. – Je suis chercheur associé au laboratoire Environnement, ville et société de l'université de Lyon et consultant. Ma connaissance du fonctionnement et de l'histoire du système de contrôle et d'expertise en sûreté nucléaire vient d'un travail de thèse en sciences de gestion réalisé à Mines ParisTech et au laboratoire de sciences humaines et sociales de l'IRSN, institut avec lequel je travaille encore régulièrement.
Je tiens à préciser que je ne connais aucun détail de ce projet de réforme autre que la communication au grand public effectuée par le Gouvernement. Je vais me concentrer sur les aspects relatifs à la sûreté nucléaire et aux installations civiles.
Je considère cette nouvelle réforme du système de contrôle et d'expertise comme une rupture majeure, au regard des temporalités longues d'évolution de ce système. On peut, pour étayer ce constat, revenir brièvement sur les choix qui ont présidé à la création de l'IRSN et de l'ASN, qui peuvent éclairer les risques et opportunités d'une réforme de ce type.
C'est pendant les années 1970, au cœur du développement du programme nucléaire français de centrales EDF, qu'ont été créés, d'une part un petit service de quelques agents chargé de contrôler la sûreté nucléaire, au sein du ministère de l'industrie, d'autre part un institut du CEA chargé de l'expertise et de la recherche en sûreté et radioprotection, l'IPSN. Si les réacteurs français sont d'origine américaine, le modèle d'expertise et de contrôle des États-Unis, considéré comme trop dirigiste et réglementaire, n'est alors pas retenu. La France adopte une philosophie plus souple, basée avant tout sur le dialogue technique entre experts, autorités et exploitants. Ce petit monde de la sûreté nucléaire va expertiser et contrôler les centrales nucléaires EDF du plan Messmer et les suivantes à marche forcée, avec une réglementation modeste, dans des arènes discrètes et fermées au public, où la négociation et la recherche de consensus entre spécialistes sont alors la norme.
La rapidité de développement du programme nucléaire français, mais aussi l'accident de Three Mile Island en 1979 aux États-Unis, vont avoir pour conséquence de consolider ce système français, alors que la commission américaine dite « Kemeny », chargée d'analyser cet accident, va pointer le focus trop réglementaire de l'autorité de sûreté américaine.
A contrario, l'accident de Tchernobyl en 1986, notamment l'affaire très médiatique du nuage radioactif, va fortement délégitimer le système français, qui va être associé au lobby nucléaire.
Dès 1987, l'OPECST propose la création d'une agence nationale de sécurité et d'information nucléaires indépendante des pouvoirs publics, pour surveiller et réglementer les installations et assurer la communication auprès du public. Cette idée ne sera pas directement reprise, mais le petit service de contrôle constitué au sein du ministère de l'industrie va grossir et évoluer dans les années 1990, tandis que l'IPSN va progressivement prendre son indépendance au sein du CEA.
La fin des années 1990 marque le point de départ de la réorganisation la plus importante du système, avec la recommandation par Jean-Yves Le Déaut, en 1998, de créer un expert public indépendant du CEA et une autorité de sûreté forte et indépendante du Gouvernement. Il était également précisé dans ce document que construire un lien organique trop fort entre l'autorité de sûreté et le pôle expertise reviendrait à limiter la capacité d'expression de ce dernier.
La séparation entre expertise scientifique et décision est alors un élément clé de la réforme. Elle est devenue aujourd'hui un standard de bonne gouvernance des risques.
La création de l'IRSN en 2002 et de l'ASN en 2006 apparaît donc comme l'achèvement d'un long processus pour restaurer la confiance et la réputation du contrôle et de l'expertise aux yeux du public.
