Je vais me livrer à la synthèse des propos tenus le 16 février dernier, exercice périlleux s'il en est.
Cette audition assez passionnante a permis d'identifier des opportunités liées à la réforme de l'organisation du contrôle et d'ouvrir un débat intellectuellement extrêmement intéressant, évidemment appelé à se poursuivre.
Le président de l'ASN, Bernard Doroszczuk, a d'ailleurs souligné que l'ouverture du débat est concomitante à la décision du Gouvernement de renforcer la filière nucléaire. Il a placé la réforme envisagée dans cette perspective.
De surcroît, il s'est exprimé avec force pour contester l'idée que celle-ci affaiblirait l'indispensable séparation entre la décision et l'expertise. De la même manière qu'on aime en France les jardins à la française et leurs perspectives ordonnées, on imaginait en effet assez bien la décision détenue par la seule ASN et l'expertise par le seul IRSN. Or, Bernard Doroszczuk nous rappelle que le dispositif actuel d'expertise est en réalité déjà pluriel.
Effectivement, l'ASN, dont l'effectif s'élève à plus de 400 salariés, dispose d'une expertise interne spécifique dans le secteur des équipements sous pression nucléaires. De plus, elle s'appuie sur six groupes permanents d'experts, lesquels sont amenés à émettre un avis sur les sujets les plus sensibles, avant la prise de décision par le collège.
La décision est du seul fait du collège de l'ASN, organe totalement séparé des services impliqués dans le processus d'expertise.
Bernard Doroszczuk considère que cette réforme n'entraînera aucune conséquence négative sur la transparence en matière de sûreté nucléaire. Il n'y a pas d'absorption de l'expertise par l'ASN. L'ASN et l'IRSN ont toujours travaillé ensemble et, par la suite, en étroite collaboration avec le réseau des commissions locales d'information (CLI), l'ANCCLI, le HCTISN ainsi que des associations environnementales.
Selon Bernard Doroszczuk, la communication avec le public et les échanges techniques avec l'ensemble des détenteurs de compétences techniques seraient en tout état de cause préservés, voire renforcés. Comme ceci a été évoqué lors de l'audition, nous voyons bien que le nucléaire appartient à de nombreux experts, tous aussi légitimes les uns que les autres – nous le constaterons avec l'intervention du directeur de la recherche d'EDF.
Enfin, lorsqu'il a été interrogé sur les avantages de la réorganisation envisagée par rapport à la situation actuelle, Bernard Doroszczuk a mis en avant la meilleure réactivité en situation de crise, permise par le rapprochement de la décision et de l'expertise au sein d'une même instance. Évidemment, c'est une hypothèse que nous avons envie d'écarter pour conjurer le mauvais sort, mais nous devons néanmoins l'envisager.
L'intervention de François Jacq, administrateur général du CEA, était pleine de prudence et de bon sens. Il a ainsi rappelé que la sûreté « vient de la connaissance acquise, des éléments de recherche qui permettent de fonder les évaluations. » Un aspect important, non évoqué lors de l'audition, est que la finesse des évaluations ne cessant de progresser, la satisfaction de la sûreté se présente comme une ligne à l'horizon, reculant chaque fois que nous avançons vers elle.
De fait, la recherche en sûreté ne peut exister sans l'apport de la recherche en physique, chimie, etc. Comme le rappelle François Jacq, celle-ci est réalisée, pour l'essentiel, dans les laboratoires universitaires, au CEA et au CNRS. En conséquence, le CEA souhaite contribuer à l'amélioration du système de contrôle de la sûreté, en assumant, dans une dynamique internationale, la mission de recherche qui lui est confiée en tant qu'établissement public – je crois que l'aspect international est fondamental en matière nucléaire.
Bernard Salha, directeur de la recherche et du développement d'EDF, a indiqué que son groupe souhaite que le dialogue technique puisse se développer avec une nouvelle autorité de contrôle disposant de moyens d'expertise propres et exerçant le rôle de maître d'ouvrage des recherches à mener en matière de sûreté nucléaire. Il semble donc indiquer préférer un interlocuteur unique.
