J'ai souhaité être accompagné par mon collègue Jérôme Simon, car le travail collégial est l'une des marques de fabrique du PNF.
Le champ de compétence du PNF est limité en matière économique et financière. Il recouvre quatre grands domaines d'intervention, prévus aux articles 705 et 705-1 du code de procédure pénale.
Il s'agit tout d'abord de la lutte contre les atteintes à la probité, avec notamment les infractions malheureusement bien connues de corruption, de corruption d'agent public étranger, de trafic d'influence, de détournement de fonds publics, de favoritisme et de prise illégale d'intérêts. Cela représente presque la moitié de nos 708 dossiers en cours.
Le deuxième pilier est constitué par la fraude fiscale aggravée – la fraude fiscale simple restant de la compétence des autres parquets. La compétence du PNF est justifiée par sa capacité à traiter des affaires complexes. En matière fiscale, l'aggravation de l'infraction est liée à l'utilisation de circuits financiers à l'étranger. Des techniques d'enquêtes beaucoup plus importantes et plus fines doivent être utilisées pour traquer cette délinquance. Cela concerne 47 % des affaires en cours. Le PNF est également compétent en matière de blanchiment de ces infractions.
Les deux derniers piliers concernent arithmétiquement moins de dossiers.
Il s'agit tout d'abord des atteintes au bon fonctionnement des marchés financiers, pour lesquelles le PNF dispose d'une compétence exclusive – à la différence des infractions citées précédemment.
Ensuite, le Parlement a récemment étendu notre domaine de compétence aux infractions en matière de concurrence, avec les délits d'entente illicite et d'abus de position dominante.
Parmi nos interlocuteurs réguliers figure tout d'abord l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF), qui est le bras armé du PNF. Nous regrettons que ses effectifs ne soient pas suffisants pour répondre à tous nos besoins.
Nous travaillons également avec Tracfin, qui est une source essentielle d'informations et de signalements. Je souligne la qualité du travail effectué par ce service bien organisé, dont les magistrats du PNF ont une haute opinion.
La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) fait également partie de nos partenaires. Quelques affaires récentes ont donné lieu à des saisines de sa part, notamment à la suite de déclarations insuffisantes effectuées par des personnalités publiques.
Enfin, nous travaillons en étroite collaboration avec l'Agence française anticorruption (AFA). Lorsque nous signons une convention judiciaire d'intérêt public (CJIP) avec une entreprise, cette agence est chargée de surveiller la mise en œuvre du programme de mise en conformité.
J'en viens à la question de l'ingérence, qui est au centre de vos préoccupations. Il faut déterminer le contour de cette notion. Elle est habituellement définie comme l'intervention non désirée dans les affaires par une tierce partie. Elle peut s'effectuer sur le plan individuel, organisationnel ou international. Votre commission d'enquête a retenu à juste titre une définition large, puisque le champ de vos investigations recouvre non seulement les interventions réalisées par des États ou des organisations étatiques, mais aussi par des entreprises étrangères.
L'ingérence peut comporter une dimension politique, économique ou financière.
La notion d'ingérence est issue du monde du renseignement et elle n'est pas appréhendée en tant que telle par le droit pénal – même si la prise illégale d'intérêts était autrefois appelée « délit d'ingérence ». Certaines qualifications d'atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation pourraient toutefois s'en rapprocher, notamment les crimes et délits qui figurent aux articles 411-4 et 411-5 du Code pénal, regroupés dans la section intitulée « Des intelligences avec une puissance étrangère ». Ce champ un peu trop large dépasse à l'évidence les compétences du PNF. Je ne pourrai pas me prononcer à ce sujet, car nous n'avons jamais constaté ces infractions, même de manière connexe.
Autrement dit, l'ingérence n'est pas traitée de manière directe par le PNF. Elle peut néanmoins l'être incidemment, à l'occasion de procédures que nous traitons : par l'immixtion d'autorités judiciaires étrangères pour appréhender des situations pénales qui auraient pu relever de la compétence de juridictions françaises, en cas d'apparition de faits susceptibles de traduire l'ingérence d'États étrangers.
Le premier domaine concerne les sanctions prononcées par des juridictions étrangères contre des entreprises françaises.
En 1977, les États-Unis ont adopté une loi anticorruption, le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), qui a permis au ministère de la justice ( Department of Justice – DOJ) et à la Securities and Exchange Commission (SEC) d'engager pas moins de 488 actions entre 1977 et 2015. Un peu plus d'un quart de ces dernières ont concerné des entreprises non américaines. À partir de 2007, la politique de poursuites menée par les Américains a conduit à la multiplication des amendes records – avec 448 millions de dollars infligés à Siemens en 2008, 772 millions de dollars à Alstom en 2014 et 420 millions de dollars à VimpelCom, société néerlandaise, en 2016. La barre du milliard de dollars de sanctions cumulées a été franchie en 2011.
