Trois heures et onze minutes, voilà le temps passé, en moyenne, par les enfants de moins de 2 ans devant les écrans en 2022, et cette moyenne ne fait que s'accroître avec l'âge. Cela représente entre un tiers et un quart du temps normal de veille d'un enfant, et c'est équivalent, selon le chercheur en neurosciences cognitives Michel Desmurget, qui a beaucoup travaillé sur ce sujet, « entre les âges de 2 et 8 ans à 460 jours de vie éveillée ou encore [à] l'exacte quotité du temps de travail personnel requis pour devenir un solide violoniste ».
Tous les enfants ne sont pas égaux face aux écrans. Le milieu socio-économique dans lequel ils évoluent, le niveau d'études de leurs parents ou encore la composition familiale du foyer sont des facteurs déterminants du temps passé devant les écrans. Les familles monoparentales sont notamment plus sujettes à une surexposition des enfants aux écrans.
Il ne s'agit évidemment pas de jeter l'opprobre sur des familles qui n'ont parfois pas d'autre solution pour occuper leurs enfants et qui pensent souvent bien faire. Il ne s'agit pas davantage de nier en bloc les apports de certains usages des écrans, par exemple lorsqu'ils permettent de rester en contact avec des grands-parents ou des cousins éloignés.
En revanche, cette proposition de loi a pour ambition de donner à toutes les familles les mêmes clés de compréhension des risques de la surexposition aux écrans. Je parle bien de surexposition ou d'exposition excessive, termes que toutes les personnes auditionnées, notamment nos interlocuteurs de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), ont jugés adéquats en ce qu'ils insistent sur la dimension quantitative du temps passé devant les écrans, indépendamment du contenu diffusé. Je parlerai, non pas des contenus violents ou addictifs, ni des risques de cyberharcèlement, mais du temps d'exposition excessif compte tenu de l'âge de l'enfant.
Certaines recommandations de santé publique, notamment la règle du « pas d'écran avant 3 ans », élaborée par le docteur Serge Tisseron, sont plutôt bien connues du grand public mais elles sont de plus en plus difficiles à faire appliquer dans un monde hyperconnecté, nomade et multi-écrans. Le chiffre que j'ai cité au début de mon intervention le montre bien.
En effet, les familles se trouvent submergées par une offre pléthorique de contenus diversifiés, que l'enfant peut malheureusement choisir de consommer frénétiquement jusqu'à adopter une conduite parfois addictive, les modèles étant conçus pour solliciter le circuit de la récompense. L'irruption soudaine et massive des nouveaux appareils numériques a bouleversé le quotidien des familles, qui doivent désormais faire face à un phénomène dit de technoférence. On sait qu'un parent qui utilise son smartphone tout en parlant ou en jouant avec son enfant aura, par exemple, tendance à faire des phrases plus courtes ou à répondre par des mimiques plus pauvres aux sollicitations de l'enfant. Une pédiatre spécialiste de ces questions que j'ai vue hier rappelait à quel point le regard de l'adulte, du parent était fondamental pour la construction et le développement de l'enfant. Or le regard est moins là lorsque l'adulte utilise un écran, et le trouble des interactions entre parents et enfants a des effets délétères sur le développement cognitif et social des plus petits.
Les multiples risques d'une exposition excessive des tout-petits aux écrans sont désormais bien identifiés par la littérature scientifique. J'en évoquerai quatre, en soulignant au passage que la littérature scientifique en la matière est plus riche en anglais qu'en français. Il faudrait peut-être combler le retard en accroissant les efforts de recherche.
Tout d'abord, les écrans nuisent à la qualité et à la quantité de sommeil, chez l'adulte comme chez l'enfant, en raison de l'exposition à la lumière bleue diffusée par les écrans. Pour les enfants de 6 à 36 mois, chaque heure quotidienne devant un smartphone ou une tablette réduit le temps de sommeil nocturne de presque trente minutes. Quand on connaît l'importance du sommeil pour l'acquisition des apprentissages fondamentaux et pour l'activation des fonctions de mémorisation, on comprend combien cela renforce d'autres effets négatifs sur lesquels je reviendrai.
Par ailleurs, l'exposition précoce aux écrans crée des troubles d'apprentissage du langage, tant oral qu'écrit. Une étude cas-témoins menée en Ille-et-Vilaine a conclu que les enfants exposés aux écrans le matin, avant l'école, avaient trois fois plus de risque de développer des troubles primaires du langage. Par ailleurs, le risque est multiplié par six lorsque l'enfant ne discute avec ses parents du contenu visionné, c'est-à-dire quand il n'y a pas de médiation.
