Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je suis ici en homme libre pour répondre à vos questions sur l'implantation de la société Uber en France et sur ses relations avec les pouvoirs publics de l'époque.
J'ai été cadre dirigeant puis conseiller d'Uber, chargé notamment des relations avec les gouvernements dans près de cinquante pays en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient. Mon rôle principal consistait à convaincre les pouvoirs publics de changer les lois pour permettre à Uber de fournir son service au public et de réaliser ses ambitions sans entraves.
Je suis le lanceur d'alerte à l'origine des Uber Files, enquête menée conjointement par le journal britannique The Guardian et par le consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ). Plus de 180 journalistes appartenant à quarante-quatre médias implantés dans vingt-neuf pays, parmi lesquels Le Monde et Radio France, ont examiné plus de 124 000 dossiers pour révéler comment Uber s'est imposé dans les villes du monde entier.
Les révélations, qui couvrent la période allant de 2013 à 2017, dévoilent l'expansion agressive d'Uber dans le monde ainsi que la pression exercée sur plus de 1 850 élus et fonctionnaires dans vingt-neuf pays et au sein des institutions de l'Union européenne (UE). Les données montrent à quel point l'entreprise a eu un accès incroyablement aisé à des dirigeants politiques de premier plan et une influence disproportionnée sur des gouvernements, tout en trompant les autorités fiscales et en défiant la loi.
Pourquoi avoir décidé de partager ces données et de devenir lanceur d'alerte ? Pourquoi sacrifier sa réputation, sa carrière, sa santé et d'innombrables amitiés en initiant cet énorme travail d'investigation journalistique ? Parce qu'il ne s'agit pas seulement des méthodes de voyou de la société Uber, tant s'en faut. Il s'agit de montrer aux citoyens toute la défaillance systémique grâce à laquelle la société Uber a pu obtenir ce qu'elle voulait, au détriment des chauffeurs, du contribuable et de la démocratie.
Le risque systémique existe aussi en politique. Je le sais, j'étais aux premières loges. Depuis trente ans, je représente le monde de l'industrie et des entreprises auprès des pouvoirs législatif, exécutif et réglementaire dans le monde, depuis mes débuts au sein du fleuron de l'industrie française et européenne de l'époque, feu Alcatel-Alsthom, à ma vie juste avant la publication des Uber Files, lorsque j'étais sollicité pour conseiller les dirigeants et les actionnaires des plus grosses capitalisations boursières de la planète. Je parle, si vous me permettez de le dire, d'une expérience assez rare de la réalité de l'interaction entre le privé et le public au plus haut niveau. Cette expérience, je souhaite la mettre à la disposition de tous ceux qui reconnaissent que les lois de nos démocraties, de votre République, sont loin d'être à la hauteur en ce qui concerne l'éthique et même la légalité des actes de certains acteurs de ces deux mondes.
Dans l'esprit de certains, le lobbying a quelque chose d'opaque et même de sournois. Le métier de lobbyiste n'est pas toujours perçu comme quelque chose de noble. Trop souvent, une minorité de voyous ternit toute une profession par ses pratiques peu éthiques voire corrompues. Je persiste à croire qu'un lobbying professionnel, transparent, éthique et réglementé est un élément fondamental de toute démocratie digne de ce nom, permettant aux élus d'être bien informés et de disposer de tous les faits afin de voter les lois et d'établir les règles dans l'intérêt du citoyen.
Toute loi doit être débattue, amendée, décidée et votée par un pouvoir législatif indépendant de toute pression et de toute influence externe, à l'issue de consultations approfondies et transparentes avec tous les acteurs de la société et de l'économie, sans privilège ni discrimination. Y arrivera-t-on un jour ? Une bonne fois pour toutes, ici en France, ailleurs en Europe, aux États-Unis, dans les institutions européennes, il faut établir un vrai cadre réglementaire, qui renforce un lobbying transparent et moral s'appliquant à tous, y compris ceux qui continuent à y échapper tels que les avocats, les banquiers et les anciens dirigeants politiques, assorti de vraies sanctions criminelles pour tout individu et toute entité persistant à se croire au-dessus de la loi.
Il n'est pas franchement difficile d'établir de telles règles qui doivent être raisonnables, équitables et non discriminatoires. Cela enrichirait le débat public et contribuerait à inverser la perception si malheureuse qu'a le citoyen des politiques et du fonctionnement de l'État. Les révélations relatives à Uber montrent à quel point les règles régissant cette interaction se sont effondrées. Elles n'étaient pas adaptées à l'époque où Uber faisait sciemment un bras d'honneur aux lois de la République. Elles ne le sont pas davantage aujourd'hui.