Ces recherches menées par l'Autorité de sûreté seraient préférentiellement réalisées par le CEA, qui devra veiller à les séparer des activités de recherche et développement conduites pour le compte des exploitants – vous le savez, le CEA travaille pour lui-même, mais aussi pour différents donneurs d'ordre, en particulier EDF.
Bernard Salha a aussi souhaité qu'une nouvelle organisation permette de faire face aux nombreux travaux en cours ou à venir sur le parc électronucléaire existant, et intègre plus aisément les innovations, notamment en matière de règles et techniques de contrôle avancées. Ce sujet n'a pas été évoqué de façon plus précise lors de l'audition, mais des articles passionnants font état de progrès observés en matière d'évaluation des risques, d'évaluation de la résistance des matériaux et de tout autre type d'éléments susceptibles d'affecter le fonctionnement d'un réacteur. Personnellement, je considère que cet état de la recherche place la barre de la sûreté à un niveau qui doit intégrer la probabilité de survenance d'un événement. Dans tous les cas, il est évident que cette évolution est importante pour EDF, en tant qu'exploitant.
Laurence Gazagnes, directrice Sûreté, santé et sécurité d'Orano, a rappelé le principe fondamental de la responsabilité de l'exploitant – il faut le rappeler – en termes de sûreté et de radioprotection. L'exploitant doit donc être en ordre de marche pour assumer cette responsabilité, quel que soit le schéma retenu pour l'organisation du dispositif de contrôle mis en place par les pouvoirs publics. Assurément, c'est un rappel à l'ordre. On sent bien que les exploitants ont envie d'être présents et assument leur responsabilité, puisqu'ils peuvent créer les risques par leur métier même.
À côté de ces avis acceptant cette évolution, plusieurs intervenants ont formulé des points de vigilance, nombreux et défendus avec conviction, qu'appellerait la mise en œuvre du projet de réforme. Ils ont même exprimé des interrogations, voire des inquiétudes, que je dois évoquer maintenant.
Tout d'abord, le directeur général de l'IRSN, Jean-Christophe Niel, a indiqué que l'appui technique à l'ASN ne représente que 25 % de l'activité de l'Institut. Sur les 1 700 salariés que compte celui-ci, environ 400 sont très directement liés aux travaux et missions de l'ASN. En effet, l'IRSN met ses compétences au service de très nombreuses autorités et opérateurs, notamment dans le domaine de la médecine. La réforme devra donc veiller à garantir la continuité du service qui leur est rendu. L'IRSN ne travaille pas que pour l'ASN, tant s'en faut.
Ensuite, Jean-Christophe Niel a insisté sur l'absolue nécessité de maintenir une séparation claire entre expertise et décision dans la nouvelle organisation, soulignant qu'une telle séparation est mise en œuvre au sein de l'Autorité de sûreté américaine ( United States Nuclear Regulatory Commission, ou NRC).
Il a jugé tout aussi indispensable de conserver le principe de la publication des avis techniques, actuellement inscrit dans la loi. Comprendre quelles obligations de publication incombent à l'IRSN et lesquelles relèvent de la compétence de l'ASN est également un sujet extrêmement sensible.
Par ailleurs, Jean-Christophe Niel a souligné la complexité d'une séparation des activités d'expertise et de recherche, qui sont parfois assumées par les mêmes personnes. Ceci est très clair et corrobore la déclaration de François Jacq, lorsque celui-ci a évoqué la sûreté des installations issues des recherches conduites dans différents domaines. Jean-Christophe Niel a également souligné la nécessité de veiller à ce que les crédits consacrés à la recherche en sûreté nucléaire et en radioprotection continuent d'être pilotés en soutien de l'expertise.
Enfin, il a fait part des inquiétudes des salariés de l'Institut – ceci me paraît légitime lorsqu'on évoque des changements de statut. Puis il a exprimé sa crainte que, dans un marché de l'emploi tendu, la réforme ne fasse peser sur le dispositif public de contrôle de la sûreté nucléaire le risque d'une perte de compétences, les salaires du secteur public étant inférieurs aux salaires du privé, en particulier ceux des exploitants.