Phénomène plus connu, une exposition excessive aux écrans favorise l'apparition de troubles de la vision et de symptômes oculaires, comme une sécheresse ou une fatigue aggravée de l'œil. Selon certaines études scientifiques, une utilisation prolongée des écrans aggraverait même les risques de myopie.
Enfin, cela conduit à un risque accru de surpoids, voire d'obésité. Selon le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), que j'ai entendu et qui est très favorable à cette proposition de loi, il existe une relation linéaire croissante entre le risque d'obésité et le temps passé devant la télévision : chaque heure quotidienne supplémentaire de télévision augmente de 13 % le risque d'obésité. Des organisations internationales telles que l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et nos instances nationales tirent la sonnette d'alarme : nous devons nous préoccuper du risque d'obésité. L'augmentation de ce risque s'explique par une plus grande sédentarité, en particulier du fait du temps passé devant la télévision, et par des habitudes de consommation alimentaires déformées par la publicité pour les aliments sucrés ou riches en calories.
Il est intéressant de noter que les enfants sont les premiers à être conscients des effets nocifs des écrans sur la santé. Dans une étude récemment menée sur des enfants de 7 à 17 ans, 43 % d'entre eux faisaient état de maux de tête et 42 % de difficultés d'endormissement.
Cette proposition de loi entend ainsi répondre à un véritable enjeu de santé publique. Elle est le fruit d'un long travail de réflexion et de concertation, mené pendant plusieurs années – je l'ai commencé durant la précédente législature.
Le texte repose sur deux piliers. Il vise, tout d'abord, à mieux sensibiliser les parents, en particulier ceux qui sont les moins bien informés des risques. Il existe une inégalité des chances dans ce domaine, et c'est un peu la double peine pour certains parents, qui ont un niveau d'études et socioéconomique plus faible, notamment les familles monoparentales, et qui, faute d'informations, mettent davantage leurs enfants devant les écrans. Il revient à la puissance publique de réduire cette inégalité des chances en s'assurant de la bonne information de tous. La première cible est donc l'ensemble des parents, quel que soit le lieu où ils habitent. Les professionnels de santé et de la petite enfance sont la seconde cible de la proposition de loi. Tous les adultes en lien avec les enfants, quel que soit le mode de garde ou le lieu d'enseignement, seront ainsi touchés.
Lorsque les parents sont informés des influences néfastes des écrans et qu'ils se voient proposer, sur cette base, la mise en place de règles restrictives précises, le niveau de consommation des écrans, on le sait, chute substantiellement – en moyenne de moitié. En réalité, c'est parce que les parents ne sont pas bien informés ou qu'ils minorent les risques associés à une consommation excessive d'écrans qu'ils mettent leurs enfants – parfois même des nourrissons – devant des écrans pendant des heures chaque jour, selon les témoignages des professionnels. Si nous réduisons le manque d'information grâce à l'adoption de cette proposition de loi, nous protégerons donc mieux les enfants.
À cette fin, l'article 1er introduit au sein du code de la santé publique un titre nouveau qui comportera plusieurs leviers d'action. L'objectif est de construire une politique globale de prévention reposant sur des outils assez classiques d'information, de sensibilisation et de formation. Le dispositif que je vous propose énonce ainsi qu'il est du ressort de l'État de mettre en œuvre une politique de prévention des risques liés à une exposition excessive aux écrans.
Cette politique se traduira notamment par le développement d'outils de mesure des risques dans les lieux d'accueil des jeunes enfants, en particulier les écoles maternelles. Bien souvent, les parents mais aussi les professionnels minorent le temps passé par les enfants devant les écrans. Il faut le mesurer depuis leur arrivée, y compris dans les temps périscolaires, jusqu'à leur départ le soir.
L'article 1er donnera également une assise législative à la plateforme jeprotegemonenfant.gouv.fr, créée il y a deux ans à l'initiative des secrétaires d'État chargés de la transition numérique et de l'enfance, qui étaient alors Cédric O et Adrien Taquet. Cette plateforme, qui a fait l'objet d'un travail avec des experts, s'est enrichie en février dernier d'un volet dédié à l'usage des écrans. Elle propose des outils et des ressources pratiques pour les parents. Afin de lever toute ambiguïté, je précise qu'il ne s'agit pas de créer une seconde plateforme mais de renforcer celle qui existe, en la gravant dans le marbre de la loi.
