Intervention de Jean-Guy Huglo

Réunion du mercredi 15 mars 2023 à 14h30
Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Jean-Guy Huglo, doyen de la chambre sociale de la Cour de cassation :

Je suis à la chambre sociale depuis douze ans. Uber s'est pour sa part installée en France en janvier 2012. J'ai donc assisté à l'émergence des problématiques relatives aux travailleurs de plateformes. À partir des années 2013-2014, j'ai commencé à voir évoquer dans les colloques universitaires la question de ces travailleurs. Les universitaires ont rapidement posé la question de savoir s'il s'agissait de salariés et s'il ne fallait pas que la Cour de cassation fasse évoluer le critère du contrat de travail, à savoir, depuis 1996, le lien de subordination. D'ailleurs, l'association française du droit du travail avait créé un groupe de travail pour réfléchir à la notion du contrat de travail. Lorsque nous avons été amenés à statuer en novembre 2018 dans l'affaire Take It Easy, société frappée par une liquidation judiciaire, nous avons constaté que les livreurs avaient reçu un SMS les informant que la société cessait ses activités. Ceux-ci n'ont pas été payés des courses en cours et de celles du mois et n'ont pu bénéficier du régime de la garantie à travers l'Association pour la gestion du régime de garantie des créances des Salariés (AGS) puisque par définition, celle-ci ne couvre que les créances salariales. Cela explique les recours en requalification des contrats de travail parvenus jusqu'à nous ensuite. À ce moment, nous avons dû réfléchir à une question fondamentale : savoir si la notion de travailleur présent dans le droit européen est une notion autonome, privant les États membres de marges de manœuvre sur la définition du contrat de travail salarié, ou bien, au contraire, si la notion est renvoyée aux droits nationaux. Selon moi, près de 60 % du code du travail sont couverts par une trentaine de directives européennes en matière de droit du travail. À l'occasion de l'arrêt Take it Easy, j'ai dû effectuer ce travail. La Commission européenne s'y est attelée pour sa part en 2020. J'ai, pour ma part, constaté que dans la quasi-totalité des directives européennes, la définition du travail salarié était renvoyée aux droits nationaux. Deux directives font toutefois exception : celle de 1989 sur la santé et la sécurité des travailleurs instituant l'obligation de sécurité qui semble donner une définition autonome du travailleur et celle de 2003 sur le temps de travail et les congés payés qui est extrêmement importante en ceci qu'elle pose que la notion est autonome et qu'elle résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, qui se trouve – par chance – être identique à celle de la Cour de cassation. Ainsi, le critère est fondé sur le lien de subordination tandis que l'appartenance à un « service organisé » est un indice mais pas un critère – c'est-à-dire que si le seul fait constaté est l'appartenance à un « service organisé », celui-ci n'est pas un critère conclusif. En revanche, accompagné d'autres indices, il permet de retenir la requalification. Dès l'arrêt Take it Easy, nous avions conclu que le lien de subordination devait subsister. En effet, on ne peut imaginer, au sein d'une relation de travail, deux critères différents pour définir le salariat. À ce sujet, je retiens l'exemple presque caricatural des congés payés. Quatre semaines de congés proviennent de la directive européenne de 2003. Pour celles-ci, nous sommes donc tenus d'appliquer le critère de la Cour de justice de l'Union européenne : la subordination. Quant à la cinquième semaine de congés payés, elle est d'origine purement nationale. Changer le critère en droit français créerait une situation où l'on utiliserait le critère européen pour quatre semaines et un autre pour la cinquième, comme si les Français, en posant leurs congés, se posaient de telles questions...

Dans l'arrêt Take it Easy, nous nous sommes donc arrêtés à la notion de lien de subordination. Dans cette affaire, la requalification a été relativement évidente dans la mesure où le livreur devait se préenregistrer sur des « shifts » – des créneaux horaires – et faire savoir quand il serait disponible. S'il n'avait pas un certain volume de courses effectué, l'accès aux plages de livraison les plus fructueuses lui était refusé. De plus, en dessous d'un certain nombre de courses, il recevait une réprimande sous la forme d'un « strike » – un avertissement –. Il en recevait aussi s'il oubliait de se connecter, s'il livrait le repas avec plus d'un quart d'heure de retard, s'il rencontrait un problème comportemental avec un restaurateur ou un client, etc. À force de cumuler les « strikes », le compte était supprimé par la plateforme.

