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Intervention de Didier Le Gac

Réunion du mercredi 22 mars 2023 à 9h30
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDidier Le Gac, rapporteur :

Il y a un an, le 17 mars 2022, la compagnie P&O Ferries licenciait ses 786 marins sans préavis ni consultation des organisations syndicales. Quelques jours plus tard, l'entreprise remplaçait ses équipages par du personnel recruté bien en dessous du salaire minimum britannique et dans des conditions sociales très dégradées.

La méthode brusque employée par l'entreprise britannique a choqué l'opinion publique de part et d'autre de la Manche, mais elle ne fait que s'inscrire dans le développement progressif d'un dumping social, qui menace les compagnies maritimes françaises, fait craindre pour la sécurité des navigations et conduira, si rien n'est fait, à la disparition progressive de tout un pan de notre marine marchande.

Dans ce contexte, les gouvernements britannique et français ont entamé des discussions pour mieux réguler les liaisons maritimes entre les deux pays. La proposition de loi que j'ai l'honneur de rapporter vient inscrire dans la loi cette volonté commune en réaffirmant que la juste rémunération des marins est aux fondements de notre modèle social et constitue un principe dont le respect est jugé crucial pour la sauvegarde de nos intérêts publics.

Par quel moyen comptons-nous imposer cette volonté commune de la France et du Royaume-Uni, en dehors du cadre européen, dans le contexte de la libre concurrence du marché du transport maritime au sein de l'Union européenne ? C'est toute la difficulté de la proposition loi, qui vise à limiter des pratiques de dumping social lesquelles s'inscrivent dans un phénomène mondial, dont la Manche est un nouveau terrain de mise en œuvre.

Le libre pavillonnement, c'est-à-dire le contournement des règles en matière de pavillonnement, permet à des armateurs d'immatriculer leurs navires dans des États qui appliquent des normes minimales en matière de droit du travail maritime et de réaliser des économies de plus de 35 % sur leur prix final par rapport à leurs concurrents français. Cette situation inacceptable n'est pas tenable pour l'économie du secteur.

Le droit du travail maritime, issu de conventions internationales, se trouve en effet bien éloigné des exigences des armateurs établis en France. Le salaire minimum fixé par l'Organisation internationale du travail (OIT) est de 658 dollars par mois au 1er janvier 2023, soit moins de la moitié du salaire minimum français. Le temps et l'organisation du travail font également l'objet d'un encadrement limité par la convention du travail maritime de 2006, le texte de référence s'agissant des droits des gens de mer.

L'Union européenne, confrontée à une absence de consensus entre des États qui souhaitent promouvoir un modèle social exigeant et d'autres qui facilitent la concurrence par les salaires, n'a jamais véritablement pris la mesure de cet enjeu. Le droit européen encadre ainsi de façon minime le droit du travail maritime. En revanche, le principe de libre concurrence s'applique bien au transport maritime puisque l'ensemble des États membres ont accès aux liaisons maritimes entre tout État membre de l'Union européenne et un autre pays, quel qu'il soit.

Dans ce contexte, il n'est pas envisageable d'imposer à un armateur de battre pavillon français comme condition à l'exploitation d'une ligne maritime internationale. Il n'est pas non plus possible de lui imposer l'intégralité de notre droit du travail maritime puisque les obligations auxquelles il est soumis résultent des contraintes posées par son pays d'immatriculation.

La France a tenté de poser des règles d'encadrement du marché du transport maritime afin de promouvoir son pavillon, tout en s'inscrivant dans la concurrence européenne et internationale.

Les liaisons dans la Méditerranée bénéficient ainsi de régimes d'encadrement du dumping social. Pour ce qui concerne les ferries à destination de la Corse, la France a eu recours au dispositif dit de l'État d'accueil, permis par le droit européen, afin d'imposer aux navires assurant un cabotage national ou avec les îles d'appliquer à leurs marins les conditions sociales françaises, y compris les grilles salariales en vigueur et les règles d'organisation du travail.