Cette tendance se poursuit. En 2020, une amende record de 3,3 milliards de dollars a été infligée à Goldman Sachs pour sanctionner ses activités de pillage de fonds souverains en Malaisie. On trouve également une amende record avec la part de 550 millions de dollars revenant aux États-Unis au titre de l'amende contre Airbus – dont le total s'élève à 3,6 milliards d'euros. Les États-Unis étaient partie à la CJIP que le PNF avait pilotée. En 2020, sur les douze entreprises sanctionnées, sept étaient américaines – les autres étant étrangères.
Si l'on considère les dix sanctions les plus importantes prononcées au titre de la loi de 1977, on constate tout d'abord que le montant des amendes se situe entre 585 millions de dollars et 3,3 milliards de dollars. Ensuite, les entreprises visées sont principalement européennes – trois françaises, deux suédoises, une allemande et une néerlandaise – contre une entreprise américaine et une brésilienne. Enfin, les montants records sont plutôt récents : six d'entre eux ont été prononcés au cours des trois dernières années.
Ces affaires traduisent très clairement une ingérence du droit américain en direction des entreprises françaises. Pour compléter ce panorama, il faut y ajouter la sanction de 9 milliards de dollars prononcée en 2014 contre BNP pour violation d'embargo.
Cette pratique américaine présente quatre caractéristiques intéressantes.
On assiste tout d'abord à un élargissement de la compétence territoriale américaine. Le fait qu'une entreprise étrangère soit cotée aux États-Unis emporte ipso facto la compétence des juridictions américaines en matière de loi pénale. Tel a été par exemple le cas pour Alcatel, Total et Alstom. Pour les sociétés cotées, l'envoi d'un seul courriel peut suffire pour entraîner la compétence américaine. En outre, l'utilisation du dollar pour une transaction commerciale fonde la compétence des juridictions américaines.
Deuxième caractéristique : la compétence est interprétée de manière extensive. La présomption d'intention corruptrice est retenue dans tous les cas où le contexte de l'infraction indique une forte probabilité de destination frauduleuse des fonds. Les Américains se contentent de cette présomption. Ce n'est pas le cas en France, où l'existence d'un pacte de corruption doit être démontrée.
Troisième caractéristique : la responsabilité des personnes morales est élargie. Il suffit qu'un salarié commette un acte délictuel qui soit dans l'intérêt de la société, même partiellement, pour engager la responsabilité pénale de cette dernière.
Enfin, les sanctions financières importantes sont assorties d'un programme de mise en conformité qui comprend des mesures de prévention et de détection de la corruption. La mise en œuvre de ce programme est toujours confiée à un moniteur indépendant.
Telles sont les caractéristiques du schéma américain auquel nos entreprises ont été trop longtemps exposées, en grande partie parce que la justice française n'était pas en mesure d'agir.
Il faut ajouter qu'en 2010, les Britanniques ont adopté une loi relative à la corruption, le UK Bribery Act.
Dans le même temps, l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) constate en 2012 qu'il ne se passe pas grand-chose en matière de lutte anticorruption en France – on sait bien que les Américains sont fortement présents dans cette institution. Le scandale Cahuzac a certes joué un rôle, mais les critiques fortes et l'évaluation très négative de l'OCDE ont poussé la France à prendre le taureau par les cornes. La loi du 11 octobre 2013 a ainsi créé la HATVP et celle du 6 décembre 2013 le PNF. Ce dernier s'est mis au travail dès le 1er février 2014.
Cette évolution était plus que bienvenue. Il suffit pour s'en rendre compte de lire le rapport de phase 4 sur la mise en œuvre de la convention de l'OCDE sur la lutte contre la corruption – la phase 3 ayant eu lieu en 2012. L'OCDE reconnaît que la France a fait du bon travail, s'est dotée des outils nécessaires et que le PNF n'est pas resté les bras ballants pendant dix ans.
La loi du 6 décembre 2013 a constitué une étape importante. Elle a été complétée par la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin 2. Celle-ci a non seulement créé l'AFA, mais aussi et surtout a institué la CJIP. Cet instrument nous a permis de nous hisser au même niveau que les États-Unis et le Royaume-Uni, qui disposaient de la fameuse procédure de Deferred Prosecution Agreement (DPA) dont la CJIP est inspirée. On peut recourir à la CJIP pour sanctionner des personnes morales dans le cadre de la lutte anticorruption, mais elle peut aussi être utilisée en matière de droit environnemental et pour la fraude fiscale aggravée. Nous n'hésitons pas à faire usage de cet instrument très important. Grâce à lui, les amendes très substantielles versées par les entreprises françaises alimentent le Trésor public français plutôt que le Trésor américain.
La CJIP permet en outre de contrer l'ingérence étrangère. Elle présente à ce titre trois caractéristiques.
La sanction est exemplaire, tant en raison du montant de l'amende que de la rapidité du paiement. Le PNF a signé quinze CJIP, pour un montant total de 5,2 milliards d'euros d'amendes. Un délai de paiement a été demandé pour la dernière CJIP signée, mais nous en sommes à 5 milliards d'euros effectivement versés au Trésor public. Le paiement intervient la plupart du temps dans les dix jours qui suivent la validation de la convention par le président du tribunal. En 2020, Airbus avait payé 2,08 milliards d'euros dans ce délai – j'ai gardé le courriel envoyé par Bercy pour me confirmer que la somme avait bien été versée dans les caisses de l'État. La sanction est donc effective – 100 % de recouvrement contre un taux moyen de 25 % pour l'ensemble des amendes prononcées par les tribunaux de police ou correctionnels. Le bilan de la CJIP est flatteur pour les autorités qui la mettent en œuvre.