Il était facile pour nous d'assimiler ces règles et réprimandes à des ordres et des sanctions. Nous avons donc procédé à une requalification. Ensuite, est arrivé un événement que chacun connaît et qui nous a confortés dans l'idée qu'il ne fallait pas changer le critère du lien de subordination. Ainsi, la loi d'orientation des mobilités de 2019 prévoyait la possibilité pour les plateformes d'élaborer une charte régissant leurs relations avec les travailleurs de plateforme. Si la plateforme élaborait une telle charte, selon la loi en question, le juge prud'homal était alors privé de la possibilité de requalifier en contrat de travail. Cette disposition n'est jamais entrée en vigueur car elle a été censurée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2019-794 DC du 20 décembre 2019 considérant que le législateur ne peut renvoyer à la plateforme le soin de définir des obligations et droits en matière civile ni priver le juge de son pouvoir de requalifier en contrat de travail dès lors que celui-ci constate l'existence d'un lien de subordination. Nous en avons déduit qu'indirectement, le lien de subordination avait été constitutionnalisé, dès lors que le Parlement était censuré pour avoir interdit au juge judiciaire la requalification d'un contrat de travail sur la base du lien de subordination.

Dans l'arrêt Uber du 4 mars 2020, nous avons eu égard à l'indice lié à l'appartenance à un « service organisé » en plus du critère de lien de subordination. La Cour de justice de l'Union européenne l'avait indirectement sanctionné par des arrêts en dehors du champ du droit du travail. Ainsi, un certain nombre d'États membres ont adopté des réglementations sur l'activité des chauffeurs de VTC qu'Uber a contestées au motif d'une atteinte au principe de libre prestation de service. Le traité relatif au fonctionnement de l'Union européenne effectue lui-même une distinction entre le régime général de la libre prestation de services, libéralisé depuis 1970 et d'effet direct – un particulier peut l'invoquer devant un juge national – et, par contraste, la libre prestation de service en matière de transport, qui n'est pas d'effet direct et qui a été libéralisée dans le cadre des règlements européens sectoriels. La question était alors de savoir si Uber était une entreprise généraliste, numérique, pouvant invoquer le régime général ou bien une société de transport soumise au régime spécifique de libre prestation de services dans le secteur des transports. Uber s'est évidemment présentée comme une pure entreprise numérique, ce que les gouvernements ont contesté. La Cour de justice de l'Union européenne a examiné la relation entre cette société et les chauffeurs et a constaté que ceux-ci étaient intégrés dans un système global de transport. Elle a donc qualifié Uber de société de transport.

Nous avons pour notre part constaté d'autres indices de liens de subordination : le chauffeur ne connaît pas la destination de la course ; il lui est interdit de demander les coordonnées des passagers ; le chauffeur refusant trois courses ou en annulant une déjà acceptée se voit infliger une déconnexion temporaire ; en cas d'itinéraire alternatif à celui de la plateforme, ni le tarif ni la redevance ne sont corrigés ; des sanctions sont prévues, à savoir la suspension du compte, à titre temporaire ou définitif, selon les retours et les notes des clients.

De surcroît, les « terms and conditions » de la société Uber prévoyaient aussi la capacité de prendre des sanctions en cas de conduite inappropriée puisque la géolocalisation permettait à Uber d'identifier qui freine trop brusquement ou qui conduit trop vite. Cet ensemble d'éléments et d'indices nous a conduits à décider d'une requalification en contrat de travail. Nous avons été la première cour suprême d'Europe à nous prononcer sur la requalification.

Par la suite, nous avons été rejoints par les autres cours suprêmes d'Europe. L'arrêt de cour de cassation italienne du 14 novembre 2019 concernant Foodora, par exemple, rappelle que le législateur italien est intervenu en 2015 par un décret-loi n° 81 intitulés « Jobs Act », assimilant à un salarié tous les travailleurs sous un régime où l'organisation est dictée par quelqu'un d'autre. Cela permet d'inclure les travailleurs des plateformes et cela ressemble à notre critère d'appartenance à un « service organisé ». Il y a eu un débat devant les juridictions italiennes pour savoir si tout ou partie du code du travail était applicable. Or la cour d'appel de Turin avait décidé que seule une partie du droit du travail italien était applicable à ces travailleurs assimilés à des salariés. Ainsi, elle excluait le droit relatif au licenciement ce qui n'est pas forcément compréhensible de mon point de vue. Aujourd'hui, Uber clôture des comptes sans préavis ni motivation, y compris dans le cas de personnes qui ne savent pas pourquoi une telle décision est prise comme le montrent les blogs des chauffeurs. Cela étant dit, la caractéristique essentielle du travailleur de plateforme est de pouvoir décider quand il va travailler, contrairement aux salariés.