Afin d'avoir accès au marché du transport des personnes dans les villes, au lieu de sonner à la porte pour expliquer les mérites de son service et la nécessité urgente de réformer une chasse gardée monopolistique ici et ailleurs, Uber a pris un pied de biche et a défoncé la porte. Il est consternant de constater que, des années plus tard, les gouvernements sont toujours démunis face à certains intérêts privés motivés non par le bien public mais par les méga-profits et l'avarice pure.
Combien de fois ai-je eu affaire à des gouvernements qui nous accusaient, à raison, d'être des hors-la-loi mais qui, en privé, nous promettaient de trouver des solutions rapides et favorables à la croissance effrénée exigée par nos dirigeants et nos investisseurs ? En France comme dans d'autres pays, l'État – je le dis avec beaucoup de respect – avait tendance à abdiquer son devoir face à la pression d'Uber et de ses amis influents.
En quoi cacher des rencontres avec des dirigeants d'entreprises sert-il la démocratie ? En quoi cela sert-il le bien public de permettre à ces mêmes entreprises d'opérer de telle manière que la violence dans les rues de la capitale de votre pays, perçue par ces soi-disant entrepreneurs comme utile à leurs objectifs, fasse la Une des journaux de la planète entière ? Nos démocraties ont autant à craindre de ces blessures auto-infligées que des despotes et des autocrates avec leurs chars et leurs bombes.
Avant de répondre aux questions de la commission d'enquête, j'aimerais formuler deux observations qui me semblent essentielles.
D'abord, en plus de ceux qui ont vu la valeur de leur seul bien disparaître du jour au lendemain avec l'entrée déloyale d'Uber sur le marché du transport de personnes – je parle de ceux qui ont choisi le métier de chauffeur de taxi –, des millions de chauffeurs et de livreurs de plateformes sont aujourd'hui les dindons de cette farce, de ces pratiques indignes. Uber a piétiné les droits des travailleurs français et européens et continue à le faire, avec le sentiment d'impunité et d'arrogance qu'on lui connaît. Chassez le naturel, il revient au galop !
Comment est-il possible que le fer de lance des États membres de l'UE qui cherchent à vider de son sens la directive européenne sur les travailleurs des plateformes, adoptée par le Parlement européen, soit la France ? La même France qui a créé la sécurité sociale en 1945 et le SMIG en 1950, la France des congés payés, du minimum vieillesse, de l'Unedic, de l'Assedic, du revenu minimum d'insertion (RMI), de la couverture médicale universelle (CMU), du revenu de solidarité active (RSA) et – c'est d'actualité – de la retraite à taux plein à 60 ans ! Il s'agit non pas d'emplois mais de création de précarité à l'échelle industrielle.
Mesdames et messieurs les députés, j'ai le devoir de vous interpeller au nom de ceux qui n'ont pas de voix, pas de pouvoir et pas de réseau d'influence. En leur nom, je demande à la France de soutenir la directive précitée, qui inclut une présomption de salariat et recueille le soutien d'une majorité d'États membres.
Ensuite, j'assume mes actes et mon statut de lanceur d'alerte. J'aurais pu garder l'anonymat compte tenu des risques pour mon avenir qu'il y a à en sortir. Ayant eu ma part de responsabilité dans cette entreprise de perlimpinpin, j'ai considéré qu'il était de mon devoir de parler publiquement. J'ai de la chance car je bénéficie du soutien, indispensable, de The Signals Network. Cette ONG m'accompagne au quotidien depuis la publication des Uber Files.
Tout lanceur d'alerte, à l'avenir, doit savoir que ce genre de soutien existe. « Vous n'êtes pas et vous ne serez pas seul », doit-on leur expliquer. Il est impératif d'encourager les lanceurs d'alerte à parler et de les protéger, dans le service public comme dans le secteur privé.
La directive européenne sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l'Union est un début, certes modeste, mais qui a le mérite d'exister. Elle a été transposée en droit français par la loi visant à améliorer la protection des lanceurs d'alerte, dite loi Waserman.
L'exécutif et le législatif doivent démontrer aux citoyens que, s'ils trouvent le courage de donner l'alerte, leur pays sera là pour les accompagner et les protéger de toute tentative de représailles. Si le premier devoir d'un gouvernement est de protéger les impuissants des puissants, alors l'intérêt public est servi à chaque fois que l'on révèle que le bien commun a été potentiellement sacrifié au profit des puissants.