Je vous remercie de m'avoir invité à m'exprimer devant vous.
La direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) s'occupe, comme son nom l'indique, des affaires extérieures : par conséquent, nos relations avec l'individu auquel vous vous intéressez ont cessé lorsqu'il a été judiciarisé en 2014, soit plus de trois ans avant mon arrivée à la tête du service. L'essentiel de nos informations a naturellement été partagé avec les services intérieurs, mais aussi avec la justice.
La DGSE est un service républicain et démocratique, qui est attaché avant tout à assurer l'indépendance, la souveraineté et la sécurité du pays. Depuis ma prise de fonctions en 2017, j'ai été auditionné plus de soixante fois dans le cadre de différentes activités parlementaires, ce qui est considérable. Ces moments sont toujours importants, car ils permettent d'échanger tout en tenant compte de nos contraintes en matière de protection du secret, qui couvre l'essentiel de nos missions. Parmi les différents acteurs du monde du renseignement, la DGSE est le seul service secret et spécial de la nation.
La DGSE est l'héritière du bureau central de renseignements et d'action, créé par le général de Gaulle. Notre ADN est d'opérer de manière clandestine, donc non revendicable, sur des territoires étrangers, sans aucune protection juridique pour nos agents. Nous sommes par ailleurs un service spécial, ce qui signifie que nous sommes dotés, à l'extérieur du territoire national, d'une capacité d'action clandestine et coercitive propre. Je précise que nous n'intervenons pas sur le territoire national, sauf en soutien des services intérieurs, pour leur apporter notre concours.
La DGSE est placée sous la tutelle du ministère des Armées, mais elle a une vocation interministérielle très affirmée. Le service dépend opérationnellement de la présidence de la République et, pour ses orientations globales, de Matignon et des principaux ministères régaliens.
Nos missions sont très larges : elles comprennent la lutte antiterroriste, la lutte contre la prolifération, la lutte contre les ingérences étrangères – j'ai d'ailleurs été auditionné récemment par certains de vos collègues qui travaillent sur ce sujet –, la cybersécurité, le renseignement économique et le renseignement géopolitique. Ce dernier élément constitue notre cœur de métier historique.
Vous avez souhaité m'entendre à propos du profil de djihadiste de M. Frank Elong Abé, dans le cadre des missions de la DGSE en matière de contre-terrorisme.
Permettez-moi, tout d'abord, de faire un bref rappel de ces missions. La lutte antiterroriste est la priorité absolue des services de renseignement. La DGSI, dont vous avez auditionné le directeur général, a un rôle de meneur sur le territoire national, tandis que la DGSE est le chef de file de la lutte antiterroriste à l'international et au sein du ministère des Armées, notre objectif étant de recueillir et d'exploiter le renseignement afin de détecter et si possible d'entraver la menace en dehors de nos frontières. Il s'agit d'une sorte de défense de l'avant. Contrairement à la DGSI, qui peut revendiquer ce qu'elle met en œuvre pour déjouer les attentats, la DGSE ne peut se prévaloir des actions qu'elle mène. Celles-ci ne sont jamais rendues publiques, ni valorisées, sauf de manière très ponctuelle.
Nous travaillons à l'extérieur du territoire national pour réaliser des entraves aux côtés de nos partenaires des armées, qui sont notamment le commandement des opérations spéciales et la direction du renseignement militaire.
Nous visons un quadruple objectif : identifier les acteurs, les organisations et les individus, caractériser les projets terroristes afin de les entraver le plus en amont possible du territoire national, assurer le suivi des acteurs djihadistes en zone de djihad pour opposer une entrave aux porteurs de menace et, enfin, prévenir la constitution de nouveaux sanctuaires en zones de crise.
Les groupes contre lesquels nous concentrons nos efforts appartiennent à deux organisations islamistes internationales majeures : Al-Qaïda et l'État islamique, plus connu sous le nom de Daech. Ces deux organisations sont différentes, mais elles partagent la même idéologie mortifère et la même volonté d'expansion, et elles visent sans distinction des populations civiles innocentes. Je rappelle d'ailleurs que plus de 90 % de leurs victimes sont des musulmans.