S'appuyant sur l'histoire du nucléaire français, Michaël Mangeon, historien du nucléaire, s'est interrogé devant nous sur plusieurs autres risques susceptibles de découler du projet de réforme.
Premièrement, il est délicat de scinder recherche et expertise, car l'acquisition de connaissances dans un cadre propre à l'expert est facteur de sûreté. C'est une évidence évoquée par François Jacq, mais on ne peut pas basculer toute la recherche dans la sûreté et toute la sûreté dans la recherche. Les séparations sont toujours l'occasion de négociations pointilleuses.
Deuxièmement, la séparation entre expertise et décision ne doit pas être remise en cause. Il s'agit d'une bonne pratique internationalement reconnue, elle aussi gage de sûreté – je crois qu'il y a une large unanimité sur ce point.
Troisièmement, engager la filière dans un nouveau programme nucléaire, alors que le système de contrôle vit une transition majeure, peut placer les acteurs, exploitants comme autorité de sûreté, dans un cadre incertain. Si le Gouvernement souhaite aller vite, c'est peut-être pour dissiper les facteurs d'incertitude décelés par Michaël Mangeon.
Quatrièmement, celui-ci nous dit que s'il est insuffisamment justifié, le projet de réforme risque d'affaiblir la légitimité du système de sûreté auprès des citoyens.
C'est d'ailleurs ce qu'a laissé entendre mon ami et ancien collègue parlementaire Claude Birraux, ancien président de l'Office. Il a ainsi estimé que l'organisation prévue traduit « une méconnaissance grave de l'organisation de la sûreté, qui se nourrit de la confrontation entre l'expertise, la recherche et l'Autorité de sûreté nucléaire. »
À l'opposé, il considère que le système actuel « fonctionne bien, avec fluidité » et qu'en changer serait faire un retour de 30 ans en arrière – je me contente de rapporter son point de vue que je ne partage pas totalement, tant s'en faut : il y a trente ans, l'ASN n'existait pas. En conclusion, notre ancien président a appelé à ne pas rompre brutalement la confiance qui, au fil du temps, s'est nouée sur l'organisation actuelle.
De son côté, Jean-Claude Delalonde, président de l'ANCCLI, s'est interrogé sur le risque de « fermeture de l'accès aux informations pour la société civile » qui résulterait d'un transfert de la recherche en sûreté nucléaire au CEA. C'est un risque que l'on n'imagine pas dans une société de transparence, mais il a raison de l'évoquer.
Comme Claude Birraux, il considère que « l'ouverture de l'IRSN à la société civile est un axe majeur pour renforcer la cohésion des acteurs et co-construire les décisions. »
Par ailleurs, Jean-Claude Delalonde a indiqué que « l'ANCCLI craint la fragilisation du socle d'une sûreté nucléaire de qualité, indépendante et robuste, qui est notre bien commun. » Soit dit en passant, l'avantage des discours de départ, c'est qu'on vous attribue les qualités qu'on vous avait toujours refusées lorsque vous étiez en activité.
Enfin, il a posé ce que devrait être aux yeux de l'ANCCLI la méthode à suivre pour une éventuelle réforme : « Si une évolution doit se faire, elle doit se faire sereinement, en posant les arguments positifs et négatifs, et en examinant toutes les conséquences d'un changement et ceci sous le contrôle du Parlement. » Je ne peux qu'y souscrire.
Pour terminer, les questions posées dans la suite de l'audition ont montré que ces interrogations et inquiétudes, exprimées par les intervenants, étaient largement partagées par les parlementaires présents, membres ou non de l'Office, et par la quasi-totalité des internautes s'étant exprimés sur la plateforme informatique ouverte à cet effet, ce qui n'est pas habituel.
Bien que j'aie parfois traduit ces diverses interventions, je ne pense pas les avoir trahies.