Intervention de Christophe Deloire

Réunion du jeudi 16 février 2023 à 18h15
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères-États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées-visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des

Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières :

Une affaire récente a mis en lumière des cas d'éventuelle corruption de journalistes. J'ai moi-même été journaliste d'investigation pendant dix ans et il m'est arrivé de recevoir des propositions de corruption de la part de parties prenantes étrangères. Cela fait partie de la vie des journalistes, la question est de savoir si on est capable d'y résister. La corruption des journalistes, phénomène très marginal dans le sujet que vous traitez, ou la corruption de médias qui se prétendent journalistiques mais ne le sont pas, est parfois extrêmement visible. Il suffit de se promener dans les rues de nos villes et de voir s'afficher en dos de kiosque les portraits de présidents ou de couples présidentiels de pays étrangers. Le Cameroun s'illustre en ce domaine. Son président, Paul Biya, est parfois au centre de publications dithyrambiques dont on a du mal à penser qu'elles relèvent simplement de l'enquête journalistique. Il existe des moyens de prétendre diffuser du journalisme, y compris par la presse, mais il s'agit en réalité de propagande. Les chaînes de télévision peuvent également servir de support et le retentissement en est encore plus large. Je pense à la chaîne russe RT, anciennement Russia Today, à l'agence de presse Sputnick, aux fermes à troll, aux chaînes de propagande chinoises comme CGTN (China Global Television Network). Celle-ci a pu pénétrer le territoire européen après que l'Ofcom (Office of Communications), l'organe de régulation britannique, a révoqué une licence accordée à cette chaîne. Le consortium Forbidden Stories, lancé par Reporters sans frontières, a mis en lumière cette industrie de la désinformation. Ces nouveaux phénomènes s'inscrivent dans un cadre international où des régimes despotiques visent à instaurer un nouvel ordre mondial des médias.

Nous avons publié en 2019 un rapport intitulé Le Nouvel Ordre mondial des médias selon la Chine, qui, sur la base d'une enquête, démontrait que la Chine, par différents moyens, en pesant dans des organisations internationales, en modernisant son outil audiovisuel extérieur, en infiltrant les médias étrangers, entendait modifier le fonctionnement des médias au sein d'autres pays, pas seulement de la France. L'Afrique est une cible privilégiée. Le Parti communiste chinois avait monté l'opération Tapis rouge qui consistait à inviter des journalistes de pays tiers à Pékin ou dans d'autres villes chinoises pour leur enseigner le journalisme et ses caractéristiques chinoises.

Ces nouveaux phénomènes témoignent d'une évolution radicale de l'espace de l'information et de la communication, de notre espace public. Jusqu'à il y a peu, même si des ondes courtes pouvaient passer les frontières, nos espaces publics étaient d'abord nationaux. La mondialisation de l'information est récente. Au sein des espaces nationaux, les différents acteurs étaient juridiquement encadrés et devaient répondre de leurs actes. Les médias étaient régulés par des dispositions législatives, qu'il s'agisse de la liberté d'expression ou des exceptions posées à la liberté d'expression, mais également par leur éthique, qui dérive de textes internationaux, et par la professionnalisation du journalisme. Le pluralisme, la fiabilité de l'information, la déontologie, qui étaient promus dans ces espaces publics nationaux, ont été détruits par la mondialisation. Les nouvelles technologies, dont je ne méconnais pas l'intérêt, ont battu en brèche les garanties érigées au niveau national. Ainsi, les médias étrangers échappent au cadre légal français, même s'ils diffusent en France. C'est vrai pour toutes les démocraties, pas seulement pour notre pays. Du fait de la mondialisation, les plateformes numériques américaines ou chinoises édictent leurs normes et de nouveaux types d'acteurs peuvent intervenir dans l'espace public sans aucun contrôle démocratique. Vous pouvez comparer la situation à une mondialisation économique dans laquelle certains pays auraient ouvert leurs frontières et d'autres non, les uns concurrençant les autres. On en connaît les conséquences. C'est la même chose pour la défense démocratique.

Cette asymétrie est dangereuse car elle permet à des régimes despotiques de contrôler leur espace informationnel et de lancer des offensives que je qualifierai, non pas de désinformationnelles, mais de propagandistes ou déstabilisatrices. Prenons garde, d'ailleurs, à ne pas utiliser le terme de guerre de l'information : ce sont des guerres de propagande ou de destruction de l'information d'intérêt public ou général. Comment nous adaptons-nous à la mondialisation ? Quelles conséquences en tirons-nous pour notre corpus juridique ou l'organisation de la gouvernance juridique ?

Les diverses stratégies de lutte contre la désinformation, y compris la désinformation d'origine étrangère, ont des limites. Une première réaction serait de prendre des contre-mesures. Ce fut la logique de la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information. En soi, elle n'était pas illégitime mais nous avons craint qu'elle ne soit inefficace, voire contre-productive. Elle n'a pas été contre-productive mais elle n'a pas été très utile non plus. Une contre-mesure suppose d'identifier la désinformation, de la qualifier juridiquement, et de trouver le moyen de l'évacuer. C'est extrêmement compliqué car la désinformation et les ingérences peuvent être difficiles à identifier et à qualifier. La piste de l'éducation critique aux médias pourrait être intéressante mais il ne suffit pas d'être éduqué aux médias pour savoir reconnaître un contenu manipulé par une puissance étrangère si le traitement a été bien fait. Défendre un journalisme de qualité ne suffira pas et nous devrons reconstruire un cadre juridique, une garantie démocratique, pour l'espace public.