Ces groupes terroristes sont schématiquement à l'origine de deux types de menaces interconnectées. La première est la menace projetée vers le territoire national, comme cela a été le cas avec l'infiltration en France de terroristes en provenance de la zone syro-irakienne, qui ont constitué des cellules dormantes au milieu des années 2010. Les attentats du 13 novembre 2015 ont été l'exemple le plus tragique de cette menace. Le second type est la menace inspirée, actuellement la plus importante sur notre territoire. Elle se traduit généralement par des attaques isolées, peu sophistiquées dans leurs modalités – utilisation de camions béliers, d'armes blanches, etc. – mais très meurtrières. Elles sont menées dans le pays de résidence de leur auteur en réponse à un appel aux actions émanant des partisans de l'État islamique ou d'Al-Qaïda, soit directement, soit sur les réseaux, avec la diffusion de vidéos glorifiant les actes terroristes et mettant notamment en scène des kamikazes, afin d'inciter des acteurs endogènes, aux profils psychologiques souvent déséquilibrés, à passer à l'acte. L'imprédictibilité de ces passages à l'acte est, par nature, un défi majeur pour la sécurité. Il est très difficile de les voir arriver.
Aujourd'hui, et c'est tout particulièrement vrai depuis 2017, la lutte contre le terrorisme est un combat mené en équipe. C'est un aspect fondamental. Du fait de l'intrication entre intérieur et extérieur, la responsabilité de la prise en charge de la menace terroriste repose en grande partie sur les épaules de la DGSE et de la DGSI, et de tous les autres acteurs avec lesquels nous travaillons quotidiennement, à tous les niveaux, dans le cadre de nos responsabilités respectives en tant que chefs de file à l'extérieur et à l'intérieur. Le rapprochement entre DGSE et DGSI fonctionne très bien, sous l'action de leurs chefs.
J'insiste, par ailleurs, sur la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT), rattachée à la présidence de la République : elle joue un rôle très important pour organiser les synergies et éviter, pour le dire familièrement, tout trou dans la raquette, ce qui est naturellement l'obsession de nos autorités.
Nous avons su répondre collectivement à la menace grâce à un continuum entre intérieur et extérieur, qui se matérialise notamment par la participation de la DGSE à toutes les structures de coordination de la lutte antiterroriste qui ont été créées à partir de 2018 – c'est assez récent –, sous le pilotage de la DGSI, en tant que chef de file du contre-terrorisme sur le territoire national.
Par ailleurs, nos objectifs prioritaires étant presque tous judiciarisés en France, nous intégrons pleinement la dimension judiciaire dans nos procédures. Depuis la création en 2017 du bureau central du renseignement pénitentiaire (BCRP), devenu en mai 2019 le service national du renseignement pénitentiaire (SNRP), la DGSE s'est efforcée d'œuvrer à la montée en puissance de cette structure. Il existe une très grande synergie entre les services de renseignement, notamment autour de la cheffe du SNRP, Mme Camille Hennetier, que vous avez précédemment auditionnée.
Le terrorisme international est la question pour laquelle la coopération avec nos partenaires étrangers est la plus constante et la plus approfondie. Cette coopération se manifeste par des échanges très denses, qui ont un double objectif commun : d'une part, détecter et entraver la menace émanant de nos ressortissants sur zone, qui restent très nombreux, et, d'autre part, éviter tout retour non contrôlé de ces populations au sein de l'espace Schengen.
Je tiens à appeler votre attention sur deux épicentres du terrorisme islamiste mondial, le Sahel et le Levant, où nous sommes particulièrement engagés.
