La Cour de cassation est sensible à l'invitation que vous nous avez adressée et à l'attention portée par le Parlement à sa jurisprudence et aux conditions de son élaboration. Nous nous réjouissons de ces échanges qui nous donneront l'occasion de rappeler la place du juge du droit du travail.
Il me faut avant tout rappeler que la Cour dit le droit mais ne fait pas la loi. Elle interprète au besoin la loi, dans le silence et l'obscurité des textes. Le juge a aussi un rôle de régulateur, en faisant en sorte que la loi et son interprétation soient homogènes sur l'ensemble du territoire. J'insiste également sur le fait que nous sommes saisis par des avocats, lesquels nous adressent des moyens, c'est-à-dire des questions précises – or ces questions méritent, peut-être autant que les réponses, une certaine attention. Autrement dit, la Cour de cassation ne peut s'autosaisir sur tel ou tel problème et ne peut que répondre aux moyens soulevés. Son activité s'inscrit dans une sorte de continuum prenant sa source dans les décisions des cours de première instance. La jurisprudence se construit ainsi par un processus de stratification, à petits pas à partir des moyens soulevés par les parties.
La Cour de cassation comprend cinq chambres civiles et une chambre sociale, laquelle se voit adresser les recours et pourvois dans les domaines du droit du travail dans toutes ses composantes, ce qui forme un champ très vaste puisqu'il s'agit de traiter de l'existence du contrat de travail, de sa formation, de sa rupture mais aussi des négociations collectives, de santé au travail, de sécurité des travailleurs, de droits fondamentaux, de droits des salariés protégés, de rémunérations, etc. Les décisions que nous rendons en matière sociale représentent, sur une période de dix ans, environ 40 % des pourvois de la Cour de cassation. C'est dire l'importance du contentieux social dans l'activité de la Cour de cassation, compte non tenu de la sécurité sociale qui ne relève pas des pouvoirs de la chambre sociale.
Nous traitons parfois de pourvois à caractère sériel. En 2021, nous avons traité quatre mille pourvois et avons rendu un peu moins de trois mille décisions. Cette différence s'explique précisément par l'arrivée du contentieux sériel qui intéresse en matière prud'homale parfois plusieurs salariés. Il n'est pas rare que la collection de conflits individuels révèle l'existence d'un conflit collectif.
Deux cent dix mille affaires nouvelles ont été traitées en 2021 par les cours d'appel, dont trente-cinq mille recours formés contre des jugements de conseils de prud'hommes.
Les décisions des juridictions de première instance sont au nombre de cent trois mille en 2021. Il faut savoir également que 63 % des jugements de première instance en matière prud'homale sont frappés d'appel. C'est le taux le plus élevé d'appel contre des jugements en matière civile – en dehors du droit pénal.
Pour la première chambre sociale, la principale question est celle de la qualification du contrat de travail. Elle a été saisie depuis 2018 à une dizaine de reprises dans le cadre de pourvois sur ce sujet. La qualification du contrat de travail telle qu'appréciée par la chambre – étant entendu qu'il n'y a pas de définition légale du contrat de travail procédant du code du travail – est un contrat par lequel une personne physique (le salarié) s'engage à exécuter un travail sous la subordination d'une personne physique ou morale (l'employeur) en échange d'une rémunération. L'un des critères essentiels est celui du lien de subordination du salarié à l'égard de son employeur. Il permet de distinguer le contrat de travail d'une prestation exercée en tant que travailleur indépendant. Le lien est principalement juridique et pas seulement économique. C'est un point important de la jurisprudence, même si la frontière entre juridique et économique est parfois difficile à tracer. La seule dépendance économique ne suffit pas à caractériser l'existence d'un contrat de travail.
La définition du lien de subordination a été posée par un arrêt Société Générale assez ancien, datant de 1996. Le lien de subordination est l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui a, premièrement, le pouvoir de donner des ordres et des directives, deuxièmement, le pouvoir d'en contrôler l'exécution et troisièmement, celui de sanctionner les manquements de son subordonné. Dans cet arrêt de 1996, apparaît aussi ce qui est à la fois un critère et un indice : le « travail dans un service organisé » lorsque l'employeur détermine unilatéralement les conditions d'exercice du travail. C'est un critère subsidiaire, organisationnel, qui complète les autres. La jurisprudence retient enfin que la qualification de la relation contractuelle ne repose pas sur les termes mêmes du contrat. L'existence d'une relation de travail salariée ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination que celles-ci ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles a été exercée l'activité professionnelle. En d'autres termes, peu importe que le contrat ait été signé ou non, ou qu'il soit qualifié ou pas de contrat de travail : il appartiendra toujours au juge de vérifier dans les faits si un lien de subordination est caractérisé.
