Le sixième rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), récemment publié, décrit des changements d'une ampleur inédite, aux effets néfastes dans le monde entier. L'enjeu est d'éviter chaque fraction de degré en plus, car les risques s'intensifient, avec des vagues de chaleur, des inondations, des sécheresses dont chacun, malheureusement, est parfaitement au courant.
Le rapport insiste sur le temps de l'action : si nous ratons la décennie à venir, nous ne pourrons plus décarboner notre économie. Les tendances actuelles ne sont pas du tout compatibles avec la limitation de la hausse des températures à 1,5 degré ni même 2 degrés, qui permettrait d'assurer un monde vivable et équitable. Il faut donc mener des politiques ambitieuses.
Le Giec emploie pour la première fois le mot « sobriété ». Il insiste sur la réduction de la consommation, de la demande et des émissions de gaz à effet de serre (GES) : c'est seulement dans un second temps que vient la décarbonation de ce qui ne peut être réduit. Cette formule, d'abord réduire le superflu, ensuite décarboner ce qu'on ne peut réduire, je l'applique ce soir au transport aérien. Elle signifie que nous ne pouvons pas faire l'économie de la réduction du trafic, s'agissant notamment de tout ce qui relève du superflu et du caprice, et que nous devons travailler à la décarbonation de ce qu'on ne peut réduire.
Qu'on ne m'accuse pas d'être anti-avions ! Certains vols sont précieux et utiles – des chercheurs traversant l'Atlantique pour partager leurs recherches, des familles qui se retrouvent par-delà la Méditerranée, des gens partant à la découverte d'autres cultures. Les vols que je vise sont des vols caprices.
Par ailleurs, le Giec insiste sur les inégalités dans la transition écologique. Les moins responsables – les plus pauvres, les plus vulnérables – sont les plus fragilisés. Ceux qui contribuent le moins au changement climatique en subissent le plus les effets.
Cet aspect fondamental du sujet qu'est l'acceptabilité sociale de la transition écologique est peu pris en compte. Chacun doit faire sa juste part. C'est comme pour l'impôt : le contribuable consent à l'impôt parce qu'il a la conscience diffuse que chacun paie sa part ; si M. Millienne, qui est assis à côté de moi, est bien plus fortuné que moi, il paiera plus d'impôts que moi. Il en va de même pour la transition écologique. Yamina Saheb, qui a contribué au rapport du Giec et que nous avons auditionnée, le dit plus directement : « La transition doit être juste ou on aura la guerre ».
L'effort de la transition doit donc être partagé par tous. Or les plus riches ne participent pas à cet effort collectif. L'interdiction des vols en jets privés répond en tout point à la recommandation du Giec et des scientifiques de réduire la consommation, en adressant aux plus riches la demande inédite de se priver de leurs jets privés, et fait porter un petit effort sur ceux qui contribuent énormément à la pollution.
La part des riches dans les émissions de gaz à effet de serre n'est ni marginale ni anecdotique ; elle est parfaitement mesurable. L'organisation non gouvernementale (ONG) Transports et environnement estime qu'un vol effectué en jet privé émet dix fois plus de GES par voyageur qu'un vol commercial classique, et cinquante fois plus que le train. Pire : non seulement la moyenne est de quatre ou cinq passagers par vol en jet privé, mais de nombreux vols sont effectués à vide. Leur part atteint 40 % sur des trajets tels que Saint-Tropez-Cannes ou Lyon-Chambéry.
Ces émissions de gaz à effet de serre sont donc parfaitement superflues et pourraient être évitées. Ces trajets en avion ne sont pas nécessaires : la plupart du temps, il existe des solutions alternatives en train, notamment pour Paris-Bruxelles, Paris-Genève et Paris-Londres. Pour Paris-Nice, il existe les lignes aériennes commerciales.
