Je suis heureuse de pouvoir contribuer aux travaux de votre commission. Les GED ont été créés par une instruction conjointe des ministres de l'Intérieur et de la Justice du 25 juin 2014 et leur fonctionnement a été précisé par note du ministre de l'Intérieur le 1er juillet 2015. Le 14 décembre 2018, faisant le constat qu'il subsistait des disparités entre départements, le ministre de l'Intérieur a rédigé une nouvelle instruction, toujours en vigueur, précisant la composition, la périodicité, les missions et le fonctionnement général des GED.
Cette circulaire confie au GED trois missions. La première consiste à organiser le décloisonnement des services et de l'information qu'ils peuvent échanger sur des individus radicalisés au niveau départemental et à favoriser les échanges avec l'échelon central le cas échéant. Sa deuxième mission vise à s'assurer que chaque individu signalé pour une radicalisation potentiellement violente fait bien l'objet d'une évaluation opérationnelle puis, en fonction de cette évaluation, d'un suivi effectif – j'insiste sur ce terme – dans la durée. Enfin, sa troisième mission est de décider de l'inscription, de la suppression ou de la clôture des cas signalés dans le fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT).
Le GED s'assure que tout signalement fait l'objet d'une évaluation, quelle que soit sa source, par exemple via la plateforme téléphonique nationale que chaque citoyen peut appeler pour signaler un cas, le réseau des référents radicalisation mis en place dans différentes institutions, ou le travail d'initiative des services eux-mêmes. Sauf exception, tout cas porté à la connaissance des services fait l'objet d'une évaluation en moins de quatre mois. À l'issue de cette évaluation, le GED doit décider de la suite à donner au signalement : soit son abandon pur et simple, notamment à la suite d'une dénonciation calomnieuse ou de la mauvaise appréciation d'une situation, soit sa prise en compte – c'est le terme consacré – par un service et son inscription au FSPRT. Dans ce dernier cas, le GED doit désigner le service chargé du suivi et, éventuellement, un service cotraitant. Si deux services sont chargés du suivi, l'un d'eux est toujours désigné chef de file.
Dans la durée, le GED vérifie que le suivi est bien effectué et que les informations recueillies sont mises à jour et partagées selon le rythme prévu par les circulaires. Chaque cas est ainsi examiné plusieurs fois, après l'évaluation puis de façon régulière au cours de la vie du signalement. Il peut alors être décidé de maintenir le suivi, d'adapter son niveau, de le transférer à un autre service ou à la cellule de prévention de la radicalisation et d'accompagnement des familles (CPRAF) – le suivi devient alors social et l'individu concerné « sort du radar » du GED – ou de le clôturer.
Le GED est également chargé d'éviter toute rupture du suivi d'un individu radicalisé. En cas de changement de département, il vérifie que le cas est transféré dans celui où l'individu résidera. Il s'assure que tout individu incarcéré est bien suivi au moment de sa libération par un service travaillant en milieu ouvert, ou à l'inverse que les informations recueillies en milieu ouvert sont bien transmises à l'administration pénitentiaire en cas d'incarcération. L'objectif final, si vous me permettez l'expression, est d'éviter tout « trou dans la raquette » dans l'évaluation et le suivi de ces signalements. L'enjeu est d'effectuer les bons choix : choisir de suivre un cas ou non, choisir le bon service, ne pas surcharger inutilement les services de renseignement et de suivi. L'objectif n'est pas « d'ouvrir le parapluie » à chaque signalement. Il faut savoir décider de clôturer un signalement ou d'arrêter un suivi pour se concentrer sur ce qui relève réellement de la radicalisation – potentiellement violente. Il importe aussi de garantir les libertés publiques. J'y tiens beaucoup, dans la mesure où il existe des dénonciations calomnieuses, dans le cadre de séparations conjugales par exemple. Là encore, il faut assumer d'arrêter le suivi et de retirer du FSPRT des informations qui n'ont pas à y figurer.
Dans les Bouches-du-Rhône, le GED se réunit en présence des représentants des trois parquets compétents – Marseille, Aix-en-Provence et Tarascon –, de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), du service central du renseignement territorial (SCRT), de la police judiciaire, de la police aux frontières – très utile pour le suivi administratif des personnes radicalisées de nationalité étrangère –, du groupement de gendarmerie départemental, de la cellule interrégionale du renseignement pénitentiaire (CIRP) – émanation territoriale du service national du renseignement pénitentiaire (SNRP) –, de la direction du service pénitentiaire d'insertion et de probation et, au besoin, de la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) et de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED). Le bureau de la radicalisation de la préfecture de police en assure le secrétariat et j'en assume personnellement la présidence, sauf exception, auquel cas elle revient à mon directeur de cabinet, qui est sous-préfet.
Même si les circulaires préconisent plutôt une réunion tous les quinze jours, dans notre département cette instance se réunit toutes les semaines, car le volume de cas que nous traitons nécessite un suivi très régulier. Au cours de chaque réunion, nous examinons aussi bien des signalements nouveaux que des individus suivis au long cours. Certains peuvent ainsi être examinés en GED plusieurs fois dans l'année.
Les réunions permettent de passer en revue vingt à trente cas par semaine. C'est très lourd, et c'est la raison pour laquelle je n'ai pas toujours un souvenir précis ou exact de tous les échanges que nous avons pu avoir. À titre d'exemple, en janvier et février 2023, nous avons examiné respectivement 109 et 61 dossiers.