La question de la nature de la relation contractuelle d'un travailleur avec une plateforme s'appuie sur une jurisprudence bien établie. Le contrôle de la Cour de cassation repose sur des éléments de fait constatés par les cours d'appel. La Cour de cassation doit donc répondre dans chaque dossier à la question suivante en fonction des moyens qui lui sont présentés par les avocats : les éléments de fait relevés par les cours d'appel permettent-ils de caractériser un lien de subordination ? Il ne s'agit pas de prendre une position de principe sur la nature de la relation contractuelle et une plateforme mais de vérifier au cas par cas si l'existence d'un lien de subordination est caractérisée par un faisceau d'indices. Le juge recherche généralement un faisceau d'indices pour procéder à cette opération. La distinction entre fait et droit, dans ce cas, qui est un élément cardinal du travail de la Cour, s'estompe quelque peu. La désactivation d'un compte, le choix des horaires de travail, la géolocalisation, le libre choix de l'itinéraire, des clients, l'évaluation et la notation, la comptabilisation des kilomètres parcourus, le port d'une tenue imposée au travailleur, la tarification, la mise à disposition du matériel, des clauses de non-concurrence, l'interdiction d'un pourboire etc. sont autant d'indices qui doivent être recherchés. Ensuite, les éléments de fait sont confrontés aux catégories que j'ai énumérées auparavant. La qualification d'une relation contractuelle n'est donc pas une mince affaire. En l'état actuel du droit, il appartient au travailleur de démontrer l'existence du contrat de travail, étant précisé que lorsque celui-ci est immatriculé au registre du commerce et des sociétés, au répertoire des métiers ou auprès des URSSAF, il est présumé être un travailleur indépendant et n'est pas soumis au code du travail.
La Cour de cassation a jugé une dizaine de pourvois sur ces questions. L'arrêt inaugural de la jurisprudence est l'arrêt Take it Easy rendu en novembre 2018, cassant un arrêt qui avait rejeté la demande de requalification de la relation contractuelle en contrat de travail. Ensuite, un arrêt emblématique pour nous est l'arrêt Uber rendu par la Cour en formation solennelle le 4 mars 2020. Il a fait l'objet d'une communication très large. L'arrêt de la cour d'appel de Paris avait retenu l'existence d'une relation salariée entre un travailleur et la société Uber BV. L'arrêt le plus récent a été rendu ce jour. Il concerne la société Bolt. L'arrêt Bolt, dans la droite ligne de l'arrêt Uber, valide l'existence d'une relation salariée entre la plateforme de mobilité Bolt et le travailleur. Je citerai enfin un arrêt controversé : l'arrêt Voxtur / Le Cab du 13 avril 2022 qui, cette fois, a cassé un arrêt qui avait retenu l'existence d'un contrat de travail. Force est de constater que notre jurisprudence concerne surtout le secteur des mobilités, des livreurs et transports, des véhicules légers. Dans cet arrêt Le Cab, la décision a pu être mal comprise, en ce sens que la cassation a été dans notre jargon fondée sur un « manque de base légale ». En réalité, il n'y a pas de contradiction mais il a été jugé que la cour d'appel ne s'était pas livrée à une recherche complète des éléments et indices permettant de caractériser le lien de subordination. C'est un arrêt important invitant les cours d'appel de renvoi à motiver autrement leurs décisions au regard des exigences de contrôle de la Cour de cassation.
Cinq pourvois sont en cours devant la Cour de cassation, concernant toujours les mêmes plateformes mais je ne peux m'étendre sur ces affaires pendantes. La jurisprudence n'est pas totalement stabilisée. Nous constatons également que les stratégies des entreprises peuvent évoluer : nous avons ainsi enregistré un désistement d'une partie dans une affaire concernant une plateforme qui a sans doute préféré que la Cour de cassation ne rende pas d'arrêt.
