Si je devais retracer l'histoire de la construction européenne depuis que nous avons la majorité, c'est-à-dire depuis six ans, je dirais que notre objectif, avec le Président de la République, a été de passer d'une Europe dépendante à une Europe souveraine. Sur tous les sujets que vous avez mentionnés – industriels, budgétaires, fiscaux –, nous avons voulu affirmer la souveraineté européenne en menant des politiques qui se sont concrétisées au cours des six dernières années alors qu'elles étaient hors de portée auparavant.
La première révolution en matière de souveraineté concerne le domaine industriel. Pendant des décennies, l'Europe a cru bon d'avoir une politique industrielle inexistante, consistant à se dire : « Allons chercher la production là où elle est la moins chère, puis assemblons ce que nous pouvons assembler sur notre territoire, quitte à ce que cela se traduise par des délocalisations massives. » Le meilleur exemple de cette politique a été la France, qui est l'un des pays développés ayant le plus délocalisé au cours des trois dernières décennies ; elle a abandonné des pans entiers de son industrie et détruit 2 millions d'emplois industriels. J'ai toujours considéré que c'était la faute économique la plus grave qui avait été commise contre la France et contre les Français depuis trente ans, et je n'ai cessé de me battre contre cette orientation.
Nous avons engagé une politique de reconquête industrielle, au niveau national comme au niveau européen. Avec mon homologue de l'époque, Peter Altmaier, nous avons mis en place, pour la première fois, une politique industrielle européenne, en publiant ensemble il y a quatre ans un manifeste pour l'industrie européenne. C'était la première fois que les ministres de l'économie français et allemand défendaient l'idée d'une politique industrielle européenne, là où auparavant la liberté la plus totale devait régner. Nous l'avons incarnée par des mesures très concrètes et radicalement nouvelles pour l'Europe. Je pense en particulier aux projets importants d'intérêt européen commun (Piiec), qui constituent une révolution culturelle pour l'Europe. Cela consiste à dire que, pour développer de nouveaux secteurs industriels, il faut des aides d'État. Vous ne pouvez pas créer de nouveaux secteurs industriels, qui, par définition, ne sont pas rentables au début, si vous ne disposez pas d'un écosystème bénéficiant d'aides d'État qui leur permettent de se développer dans des conditions de concurrence comparables à celles de la Chine ou des États-Unis. Nous avons ainsi lancé des Piiec pour les semi-conducteurs, les batteries et l'hydrogène. Là où il n'y avait rien, nous avons mis quelque chose. Alors que pas une seule batterie électrique n'était produite sur le sol européen – elles étaient toutes produites en Asie, notamment en Chine –, nous allons ouvrir des usines qui en fabriquent, et la France sera l'un des grands pôles de production des batteries électriques en Europe.
Nous nous sommes battus également pour la réciprocité commerciale en instaurant un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF), car il ne sert à rien de décarboner le béton, l'acier ou l'aluminium si c'est pour réimporter à bas coût ces mêmes matériaux produits dans des conditions environnementales désastreuses.
Enfin, nous avons mis en place des règlements sectoriels, avec le Chips Act, qui permet de lancer et de soutenir la production de semi-conducteurs en Europe.
De ce point de vue, je considère que c'est une révolution idéologique qui a été menée, sous l'impulsion de la France, pour défendre une politique industrielle dans laquelle les États ont toute leur part. Je considère également que les décisions américaines, avec l' Inflation Reduction Act, nous rappellent que la partie n'est pas encore gagnée et qu'il faut redoubler d'efforts pour utiliser la décarbonation de l'économie comme un moyen de relocaliser notre production industrielle, notamment les chaînes de valeur les plus stratégiques.
