017 à 2020. Le système actuel était en cours de construction à l'époque.
Enfin, il a beaucoup été dit que l'administration pénitentiaire avait acquis de longue date un savoir-faire dans la gestion des détenus terroristes, avec les détenus basques, dès les années 1970-1980, avec l'ultra-gauche et Action directe, ou avec les détenus corses, à certaines époques. Si les mots sont les mêmes, ils renvoient à des réalités très différentes : on n'a jamais vu un détenu basque prosélyte en détention, ni un détenu corse ou d'Action directe attenter à la vie d'un personnel de surveillance. La singularité du terrorisme islamiste a conduit à repenser totalement la prise en charge des détenus terroristes, car les risques qui lui sont associés n'ont rien de commun avec ceux que présentaient les terroristes que l'administration pénitentiaire a eu à gérer pendant les quarante années précédentes.
Le premier est le risque prosélyte, qui nécessite de surveiller les contacts, l'environnement, les relations des détenus « terro » avec leurs codétenus – d'où la notion qui s'impose, dans les années 2017 et 2018, d' « étanchéité », de places étanches à créer par rapport au reste de la population pénale. Le second risque est celui d'un passage à l'acte violent en détention : c'est la nouveauté radicale du terrorisme islamiste, dès lors qu'il pénètre dans nos centres de détention. Or il y pénètre massivement à partir de 2015, du fait notamment de la judiciarisation systématique des retours de théâtres d'opérations.
Nous reviendrons peut-être sur le parallèle avec les Basques, pour comparer la gestion des DPS dans un cas et dans l'autre. Pendant plusieurs décennies, les détenus basques ont été un vrai sujet au sein de l'administration pénitentiaire – avec un effet de groupe, un contexte politique et un impact durable sur la gestion de nos détentions dans plusieurs établissements –, qui s'est résolu dans ces mêmes années. Il pourrait donc être utile de comparer les deux évolutions sur la période 2017-2021 pour montrer qu'il n'y a jamais eu de réticence de l'administration pénitentiaire à gérer la problématique de groupes de détenus, quel que soit le contexte politique environnant.