Qu'on ne nous dise pas qu'il s'agit de déplacements professionnels ! Un récent documentaire de l'émission « Complément d'enquête », ainsi que les comptes Twitter et autres qui traquent les jets privés, tels que laviondebernard et Iflybernard, dont je salue le travail et la pédagogie, ont évoqué des vols Nice-Cannes, Bordeaux-Arcachon, Rennes-Saint-Malo, Saint-Tropez-Cannes, Chambéry-Courchevel et même Lille-Le Touquet. On ne peut pas dire de bonne foi qu'il s'agit de destinations parfaitement professionnelles !
Nous parlons ici des ultrariches : le patrimoine des propriétaires de jets privés est supérieur à 1 milliard d'euros. Si un Français ou une Française lambda émet en moyenne 10 tonnes de CO2 par an, cette moyenne recouvre de fortes disparités : elle est de 5 tonnes pour les classes populaires et de 8 000 tonnes pour les ultrariches. Et 41 % de l'empreinte carbone des 1 % les plus riches de la population européenne provient du transport aérien.
Bref, il s'agit d'activités polluantes dont l'interdiction s'impose. Elle est efficace en matière de réduction des émissions de CO2 et socialement juste. Elle envoie le signal que les efforts sont partagés. Elle « affecte » une infime poignée de personnes – et c'est un bien grand mot : il ne s'agit que de les contraindre à prendre l'avion classique ou le TGV, pas du tout d'empêcher leurs déplacements. En revanche, c'est la première fois qu'on demande aux ultrariches une vraie contribution.
Si les médias et le débat public emploient l'expression « jets privés », cette notion n'existe pas en droit. Il s'agit de trajets mobilisés à la demande par des particuliers ou des entreprises, pour des déplacements non réguliers. Dans certains cas, il s'agit d'une personne physique ou morale, propriétaire de l'avion, qui organise le trajet pour son compte, sans rémunération. Cela entre dans le cadre du transport non commercial de passagers, visé par l'article 1er de la proposition de loi. Dans les autres cas, le jet est affrété contre rémunération. Ces trajets s'inscrivent dans le cadre des vols commerciaux non réguliers, visés par l'article 2.
Bien entendu, le texte prévoit des dérogations pour couvrir les vols d'intérêt public, au sens très large, tels que les vols humanitaires, de santé, militaires, gouvernementaux ou de transport de greffons, ainsi que ceux effectués dans les aéroclubs, car nous aurons besoin de pilotes dans les prochaines années. Pour les vols commerciaux non réguliers, l'article 2 ajoute une dérogation pour les vols de plus de soixante passagers, pour ne pas pénaliser les compagnies de charters traversant la Méditerranée ou reliant les Antilles.
La proposition de loi est parfaitement conforme à l'article 20 du règlement européen du 24 septembre 2008, comme l'est la disposition de la loi « climat et résilience » du 22 août 2021 interdisant les lignes commerciales de transport aérien en cas d'alternative en train d'une durée inférieure à deux heures trente. Par ailleurs, elle s'inscrit dans la droite ligne des récentes décisions du Conseil constitutionnel inscrivant la protection de l'environnement parmi les intérêts fondamentaux du pays.
L'interdiction proposée est la seule solution proportionnée. S'agissant de milliardaires, il ne servirait à rien d'augmenter les prix. Quant aux mirages de la décarbonation, ils ont été battus en brèche par les représentants de la direction générale de l'aviation civile (DGAC) lors de leur audition, même si c‘est de façon polie, diplomatique et réservée. Yamina Saheb est un peu plus directe : pour elle, la rupture technologique espérée n'aura pas lieu dans les quinze prochaines années.
Il faut donc, conformément au rapport du Giec, réduire ce qui peut l'être, et ensuite soutenir la recherche et développement (R&D). Vous nous trouverez à vos côtés pour décarboner ce qui ne peut être réduit, mais il faut d'abord réduire. La mesure que je vous propose est celle qui pénalise le moins de monde pour l'impact le plus concret et le plus immédiat pour le climat, et c'est une mesure de justice.