Intervention de Christophe Deloire

Réunion du jeudi 16 février 2023 à 18h15
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères-États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées-visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des

Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières :

S'il existe des différences entre pays, liées aux intérêts des pays attaquants ou à la robustesse des pays ciblés, la logique est identique partout, car tous les écosystèmes informationnels sont composés de la même manière. Pour la première fois dans l'histoire récente des démocraties, tous les contenus sont en concurrence directe, du journalisme de qualité à certaines formes de journalisme qui en ont moins, de l'information sponsorisée à l'information corrompue, de la rumeur à l'équivalent de la chanson sous la douche que sont, sur les réseaux sociaux, la chorégraphie et la vidéo de chats, sans oublier la production de l'intelligence artificielle. Tout cela est en concurrence directe, ce qui n'était pas le cas auparavant, lorsque les médias étaient en concurrence au sein d'un secteur doté d'une autorégulation, chacun exerçant ses responsabilités. La régulation comportait des formes de protection contre l'influence étrangère, par exemple en matière de détention capitalistique.

La concurrence directe qui caractérise l'écosystème d'aujourd'hui favorise ce qui n'est pas fiable. Plusieurs études ont prouvé que les contenus relevant de la fausse information et n'étant pas obsédés par l'attachement aux faits, à la réalité ou à la vérité, ont un potentiel viral très fort. Or les plateformes numériques n'ont adopté aucun système permettant de promouvoir la fiabilité de l'information. Il s'agit d'un enjeu majeur. Une démocratie moderne ne peut pas résister à cela.

La Commission européenne s'est dotée d'un code de bonnes pratiques contre la désinformation. Lors de la rédaction de sa première version, les plateformes numériques ont tenu la plume. La Commission a été un peu plus attentive à l'occasion de la rédaction de sa seconde version, et les plateformes ont un peu moins tenu la plume. L'un des engagements négociés entre les divers acteurs – dont nous étions –, le numéro 22, prévoit que les plateformes fournissent à leurs audiences, sur une base volontaire, des indicateurs de fiabilité de l'information. C'est léger : il ne s'agit que d'une demande – non d'une obligation – d'intégrer un tel indicateur dans leurs algorithmes pour assurer structurellement une remontée d'informations fiables. Résultat : sur les quatorze plateformes susceptibles de souscrire à cet engagement, une seule l'a fait.

Comme vous, j'écoute les affirmations des dirigeants des plateformes. Ils font de grands discours sur la lutte contre la désinformation, arguant parfois de partenariats avec certains médias alors que ceux-ci relèvent de décisions discrétionnaires des plateformes, lesquelles soutiennent quelquefois les médias comme la corde le pendu. En tout cas, jusqu'à présent, elles sont très majoritairement, sans le dire publiquement, hostiles à l'intégration d'un indicateur de fiabilité à leur fonctionnement algorithmique. Dans le cadre de la Journalism Trust Initiative, nous travaillons avec une plateforme pour avancer très concrètement sur ce plan. Que nous utilisions ce dispositif ou un autre, si nous ne parvenons pas à introduire quelques règles dans le champ de l'expression légale, qui doit être très large, nous sommes perdus.

Il y a souvent, sur ces questions, un biais de raisonnement. Nous avons tendance à nous attacher aux exceptions à la liberté d'expression, à ce que l'on a le droit ou non de dire. Or l'histoire des démocraties démontre que le champ de ce qui est légal est large. Le mensonge est légal, sauf dans le domaine économique, les entreprises n'ayant pas le droit de mentir sur leurs comptes sous peine de sanctions pénales. Propager des rumeurs, financer quelqu'un pour dire quelque chose, tout cela est légal. Certes, on avait posé l'obligation de distinguer la publicité des contenus journalistiques.

Il faut donc réfléchir à l'organisation du champ légal. En la matière, il existe, par-delà les appartenances partisanes, des principes communs dont il faut imposer le respect aux acteurs édictant les normes de l'espace public, qui sont les plateformes. De ce point de vue, elles ont remplacé les Parlements, dès lors qu'elles adoptent les règles relatives à la distribution de l'information. C'est le Parlement qui avait adopté la loi Bichet, laquelle réglementait la distribution de la presse écrite et reste sans équivalent s'agissant du numérique.

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