À cet égard, nous nous sommes battus pour que, dans le Net Zero Industry Act, qui définit le nouveau cadre des aides d'État européennes, nous simplifiions encore les possibilités d'aide publique pour le développement des technologies industrielles de transition bas-carbone. Ce texte, émanant de la Commission européenne, est largement inspiré par les propositions françaises. Il prévoit notamment qu'au-delà des subventions, qui étaient possibles dans le cadre des Piiec, on pourra accorder des crédits d'impôt pour financer sur le long terme le développement d'industries vertes, dans le domaine de l'hydrogène ou d'autres technologies bas-carbone.
Nous nous sommes battus également pour que voie le jour le Critical Raw Materials Act, qui vise à encourager la production, la transformation et le recyclage en Europe de matières premières critiques, l'objectif étant de maîtriser l'intégralité d'une chaîne de valeur, du lithium jusqu'à la batterie lithium-ion – liquide aujourd'hui, solide demain –, sans oublier son recyclage et la production des anodes et des cathodes, qui exigent des technologies de pointe.
Nous devons, pour cela, mobiliser les financements nécessaires. C'est l'objectif de ce nouveau cadre temporaire ; c'est aussi celui de la création de l'Union des marchés de capitaux, que nous espérons aussi rapide que possible. Il est indispensable de rassembler des moyens de financement européens si nous voulons réussir la transition écologique, dont le coût est très élevé.
Enfin, toujours dans la perspective de développer l'industrie, nous devons renforcer notre politique commerciale. C'est l'objectif des instruments antidumping, notamment les mécanismes visant à assurer la réciprocité des marchés publics et le MACF.
La souveraineté budgétaire est un deuxième élément fondamental – en évoquant cet aspect, je répondrai à la question relative au pacte de stabilité et de croissance.
Faut-il des règles dans la zone euro ? La réponse est oui. Les règles actuelles sont-elles adaptées ? La réponse est non, pour deux raisons.
La première tient au fait que les niveaux de dette publique sont devenus tellement différents d'un État membre à l'autre qu'imposer la même règle et le même calendrier aux dix-neuf pays de la zone euro est tout simplement hors de portée. Or rien n'est pire que des règles totalement inapplicables – c'est un peu comme quand vous menacez vos enfants de les laisser sur le bord de la route : vous savez bien que vous ne le ferez pas. Prétendre ramener la dette de tous les États membres de la zone euro à 60 % de leur PIB n'a absolument aucun sens lorsque l'on sait qu'en 2021, le ratio atteignait 195 % en Grèce, soit cinq fois plus qu'au Danemark, contre deux fois plus en 2000. Il faut tenir compte du principe de réalité.
La seconde raison tient au fait que nous sommes confrontés à des besoins d'investissement dans deux domaines au moins qui s'imposent aux dix-neuf États membres de la zone euro : d'une part, nous devons garantir notre sécurité, ce qui suppose d'investir dans l'outil de défense, à un moment où il y a la guerre sur le territoire européen, et, d'autre part, nous devons opérer la transition écologique face à l'urgence climatique, ce qui implique d'investir massivement dans la décarbonation de l'économie.
S'il faut donc des règles garantissant l'unité de la zone euro, il doit s'agir de règles nouvelles, tenant compte à la fois de la réalité des niveaux d'endettement des pays et des besoins d'investissement.
C'est la raison pour laquelle nous avons défendu trois principes dans le cadre de la révision du pacte de stabilité et de croissance. La Commission précisera ses orientations le 26 avril, mais celles qui ont d'ores et déjà été adoptées par le Conseil Ecofin reflètent les propositions françaises.
Le premier principe est la différenciation des trajectoires budgétaires. Quand les niveaux de dette publique sont aussi différents d'un pays à l'autre, il vaut mieux partir du niveau d'endettement de chacun et élaborer des trajectoires différentes. Ce qui compte, c'est la tendance, beaucoup plus que la valeur absolue. Il vaut mieux qu'un État partant de 185 % arrive à 160 % ou 150 % au bout de trois ans plutôt que de décider que tout le monde doit être à 60 % à ce moment-là, ce qui est tout simplement hors de portée. Si un État s'inscrit dans une tendance de réduction de sa dette et de rétablissement de ses finances publiques, c'est une bonne chose et il faut qu'il avance dans cette direction.