Cet instrument permet également de prévenir la récidive grâce à un programme de mise en conformité destiné à remettre l'entreprise sur les rails. Dans le cas de l'affaire concernant Airbus, j'ai imposé à nos homologues américains et anglais que l'AFA assure le contrôle exclusif de ce programme. Il s'agissait d'éviter qu'ils fassent entrer en scène une agence qui aurait peut-être aussi pu tenter de faire autre chose que du contrôle de conformité, avec un risque de fuite de données souveraines d'Airbus au profit des Américains. Cela a été un point très important dans cette affaire.
Dernière caractéristique de la CJIP : elle offre la possibilité d'un règlement multilatéral. Le cas d'Airbus en est une illustration majeure. Nous avons réussi à nous imposer dans ce dossier. Les autorités américaines de lutte contre la corruption considèrent désormais le PNF comme leur homologue. Il faut d'ailleurs reconnaître leur fair-play : désormais, lorsqu'elles observent des faits susceptibles de relever de la loi pénale commis par des sociétés françaises, ces autorités nous contactent pour demander si nous sommes au courant. Et elles sont disposées à nous transmettre les éléments pour que nous nous occupions du dossier. On perçoit donc un changement de paradigme, y compris avec les Américains. Je reste prudent bien entendu mais je constate une forme de coopération qu'il faut mettre à leur crédit. Ils considèrent que la France est désormais capable de faire le travail.
J'en viens aux moyens dont nous disposons pour limiter l'ingérence des autorités étrangères. Les autorités judiciaires et les entreprises peuvent appliquer la loi dite de blocage du 26 juillet 1968 qui interdit la communication de documents ou de renseignements d'ordre économique, commercial, industriel ou technique par les personnes physiques ou morales établies en France. L'interdiction leur est faite à l'égard des autorités publiques étrangères, lorsque cette communication est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, aux intérêts économiques essentiels de la France ou à l'ordre public, mais aussi des autorités judiciaires et administratives étrangères dans le cadre d'une procédure judiciaire ou administrative. Le travail du service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE) est essentiel en ce domaine. Cette loi mériterait cependant d'être modernisée par les parlementaires car les sanctions prévues en cas de violation sont trop faibles et ne semblent plus remplir leur rôle dissuasif – six mois d'emprisonnement et 18 000 euros d'amende.
Il arrive également que le PNF ou le bureau de l'entraide pénale internationale du ministère de la justice soient sollicités par des autorités étrangères – pas forcément américaines – pour délivrer des informations sur une grande entreprise française, sous couvert de coopération internationale dans des dossiers judiciaires. Dans ce cas, il convient de vérifier que les éléments sollicités ne tombent pas sous le coup de la loi de blocage et, le cas échéant, de s'opposer à leur communication.
Enfin, nous avons publié de nouvelles lignes directrices pour préciser l'application de la convention judiciaire d'intérêt public (CJIP). Elles seront d'ailleurs traduites en anglais pour que leur consultation dépasse l'Hexagone. Nous prévoyons qu'une fois la CJIP conclue, lorsque nous sommes saisis d'une demande d'entraide pénale internationale visant des faits inclus dans la convention, c'est-à-dire des infractions qui ont été reprochées à la société avec laquelle une CJIP a été conclue, le PNF peut conditionner l'exécution des demandes émanant des autorités judiciaires étrangères à l'engagement de ces autorités à ne pas diligenter de nouvelles poursuites à l'endroit de la personne morale pour les mêmes faits. C'est une manière de contrebalancer la non-application, en dehors de l'espace de l'Union européenne, de la règle non bis in idem et d'empêcher qu'une entreprise française ne soit sanctionnée deux fois.
Parmi les 708 affaires en cours devant le PNF, seules huit sont susceptibles de recouvrir des faits d'ingérence. Sans entrer dans les détails, je peux cependant vous dire que les États concernés sont les États-Unis, la Russie, d'anciens pays du bloc soviétique et certains émirats du Moyen-Orient. Ces faits d'ingérence sont en général appréhendés par les infractions d'atteinte à la probité, l'État étranger étant soupçonné d'avoir versé une rémunération à un agent public français, parfois un élu, en échange d'une intervention publique en la faveur de cet État étranger ou de l'aide à l'adoption d'une décision favorable. Ces faits relèvent de la corruption ou du trafic d'influence. Ils peuvent également être considérés comme des infractions fiscales lorsque l'argent – revenus ou subventions – obtenu d'un État étranger n'a pas été déclaré.
Je tiens à souligner l'importance de Tracfin qui, très souvent, nous signale des affaires ou complète les informations que nous avons obtenues de source ouverte, par les médias en particulier. La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) joue un rôle plus limité mais là n'est pas sa mission principale.
Finalement, le nombre de dossiers que nous avons identifiés est trop faible pour que nous puissions dégager de grandes tendances.