L'article 1er renforcera aussi la formation initiale et continue de tous les professionnels au contact des enfants de moins de 6 ans, en prévoyant une formation qui portera spécifiquement sur les risques associés aux différents degrés d'exposition aux écrans. Les auditions ont montré que les connaissances en la matière étaient assez variables selon les professionnels. Des enseignants, des pédiatres et plus généralement des médecins connaissent bien ces risques, alors que d'autres n'y ont pas du tout été sensibilisés. Il s'agit de former tout le monde de la même façon.
Concernant les parents, en tant que consommateurs, l'article 1er tend à instaurer une double obligation, sur le modèle de ce qui existe pour le tabac et pour certains produits alimentaires. Il faudra faire figurer des messages de prévention sur les emballages des produits concernés – tous les devices, téléphones, tablettes, ordinateurs ou télévisions – et assortir les messages publicitaires promouvant ces produits de mentions préventives, à l'instar du désormais célèbre « manger, bouger » pour les produits gras et sucrés. Par exemple, un logo ou une mention devra recommander aux parents de ne pas utiliser ces appareils avant l'âge de 3 ans.
Enfin, l'article 1er prévoit que les règlements intérieurs des établissements accueillant de jeunes enfants devront réguler l'utilisation des écrans et prévoir la mise en place d'une politique de prévention des risques. Il s'agit de faire en sorte que les professionnels modèrent l'usage des écrans en présence des enfants – il convient aussi de réguler le comportement des adultes.
Je vous proposerai par amendement de réécrire l'article 2 afin de tenir compte des remarques qui m'ont été faites lors des auditions sur le caractère plutôt réglementaire des préconisations concernées. Cet article vise, en effet, à renforcer les recommandations figurant dans le carnet de grossesse, qui est un des premiers vecteurs d'information pour les futurs parents. Sur le modèle de ce qui a été fait en 2018 pour le carnet de santé des enfants, il s'agit de faire figurer dans le carnet de grossesse des recommandations permettant de rappeler la nécessité d'un temps d'interaction entre les parents et les enfants qui ne soit pas parasité par l'utilisation d'écrans.
L'article 3 vise à intégrer la politique de prévention des risques liés aux écrans au sein des missions dévolues au président du conseil départemental dans le cadre de la protection maternelle et infantile (PMI). La difficulté est d'associer et de coordonner les différentes actions, stratégies et instances. Plusieurs niveaux d'intervention existent : l'éducation nationale, le ministère de la santé – pour les professionnels – et les collectivités, s'agissant de la PMI ou des centres de loisirs municipaux. Chacun doit concourir, à son niveau, à l'amélioration de la prise en compte et de la prévention des risques. Le rôle de la PMI pour les parents les plus vulnérables, que je souhaite protéger grâce à cette proposition de loi, est bien connu. Les départements seront des acteurs importants de la politique de prévention.
En complément, l'article 4 associera les comités départementaux des services aux familles à la sensibilisation des professionnels de la petite enfance et des parents aux risques liés à la surexposition aux écrans.
Enfin, l'article 5 fera du projet éducatif territorial un vecteur de l'information et de la prévention des risques. Les temps périscolaires sont souvent l'occasion pour les enfants de passer du temps devant la télévision, et les parents n'ont pas nécessairement d'interlocuteurs : quand ils s'adressent aux enseignants, on leur répond que c'est la mairie qui gère les encadrants. L'objectif est d'associer ces professionnels et d'inclure les temps périscolaires dans la régulation de l'utilisation des écrans.
La proposition de loi, d'utilité publique, répondra par ces différentes dispositions à un enjeu nouveau, lié à la réalité numérique que nous connaissons désormais toutes et tous dans nos familles. Ce texte permettra de mieux protéger les enfants en réduisant les inégalités sociales entre les parents les mieux informés, à l'image des cadres de la Silicon Valley qui mettent leurs enfants dans des écoles sans écrans, et ceux qui sont de bonne foi, chaque parent ayant à cœur d'éduquer son enfant le mieux possible, mais sont induits en erreur quant aux bienfaits des écrans, par exemple par des publicités sur l'apport éducatif de contenus qui sont en réalité conçus pour rendre les enfants dépendants.