Le deuxième principe clé est l'appropriation : il faut laisser à chaque État membre de la zone euro la liberté, l'indépendance politique de définir lui-même sa trajectoire budgétaire, en fonction de ce qu'il estime être ses priorités. C'est à lui de dire comment il peut parvenir à réduire sa dette publique. En ce qui concerne la France, notre stratégie est connue : stimuler la croissance de sorte qu'elle augmente plus vite que la dépense publique, ce qui suppose d'opérer des réformes de structure – par exemple celles de l'assurance chômage et des retraites.
Le troisième principe est la prise en compte des investissements et des réformes pour faire passer la période d'ajustement de quatre à sept ans. C'est une manière, d'une part, de reconnaître le courage des États qui poursuivent les réformes – comme nous le faisons –, et, d'autre part, d'inciter les États à faire la différence entre les dépenses de fonctionnement et les dépenses d'investissement : lorsqu'ils procèdent à des dépenses d'investissement, ayant notamment pour objet de décarboner leur économie, on doit leur accorder un peu plus de temps pour opérer l'ajustement budgétaire. Cela me paraît sain et même nécessaire, dès lors qu'il est indispensable d'investir dans les technologies bas-carbone.
Tels sont les trois principes sur lesquels nous sommes arrivés à un consensus, après de longues négociations, lors du Conseil Ecofin du 14 mars. La voie est désormais ouverte pour des travaux législatifs, qui devraient se conclure en 2023.
S'agissant de la France, les chiffres qui sont tombés ce matin sont encourageants, même s'ils ne sont pas suffisants : en 2022, le déficit a été de 4,7 %. Nous restons totalement déterminés à rétablir nos finances publiques : nos objectifs sont de revenir sous la barre des 3 % de déficit public en 2027 et d'engager la baisse la dette publique. Nous sommes convaincus que la France doit dépenser moins que ce qu'elle produit, sous peine de s'appauvrir. C'est une règle de bonne gestion. Notre fil directeur, dans le rétablissement des finances publiques, c'est produire plus que ce que nous redistribuons et dépensons. Les résultats obtenus montrent qu'il est possible de rétablir les finances publiques sans brutalité ni excès de rapidité, mais avec une détermination totale et une grande constance dans les décisions.
La souveraineté fiscale est un troisième élément fondamental. L'Europe doit maîtriser sa fiscalité. De ce point de vue, la France, au cours des six dernières années, a été le moteur de deux avancées majeures : la taxation minimale à l'impôt sur les sociétés et la taxation des géants du numérique. Nous pouvons en être fiers.
S'agissant de la taxation des géants du numérique, nous avons livré le combat parfois collectivement, parfois seuls. La France a été le premier État en Europe, contre l'avis de M. Trump et en encourant les sanctions américaines, à se doter d'un tel mécanisme. À tous ceux qui disent que nous ne faisons pas preuve de justice fiscale, je rappelle que cette taxation rapportera 670 millions d'euros en 2023.
Nous avons également œuvré pour créer une imposition minimale des entreprises au niveau mondial – c'est le fameux pilier 2 –, qui a été reprise dans la directive adoptée le 15 décembre dernier. Les grands groupes multinationaux dont le chiffre d'affaires excède 750 millions d'euros seront assujettis à un niveau minimum effectif d'impôt de 15 % sur les revenus produits dans chacun des pays où ils opèrent. Je souhaite que la transcription de ce principe fasse l'objet d'un projet de loi de transposition avant la fin du deuxième trimestre 2023, et que ce texte recueille un accord aussi large que possible, car il nous permettra d'enregistrer au moins 1 milliard d'euros de recettes fiscales supplémentaires.