S'agissant de l'Afrique, des partisans d'Al-Qaïda évoluent en particulier à l'ouest du continent et au Sahel, de même que des partisans de l'État islamique au grand Sahara, dont la présence s'est étendue aux pays côtiers du golfe de Guinée. Ces groupes visent les intérêts occidentaux, mais on ne leur connaît pas, à ce stade, de projet visant à exporter à court terme la menace en France ou en Europe. Pour financer leurs actions, ils comptent notamment sur l'enlèvement d'otages occidentaux.
Notre deuxième zone d'attention est le Levant, où l'État islamique est confronté à une attrition considérable de son commandement central depuis plus d'un an. Les principaux concepteurs de la menace locale et projetée contre les intérêts occidentaux ont, en effet, été neutralisés par des opérations militaires. Ce groupe demeure, néanmoins, en mesure de frapper localement et d'agir en particulier dans le Nord-Est syrien, qui abrite encore des Français ou des individus partis de France. Cette population a des liens avec des relais en Europe et en France, qu'elle incite par les réseaux sociaux, notamment depuis le Nord-Ouest syrien, à réaliser des actions violentes.
Même si les principales menaces contre nos intérêts se trouvent au Levant et en Afrique, j'appelle également votre attention sur la situation dans la zone afghano-pakistanaise, où le risque d'une sanctuarisation en Afghanistan, dans le contexte du départ des forces occidentales, est bien réel. La mort d'Ayman al-Zawahiri, chef d'Al-Qaïda, le 31 juillet 2022, à la suite d'une frappe américaine conduite avec l'aide d'une coopération internationale, a représenté un tournant stratégique considérable et créé au sein du groupe une crise de leadership. Cette situation a conduit l'État islamique dans sa forme afghane, l'ISKP, qui est en compétition avec Al-Qaïda, à se revendiquer comme le fer de lance de la menace terroriste dans la région et au-delà. L'émergence de ce groupe et de réseaux transnationaux invite à considérer la menace émanant d'Afghanistan comme différente de celle qui prévalait à l'époque où Franck Elong Abé s'était rendu dans ce pays, puisque c'était alors Al-Qaïda qui y était prépondérant. Les rapports de forces ont un peu changé.
Je ne reviendrai pas sur le parcours judiciaire et carcéral de Franck Elong Abé, qui vous a déjà été longuement présenté lors de précédentes auditions. Je vais plutôt vous dire ce que je sais du suivi effectué par la DGSE, étant entendu que le séjour de cet individu en Afghanistan a été relativement bref, puisqu'il a duré moins d'un an, dont plusieurs mois dans un camp d'entraînement lors desquels il n'a pas été directement engagé ou exposé au combat. Entre son arrivée et sa rapide arrestation, le service n'a pas recueilli beaucoup de renseignements le concernant.
La mission de la DGSE en Afghanistan était de suivre les Français et les francophones en lien avec Al-Qaïda et les talibans, l'objectif premier étant d'éviter les attentats contre nos intérêts dans la zone et, surtout, sur le territoire national. Le service devait œuvrer à la protection des forces de la coalition, et plus particulièrement du contingent français.
Franck Elong Abé faisait partie de la quarantaine de Français et de binationaux ayant rallié la zone afghano-pakistanaise entre 2001 et 2017. En décembre 2011, puis au cours de l'année 2012, le service a recueilli par des moyens propres des signalements d'un profil francophone évoluant en zone afghano-pakistanaise et détecté notamment dans la province frontalière du Logar. Des recherches complémentaires nous ont alors permis d'émettre l'hypothèse selon laquelle l'intéressé pouvait être identifié comme Franck Elong Abé. À la fin du mois de septembre 2012, cette hypothèse a été soumise au prédécesseur de la DGSI, la direction centrale du renseignement intérieur, qui a partagé l'analyse de notre service. Nous avons alors appris que Franck Elong Abé était de nationalité franco-camerounaise, qu'il s'était converti à l'islam et que c'était un délinquant multirécidiviste, diagnostiqué schizophrène durant une incarcération en France. Il a été interpellé le 17 octobre 2012, deux semaines seulement après son identification formelle, à un poste frontière entre l'Afghanistan et le Pakistan, dans le cadre d'une opération conduite par les forces de sécurité afghanes, qui procédaient à des contrôles d'identité.