J'en viens à nos actions et à nos propositions. Tout d'abord, nous devons répondre aux détournements de la neutralité de canaux de communication, comme celle des communications satellitaires. Nous avons obtenu du Conseil d'État qu'il demande à l'ARCOM (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) d'examiner la situation de trois chaînes russes. L'ARCOM a mis en demeure Eutelstat de cesser la diffusion de ces trois chaînes, en Russie mais également dans les pays baltes et l'est de l'Ukraine. En effet ces bouquets russes, qui avaient retiré les chaînes de journalisme dignes de ce nom pour ne conserver que celles qui se livraient à la propagande, étaient diffusés par l'opérateur d'une société française. Il nous semble important, pour gérer cette société de l'information, de doter les démocraties de systèmes juridiques protecteurs qui leur permettent de résister à l'avantage concurrentiel que confère l'asymétrie aux régimes despotiques sur les démocraties.

Nous avons rédigé une proposition précise, dans un document de quatre pages que je vous transmettrai, pour protéger l'espace informationnel démocratique face aux régimes autoritaires, à deux niveaux. Tout d'abord, nous devons mettre un terme à une situation aberrante dans laquelle des acteurs nationaux soumis à des dispositifs de régulation se retrouvent en concurrence directe avec des acteurs étrangers qui interviennent sur le même territoire sans être soumis aux mêmes règles. Ce qui relèverait d'une absurdité sur le plan économique est encore pire quand la démocratie est en jeu. Ensuite, il serait légitime de se doter de mesures de protection dès lors que des opérateurs étrangers, plateformes numériques ou médias, agissent dans l'espace informationnel, et de confier à des autorités indépendantes du pouvoir politique la mission d'intervenir si la situation l'exige.

D'autre part, sommes-nous condamnés à hésiter entre deux solutions aussi insatisfaisantes l'une que l'autre pour ce qui concerne les espaces informationnels ? Devons-nous nous replier sur des espaces nationaux ? Ce serait dommageable. Devons-nous conserver le même degré d'ouverture un peu naïve ? Ce pourrait être funeste pour les démocraties. Les démocraties ont intérêt à travailler ensemble à la constitution d'un espace informationnel démocratique, doté de règles relativement homogènes et cohérentes visant, notamment, à le protéger de l'extérieur. C'est le sens du partenariat international sur l'information et la démocratie que nous avons initié, soutenu par le ministère des affaires étrangères français, qui regroupe cinquante États démocratiques dont vingt-cinq sont membres de l'Union européenne. La démarche est la même que celle du processus engagé pour lutter contre le réchauffement climatique. Les États prennent des engagements non contraignants et cherchent des solutions. Dans ce cadre, le Forum international sur l'information et la démocratie, dont la gouvernance est assurée par des organisations de la société civile, est chargé de formuler des recommandations précises que nous pourrons vous soumettre, pour construire un espace numérique démocratique. Deux sommets annuels ont été organisés par la France en marge de l'assemblée générale de l'ONU. Entre vingt et vingt-cinq ministres des affaires étrangères y ont participé, ainsi que des dirigeants d'organisations internationales.

Enfin, il faut, me semble-t-il, résister à la tentation de vouloir chasser ce qui est dangereux, pour deux raisons. Tout d'abord, il peut être difficile d'identifier et de qualifier juridiquement une menace. Surtout, il serait risqué de vouloir l'évacuer en prévoyant des exceptions à la liberté d'expression. Ce serait entrer dans une logique de ministère de la vérité ou, tout du moins, du mensonge. La logique historique des démocraties a été non pas d'interdire tout ce qui pouvait sembler dangereux comme le mensonge, la rumeur, la confusion entre la publicité, l'information sponsorisée, l'information indépendante, mais d'imposer des obligations de moyens aux acteurs.

Autrefois prévalaient au sein de l'espace public des incitations, des garanties, des principes qui imposaient aux acteurs une forme d'intégrité. Les complotistes, les fous furieux, les agents étrangers existaient déjà, bien évidemment, mais ils étaient cantonnés aux marges de l'espace public. À présent, du fait du fonctionnement des réseaux sociaux, ils sont au cœur. L'une des solutions serait de replacer au centre de l'espace informationnel des acteurs en mesure de prouver leur intégrité. Reporters sans Frontières a développé un label, la Journalism Trust Initiative (JTI), dont le succès est international. Conçu comme une norme ISO, il permet à des médias de prouver qu'ils respectent des règles. Ils peuvent ainsi remonter dans l'indexation algorithmique pour se retrouver au cœur du dispositif, à la place d'autres, moins scrupuleux. Cette initiative est soutenue par la Commission européenne. Bon nombre d'États et de médias s'y intéressent, dans le monde entier.

Des solutions existent mais prenons garde à ne pas d'abord favoriser des réponses défensives ou contre-offensives. C'est en bâtissant un nouveau cadre de garanties positives que les démocraties résisteront le mieux à la malveillance, à l'ingérence et à la manipulation.

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