Quant aux liaisons avec les pays du Maghreb, elles font l'objet d'une exception dans l'application du registre international français (RIF). Ce « pavillon bis » français permet normalement une application plus souple du droit du travail maritime français, avec 25 % à 35 % de marins français à son bord – ce compromis visait à accroître la compétitivité du pavillon français, pour prévenir son extinction.

Avec le Brexit, l'exclusion du RIF n'est plus explicitement prévue par le droit. Si l'on peut soutenir la démarche de certains d'entre vous visant à exclure du RIF les liaisons transmanche, il n'apparaît pas pertinent d'ajouter une exclusion à la loi car elle relève du pouvoir réglementaire. Je laisserai le Gouvernement s'exprimer en séance sur ce sujet et, à ce stade, je vous demanderai de retirer vos amendements afin de conserver, dans le présent texte, un message clair à destination de l'ensemble du secteur maritime du transmanche.

J'en viens à la méthode adoptée pour cette proposition de loi.

La loi de police est un objet législatif un peu particulier et rarement mis en œuvre. Le règlement Rome I de 2008 définit cette catégorie de norme même si la jurisprudence en avait déjà établi les critères auparavant. La loi de police n'est donc pas une innovation juridique à proprement parler : c'est un mécanisme auquel les États ont parfois recours afin de limiter l'application libre du droit des contrats.

Habituellement, celui-ci permet aux parties de choisir la loi du pays applicable à leur accord dans les limites fixées par le règlement Rome I. La loi française ne peut donc s'appliquer à des contrats de travail régis par le droit d'un autre État membre de l'Union européenne ou d'un pays tiers dès lors que le pavillon n'impose pas le recrutement de marins dans des conditions particulières.

Néanmoins, lorsque le respect d'une disposition impérative est jugé crucial par un pays pour la sauvegarde de ses intérêts publics, tels que son organisation politique, sociale ou économique, une loi de police peut s'imposer au contrat quelle que soit la loi choisie par les parties.

Lors des auditions, les spécialistes de la question ont tous souligné que le champ et l'ampleur de la loi de police n'étaient pas aisés à définir et qu'il fallait agir avec prudence dans une matière qui susciterait, à n'en pas douter, de nombreux contentieux. Les représentants des sociétés de ferries visées par la proposition de loi, Irish Ferries et P&O Ferries en particulier, ont d'ailleurs confirmé qu'ils s'opposeraient à notre législation et que des recours seraient engagés.

Il est alors apparu que la loi de police devait se conformer à un double critère de proportionnalité de la mesure au regard de la sauvegarde des intérêts publics en jeu et de lien entre l'application de la mesure et le territoire national. C'est dans ce cadre contraint que s'inscrit la proposition de loi. Les débats permettront de l'enrichir mais nous devons garder à l'esprit l'idée qu'une loi efficace est une loi qui s'applique de manière certaine et durable. Il ne s'agit donc pas de se faire plaisir avec un texte qui se trouvera écarté par un juge après quelques mois d'application, suscitant les faux espoirs de certains et renforçant les pratiques concurrentielles agressives des autres.

J'en viens à présent au texte lui-même.

L'article 1er constitue le cœur du dispositif avec, en premier lieu, la définition de la loi de police. Afin de respecter le critère de la territorialité, celle-ci s'appliquera aux contrats de travail des marins embarqués sur des navires transporteurs de passagers assurant des lignes régulières internationales touchant un port français. Le renvoi à un décret en Conseil d'État précisant les critères d'application de ce dispositif permettra non seulement de conserver une certaine souplesse dans l'application de la loi, en cas d'évolution du trafic maritime dans la Manche, mais aussi de parer à d'éventuelles décisions de justice qui nécessiteraient des ajustements.