La Cour de cassation en France n'a jamais prétendu qu'il y a un contrat de travail global entre Uber et ses chauffeurs. En revanche, quand le travailleur est connecté et à disposition de la plateforme pour accepter des courses, il dépend d'un lien de subordination. Cependant, comme les chauffeurs décident quand ils vont travailler, la législation sur le travail à temps partiel est quelque peu en porte-à-faux car c'est une législation très formaliste, qui vise à ce que le salarié sache précisément quand il doit travailler pour, en cas de besoin, pouvoir exercer un autre emploi pour cumuler deux rémunérations. La législation sur le CDD (contrat à durée déterminée) pose le même type de problème. Dans l'affaire Uber, le travailleur requérant avait demandé la requalification de 6 000 CDD considérant que chaque connexion était un CDD de quelques secondes.

Au final, la cour de cassation italienne a cassé l'arrêt de la cour d'appel de Turin, en expliquant que « : l'ensemble du code du travail italien est applicable, et on ne peut pas exclure des situations dans lesquelles l'application intégrale des règles de la subordination soit ontologiquement incompatible avec une particularité présente, mais il s'agit de questions sans pertinence dans l'affaire soumise à l'examen de la Cour ».

Je citerai aussi la décision du 25 septembre 2020 du Tribunal suprême espagnol concernant la société de livraison de repas à moto Glovo. Là aussi, la requalification l'a emporté. En droit espagnol, le critère n'est pas exactement celui du lien de subordination mais plutôt l'appartenance à un système entrepreneurial. L'arrêt est très intéressant car les magistrats ont examiné l'état de concurrence dans lequel se trouvent les travailleurs. Ceux-ci ont en effet un rang qui détermine les courses qui leur sont proposées. Ceux qui se connectent en période de pointe ont plus de chances d'avoir un classement intéressant et de ce fait, de se voir proposer des courses. Ainsi, le tribunal a constaté que si les travailleurs ne sont pas obligés de travailler à tel ou tel moment en théorie, ils le sont en pratique.

Enfin, le 19 février 2021, la cour suprême britannique a prononcé la requalification en « workers » de chauffeurs d'Uber. Je rappelle que le droit du Royaume-Uni prévoit trois statuts : « employee » ou salarié, « worker » qui est un statut proche de celui de salarié car il y a un lien de subordination mais pas de contrat de travail formel et celui d'indépendant. Les chauffeurs ne souhaitaient pas être requalifiés en tant qu' employees pour deux raisons : d'une part, les cotisations sociales et la fiscalité associées au statut de workers sont plus faibles ; d'autre part, ces derniers ne bénéficient pas de la protection contre le licenciement mais dans la mesure où cette protection ne vaut que pour les employees ayant plus de deux ans d'ancienneté, elle n'intéressait pas les chauffeurs, qui connaissent un turnover important. L'arrêt de la cour suprême britannique reprend les mêmes indices que celui de la Cour de cassation française, avec un complément typique de la société anglo-saxonne qui fait la part belle au contrat : la capacité de négociation contractuelle. Ainsi, la cour constate que la capacité de négociation des chauffeurs Uber est inexistante. Ainsi, les « terms and negociation » changent au bon vouloir d'Uber. De plus, ils ne comportent pas une seule clause sur le montant de la redevance, laquelle est en dehors du champ contractuel et évolue de façon discrétionnaire à la guise de la société de transport.

Quinze jours après l'arrêt de la Supreme Court, la société Uber a reconnu la rémunération minimale et les congés payés à tous ses chauffeurs car il n'y a pas autorité relative de la chose jugée au Royaume-Uni. Au contraire, les principes définis par la cour doivent être appliqués à toutes les personnes dans la même situation et, si un chauffeur devait saisir la cour pour obtenir l'exécution de ses droits, celle-ci n'écouterait pas la défense d'Uber mais ferait droit immédiatement au travailleur tout en considérant constitué le délit d'outrage à la cour.

À l'inverse, en France, l'arrêt Uber, malgré son retentissement médiatique, est limité par l'autorité de la chose jugée. C'est-à-dire que la requalification ne vaut que pour le chauffeur concerné. Nous comptons aussi avec le droit de résistance des cours d'appel et le droit de rébellion – la cour concernée peut ne pas appliquer l'arrêt de la Cour de cassation. Nous sommes le dernier pays en Europe à connaître ce principe depuis que la Belgique l'a supprimé en 2017.

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