Par ailleurs, le contentieux sur le contrat de travail ne concerne pas que la chambre sociale mais aussi la chambre criminelle et la chambre commerciale de la Cour de cassation. J'évoquerai simplement deux arrêts. Par celui du 5 avril 2022, la chambre criminelle a cassé une décision de la cour d'appel de Douai qui avait condamné une société pour travail dissimulé. La société versait une gratification en points cadeaux ou en numéraire à des consommateurs qui effectuaient des missions de vérification dans des magasins sur la disponibilité de produits, la qualité de la prestation de service des entreprises clientes de la plateforme, etc.
Devant la chambre commerciale, c'est le terrain de la concurrence déloyale qui est examiné. Une société déclenche une procédure à l'encontre d'une seconde en lui reprochant des faits de concurrence déloyale, par exemple si les conditions de travail ne sont pas respectueuses du droit du travail, créant ainsi une rupture de la concurrence. La chambre commerciale a été saisie en particulier d'une affaire ayant donné lieu à un arrêt le 12 janvier 2022 qui a cassé l'arrêt de la cour d'appel de Paris. Celle-ci écartait l'existence de tout lien de subordination. En l'espèce, une plateforme de mise en relation de chauffeurs VTC était assignée par une autre société. La chambre commerciale a reproché à la cour d'appel de ne pas avoir analysé assez concrètement les conditions effectives dans lesquelles les chauffeurs exerçaient leur activité. Les décisions vont donc dans des sens qui semblent opposés mais cela s'explique par les raisons exposées précédemment.
En l'état actuel du droit, la définition du lien de subordination et son régime probatoire sont identiques devant l'ensemble des chambres de la Cour de cassation. Il y a concertation entre les chambres criminelle, commerciale et sociale que ce soit par des voies formelles lorsque l'avis de la chambre commerciale est demandé, ou informelles puisque les doyens, les rapporteurs, les magistrats et les présidents se concertent entre eux afin d'assurer la cohérence de la jurisprudence.
S'agissant des juridictions du fond, l'étude de la base des arrêts des cours d'appel sur la période 2017-2022 montre qu'elles ont jugé cent trente affaires de plateformes en matière civile. Nous ne parlons pas ici des instances s'occupant de droit pénal. Le secteur des mobilités est concerné au premier chef, alors qu'en théorie, on pourrait tout à fait imaginer les mêmes procédures concernant d'autres secteurs d'activités. Il serait intéressant de mener une analyse approfondie sur ces cent trente jugements.
Pour ce qui est des juridictions du premier degré, nous ne disposons pas de bases de données pour relever l'ensemble des jugements effectués ou en cours mais les greffes nous ont fait savoir que quatre cent trente dossiers sont aujourd'hui orientés en formation de départage devant les prud'hommes de Paris, par exemple. Ces affaires dépendent de trois ou quatre grandes juridictions recueillant la majorité des demandes. S'agissant du conseil des prud'hommes de Lyon, il a traité cent trente-neuf dossiers de requalification. Cent quatre demandes sont en attente de jugement devant ce conseil. Nous parlons toujours des mêmes sociétés (Uber...) et de contentieux sériels. La nomenclature des affaires civiles – décrivant les affaires enregistrées devant les juridictions civiles – permet de suivre l'évolution des demandes de requalification du contrat de travail par siège des conseils de prud'hommes. Il est sans doute possible à partir de cette base d'observer d'éventuels « pics » annuels devant certains conseils voire d'identifier des affaires sérielles. En tout état de cause, le nombre maximal de demandes de requalification est disponible : 1 700 demandes en 2021. Il serait possible aussi de produire une statistique par siège de conseil des prud'hommes sur les résultats des demandes, c'est-à-dire le nombre de décisions acceptées ou rejetées sur le nombre de décisions rendues. La sous-direction de la statistique du ministère de la Justice pourrait produire ce type de données.
En conclusion, la qualification du contrat de travail dépend très étroitement d'éléments factuels dont la preuve n'est pas toujours facile à apporter. La diversité des décisions rendues, y compris par nous, montre qu'il n'est pas possible de généraliser la réponse judiciaire, ce qui génère une certaine insécurité juridique et économique pour les travailleurs et pour les plateformes. L'approche présente des avantages, y compris en termes de sécurité car elle s'inscrit dans une définition ancienne et claire du contrat de travail. À l'inverse, elle conduit à des solutions disparates. La question qui vous est posée dépasse le cadre strictement national et il serait sans doute utile de comparer les solutions retenues en France avec celles adoptées par d'autres pays européens et de prêter aussi une attention particulière à la réflexion conduite au sein des institutions européennes.