Entre chaque séance, les services membres du GED ainsi que mes services effectuent un travail de fond pour rédiger les notes d'actualisation des informations, les mettre en commun, et pour présenter au GED, dont l'ordre du jour est connu quelques jours à l'avance, une situation complète. Ce n'est donc pas en GED que tout le travail d'analyse et de mise en commun des informations est effectué ; celui-ci est une instance de compte rendu du travail effectué et de décision.
J'en viens aux grands principes de fonctionnement de notre GED. Les décisions sont collégiales, même si j'assume ma responsabilité en tant que présidente de cette instance. La parole est nécessairement libre. La confiance et la transparence sont totales. Les désaccords, exceptionnels, portent rarement sur le fond mais plutôt sur le calendrier des décisions à prendre ou sur le service à désigner pour le suivi. À l'issue des réunions, le compte rendu des décisions est diffusé, s'impose à tous et engage tout le monde. Les fiches du FSPRT des individus concernés sont mises à jour.
Mon cabinet, qui assure le secrétariat, s'assure du respect des circulaires, du bon échange des informations, des mises à jour et du suivi effectif des décisions, de la rédaction des comptes rendus et de leur diffusion. Il fait aussi la relation avec d'autres services de l'État, le cas échéant. Lorsqu'un étranger est en situation irrégulière, par exemple, nous essayons de le faire reconduire à la frontière en transmettant les informations à la préfecture du département. En cas de suspicion d'abus de prestations sociales, nous pouvons transmettre des informations à la caisse d'allocations familiales. Nous nous assurons aussi que les cas sont transférés à la préfecture concernée lorsqu'un individu quitte le département.
Le GED est l'une des instances administratives les plus sensibles, qui suscite le maximum de mon attention, de ma concentration et de mon temps – au moins une heure et demie par semaine. La part importante de cas présentant des troubles du comportement – environ 30 % relèvent de la psychiatrie – pose une difficulté car leur appréciation peut s'avérer complexe.
Pour en avoir connu d'autres, mon appréciation générale est que le GED des Bouches-du-Rhône fonctionne bien et que ses principes cardinaux sont bien appliqués. Je me sens sécurisée, dans ma prise de décision, par le professionnalisme et la connaissance du sujet qu'ont mes interlocuteurs. La présence des parquets, avec qui la coopération est constructive et les échanges fluides, est un atout indéniable, tout comme celle de la CIRP, gros « contributeur » en termes d'analyse puisque près de 30 % des cas concernent des personnes sous main de justice ou détenues. Depuis ma prise de fonction, la coopération avec la CIRP est parfaite.
Nous sommes particulièrement attentifs à la date exacte de libération des détenus, pour assurer leur suivi dès leur libération. Avec les crédits de réduction de peine, cette date peut fluctuer. C'est un point important de vigilance.
J'en viens à Franck Elong Abé. Son cas a été examiné par le GED à sept reprises depuis son arrivée à la maison centrale d'Arles, fin 2019. Je suis arrivée à la préfecture de police en décembre 2020. Sous ma présidence, le cas de Franck Elong Abé a été examiné trois fois en 2021 – en février, avril et décembre – et deux fois en 2022, à des dates postérieures à l'assassinat qu'il a commis. Nous avons ensuite organisé le transfert de son dossier vers Paris, puisqu'il a été transféré à la Santé.
Tout au long de cette période, M. Elong Abé a fait l'objet d'un suivi rapproché, conforme aux préconisations, dans les Bouches-du-Rhône. Comme pour tous les détenus, c'est la CIRP qui exposait son cas, fournissait des informations relatives à son comportement et proposait une décision au GED. À chaque réunion, celui-ci devait décider s'il poursuivait son suivi, s'il maintenait sa mention au FSPRT et s'il le gardait dans son radar en vue de sa sortie. La dernière fois que nous avons examiné son cas avant l'assassinat, il était à environ deux ans de sa sortie.
Depuis le début de l'examen du cas de Franck Elong Abé, en 2019, le GED a systématiquement décidé de maintenir son suivi, son inscription au FSPRT et la fiche S qui y était associée. Je n'ai pas de souvenir précis de chacune de nos discussions mais je peux affirmer que j'avais toutes les informations utiles pour prendre des décisions. Je connaissais les circonstances qui l'avaient amené à être condamné pour terrorisme. Sa radicalisation ne faisait aucun doute. Elle était claire et manifeste pour tous les membres du GED – ce n'est pas toujours le cas. Il n'y avait pas de débat non plus quant à la nécessité de maintenir un suivi étroit, y compris à sa sortie de prison. Je savais aussi qu'il souffrait de troubles psychiatriques, à tout le moins de troubles du comportement ; son dossier indiquait clairement qu'il avait fait un séjour à l'unité hospitalière spécialement aménagée (UHSA). Je disposais d'éléments concernant son comportement en détention, lesquels faisaient état d'un individu plutôt isolé et solitaire.
Du point de vue du GED, ce cas ne nourrissait pas de dilemme quant aux décisions à prendre : il fallait continuer à le suivre, en détention et à sa sortie de prison. C'est la décision qui a été prise de façon constante depuis son arrivée dans les Bouches-du-Rhône et même avant. Le suivre signifiait continuer à s'intéresser à l'évolution de son comportement et à ne jamais le perdre de vue, notamment après sa sortie.