On a ensuite pu déterminer que l'intéressé avait gagné la zone afghano-pakistanaise par la Turquie, pour se rendre dans un camp d'entraînement de la région pakistanaise du Waziristan, dédié à la formation militaire. Franck Elong Abé a rejoint en avril 2012 les talibans de la province du Logar, en Afghanistan, et a évolué au sein de groupes affiliés au réseau Haqqani, frange des talibans connue pour sa proximité avec Al-Qaïda. Durant cette période, l'intéressé a notamment participé à une offensive au printemps 2012, effort insurrectionnel conduit tous les ans contre les forces de la coalition.
Après son arrestation, le 17 octobre 2012, il a été détenu pendant plus d'un an dans la prison de la base américaine de Bagram, dans la banlieue de Kaboul, avant d'être transféré en France en mai 2014, où il est alors jugé et emprisonné. C'est à cette époque que la DGSE a cessé tout suivi de cet individu, désormais entre les mains de la justice et des services intérieurs.
Au cours des années suivantes, nous n'avons, dans le cadre de nos missions de renseignement à l'étranger, détecté aucun lien entre Franck Elong Abé et des organisations terroristes internationales. La DGSE n'a été détentrice d'aucun élément sur sa personnalité ou son parcours qui soit nouveau ou différent de ce qui a été porté à la connaissance de la justice dès son arrivée sur le territoire national. En 2014, le service connaît les conditions de son arrestation et de sa détention à Bagram, entre les mains des autorités américaines, sa nationalité franco-camerounaise, sa localisation dans le Logar depuis la fin de l'année 2011 et sa participation à des opérations contre la coalition au sein de groupes insurgés locaux.
Si le service n'avait pas détecté par des moyens propres des projets terroristes élaborés par cet individu ou auxquels celui-ci aurait pu envisager de participer, il était néanmoins convaincu de son extrême dangerosité, en raison de son état mental, de son aguerrissement supposé, de son accès à des armes de guerre et de sa maîtrise de la langue française, lui permettant d'organiser sur le territoire afghan de potentielles attaques contre nos intérêts. C'est pour ces raisons que l'intéressé, en plus de ses autres peines, a été condamné en 2016 à une peine de neuf ans de prison pour participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte terroriste.
Voilà les éléments que je pouvais vous apporter à propos du service, de sa mission de contre-terrorisme et de la manière dont nous avons eu à connaître de cet individu avant qu'il ne soit transféré entre les mains de la justice.
Je conclurai en soulignant que la mission de lutte contre le terrorisme est, collectivement, de plus en plus complexe, en raison de la remise en cause des logiques d'allégeance, de l'affaiblissement structurel des commandements historiques des organisations terroristes et de la recomposition de groupes et de réseaux morcelés selon des logiques de solidarité principalement communautaire, en particulier maghrébine.
Le contexte est également marqué par la persistance de la menace inspirée par l'intermédiaire des réseaux sociaux. C'est un défi majeur pour les services de renseignement.
L'Asie du Sud-Est et l'Asie centrale sont des terreaux extrêmement fertiles pour le développement des groupes djihadistes, en raison de la maturation de tensions préexistantes à propos de la situation des populations musulmanes.
On note, enfin, la reconstitution de foyers de tension en Europe et au Maghreb, à cause de l'addition de compétences négatives liées à divers profils, qu'il s'agisse de revenants des théâtres du djihad, sujet extrêmement important, de sortants de prison – le directeur général de la sécurité intérieure a dû vous en parler – ou de salafistes, très présents sur les réseaux sociaux.
La conséquence pour nous, service de sécurité, est l'existence à moyen terme d'une menace très diffuse et très fragmentée, donc plus difficilement saisissable.