Évidemment, ce nouveau système n'est pas exempt de critiques. À la fin des années 2000, on envisage un renouveau du nucléaire. Le chantier de l'EPR de Flamanville est alors mis en route et l'on envisage un second EPR à Penly. L'exportation de réacteurs à travers le monde est également en projet. Un rapport sur l'avenir de la filière nucléaire commandé par le président Nicolas Sarkozy à François Roussely, ancien dirigeant d'EDF, pointe alors les excès de zèle de l'ASN et préconise que l'IRSN assure la diffusion et la promotion des règles françaises à l'international, en support aux exploitants dans la vente de leurs réacteurs.
L'accident de Fukushima en 2011 va mettre provisoirement un terme à cette volonté de faire évoluer le système vers plus de souplesse et d'adéquation avec le développement industriel. Le système français est alors cité comme un modèle de sûreté, l'accident de Fukushima ayant notamment montré les risques d'une collusion entre contrôleurs et contrôlés.
Cette histoire nous apprend qu'il y a deux tournants majeurs pour réformer un système : en accompagnement du développement d'un programme nucléaire ou en réponse à un accident ou une crise, afin de regagner une légitimité et la confiance de la société.
Nous entrons aujourd'hui dans une ère nouvelle, au croisement entre développement d'un programme nucléaire, enjeux de sûreté, de légitimité et de confiance. Comment, dans ce contexte, l'interaction entre ces enjeux a-t-elle été pensée, imaginée ? Quels sont les impacts possibles de cette réforme sur l'efficacité industrielle d'une part et la sûreté d'autre part ? Je n'ai, à titre personnel, pas connaissance d'informations ou d'études sur ces sujets.
On a enfin souvent tendance à se focaliser sur les aspects techniques pour analyser les accidents nucléaires. Or, l'histoire nous montre que le système et son fonctionnement sont une cause profonde d'accident nucléaire. Les catastrophes de Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima ont ainsi des liens forts avec le fonctionnement du système en place au moment de ces accidents dans les pays concernés. En ce sens, toute décision de réforme du système a un impact, direct ou indirect, sur la sûreté nucléaire et doit être analysée en profondeur.
À ce stade, j'éprouve par conséquent des difficultés à dire si la sûreté se trouverait renforcée ou non par ce projet de réforme, dont je connais peu les contours.
Je terminerai mon propos en énumérant certains risques, qui s'avèrent à ce stade être plutôt des questions.
Pour ce qui est des temporalités, il apparaît que démarrer un programme nucléaire sur un système en mutation, pas encore stabilisé, possiblement désorganisé, présente un risque en matière de sûreté, notamment du point de vue des facteurs humains et organisationnels.
Une partie des travaux de recherche de l'IRSN sont par ailleurs difficilement dissociables de l'expertise. Parfois, les experts sont eux-mêmes chercheurs. Le maintien d'un modèle dans lequel l'expertise se base sur une science indépendante est facteur de sûreté. Ce modèle sera-t-il préservé ?
Nous avons vu que la séparation entre expertise et décision était un standard de bonne pratique au niveau international, reconnu comme un gage de sûreté. Quelle sera la forme organisationnelle choisie ? Comment cette séparation va-t-elle s'opérer en pratique dans la nouvelle organisation ? Il a, par exemple, été question précédemment de la NRC : quels sont les atouts et faiblesses de ce modèle d'un point de vue de la séparation entre expertise et décision ?
Concernant le risque réputationnel, la longue route parcourue par le système depuis Tchernobyl a conféré à l'ASN et à l'IRSN un pouvoir et une légitimité forte auprès des citoyens, construits sur le très long terme. Si un accident nucléaire survient en France, le système sera de toute façon mis en cause. Il devra alors être très solide pour affronter cette épreuve et ne pas refléter l'image d'un système dont le but premier est de favoriser le développement d'un nouveau programme nucléaire.
Enfin, l'IRSN a tissé un lien fort avec la société et le tissu associatif en termes de dialogue, de médiation scientifique et de communication. Le maintien de ce lien me semble primordial. Il représente, avec l'implication de la société, une demande forte du panel de citoyens constitué dans le cadre du débat public sur les nouveaux réacteurs nucléaires de la Commission nationale du débat public.