La proportionnalité de la mesure a fait l'objet de nombreuses discussions lors des auditions. La proposition de loi vise initialement à appliquer les grilles salariales des marins français à l'ensemble des navires entrant dans le champ d'application de la loi de police. Il s'agit non seulement de respecter le salaire minimum français mais également les minima conventionnels, qui assurent un salaire cohérent avec l'expérience et la qualification des marins.

Bien que centrale dans la structure des coûts de production sur les ferries dans le transmanche, la question de la rémunération n'est pas la seule variable à laquelle ont recours les armateurs pour maximiser leurs profits : le temps de travail, et en particulier le temps d'embarquement au regard du temps de repos à terre, est apparu comme une autre variable essentielle dans la discussion.

Le droit européen nous contraint cependant dans l'édiction de la loi de police : au nom de la libre concurrence entre les États membres, il n'est pas possible d'appliquer l'ensemble de nos règles d'organisation du travail aux navires touchant les ports français dès lors que des directives ont entrepris d'harmoniser cette question et que les marins n'effectuent pas l'intégralité de leur temps de travail dans nos eaux territoriales.

Nous avons néanmoins essayé de trouver une voie de passage : c'est le sens d'un amendement déposé par les groupes Renaissance et Horizons et apparentés que je vous proposerai d'adopter. Il s'agit d'édicter une autre loi de police, justifiée cette fois par l'enjeu de la sécurité maritime et de la prévention des pollutions, afin d'écarter partiellement le principe de la libre concurrence au sein de l'Union européenne.

L'article 1er comprend également d'autres règles en matière de sécurité, notamment la liste des documents présents obligatoirement à bord des navires ainsi que la langue dans laquelle ils doivent être disponibles. Il s'agit surtout de faire respecter cette loi de police par des sanctions pénales dissuasives. Elles s'élèveront à 3 750 euros par contrat de travail non conforme au droit maritime français applicable et, en cas de récidive, à une peine pouvant aller jusqu'à six mois d'emprisonnement et 7 500 euros d'amende par contrat.

Les personnels habilités à constater ces infractions sont également définis à l'article 1er. Nous devrons nous assurer, notamment dans le cadre de la discussion budgétaire à venir, que ces personnes disposent des moyens nécessaires pour appliquer la nouvelle législation, tant en termes de moyens humains que de formation.

L'article 2, d'une portée plus limitée, corrige une anomalie du droit concernant l'aptitude physique des marins à bord des navires battant pavillon français. La sécurité à bord des navires dépend en effet d'un contrôle rigoureux de l'état de santé des marins avant leur embarquement, qui peut s'étendre sur des périodes longues. Si l'admission d'un marin ne disposant pas d'un certificat français d'aptitude médicale conforme à la réglementation est passible de sanctions pour l'armateur ou le capitaine du navire, celles-ci ne s'appliquent pas en cas de non-conformité d'un certificat médical étranger pourtant reconnu dans certaines conditions. L'article 2 corrige cette différence de traitement qui ne semblait pas compatible avec les exigences de sécurité à bord des navires.

La proposition de loi, qui peut sembler modeste par son ampleur, constitue en réalité une étape décisive dans la régulation d'un marché manquant cruellement de règles communes et dont l'objectif n'est rien moins que la sauvegarde de la marine marchande française.

Au-delà de l'enjeu pour la France et le Royaume-Uni, la question de la souveraineté maritime européenne doit se poser afin de faire cesser des pratiques concurrentielles entre États européens, lesquelles n'auront d'autre conséquence que la disparition progressive des flottes nationales et de leur équipage. La présidence espagnole du Conseil de l'Union européenne, qui débutera à compter de juillet prochain, doit être l'occasion de faire vivre ce débat avec nos partenaires européens, que nous aurons alors à convaincre du bien-fondé de notre ambition.

Je vous invite à prendre en compte cet enjeu déterminant pour la souveraineté française et à voter, à l'unanimité je l'espère, cette proposition de loi.

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