. – La chlordécone a été interdite en 1990 sur le sol français, sauf aux Antilles, qui a pu l'utiliser trois ans de plus, parce qu'à l'époque, il n'existait aucune méthode pour lutter contre le charançon qui détruisait les bananeraies. Or à l'époque – et encore maintenant –, les bananes étaient l'essentiel de la production et de la richesse. Détruire les bananeraies signifiait détruire des emplois. Différents ministres ont ainsi accordé des dérogations. Ces trois ans avant l'interdiction sont critiqués. Compte tenu de tout ce que j'ai appris depuis dix ans, trois ans de plus ou trois ans de moins n'auraient rien changé à la pollution des sols, puisque les sols étaient pollués depuis le début de l'utilisation de la chlordécone et que, 40 ans plus tard, elle est encore dans le sol. Par contre, les premières inquiétudes ne se sont manifestées qu'à la fin des années 1990 et les premières études ont été lancées au début des années 2000. Le délai a été tout de même très long.
Il faut aussi tenir compte de l'état des connaissances. À la fin du XXe siècle, nous n'avions pas les connaissances que nous avons maintenant. Vous avez parlé tout à l'heure, par exemple, d'écotoxicité. Dans les années 2000, très peu de spécialistes, de chercheurs, s'intéressaient à cette notion. Concernant la bioaccumulation, elle est particulièrement visible chez les animaux marins. Les connaissances ont beaucoup évolué. Pendant les auditions, l'année dernière, j'ai entendu parler pour la première fois des œufs, alors que jusqu'à présent, aucun conseil alimentaire ne recommandait de ne surtout pas en manger. Aux Antilles, l'alimentation est pour beaucoup une auto-alimentation, avec des poules qui se promènent partout. Toutes les terres ne sont pas polluées, mais dans les régions où les terres sont polluées, cela est une difficulté.
Comme je le disais, il est problématique de ne pas avoir fait la cartographie de l'ensemble de la pollution des sols. Si elle avait été faite, nous saurions qu'à tel endroit, il est possible de manger des œufs et d'autres aliments. Cette cartographie est uniquement basée sur le volontariat, sans compter qu'une parcelle peut contenir de la chlordécone à un endroit et pas à un autre, parce qu'un bananier était planté à tel endroit. C'est une vraie préoccupation. Nous avons la carte des bananeraies de l'époque ; beaucoup d'entre elles ont disparu et ont été remplacées par des immeubles, avec au pied, des jardins familiaux. Les mesures sont assez difficiles à réaliser.
Concernant l'ANR, je ne vais pas prendre position, mais j'ai toujours considéré qu'au sujet de la chlordécone, il y avait une dichotomie complète entre les appels d'offres de l'ANR et les préoccupations de l'État, qui lançait des plans chlordécone, mais qui ne donnait pas les moyens. L'ANR répond qu'ont toujours été financés des petits bouts de programme sur la chlordécone. Nous ne savons pas pourquoi tel programme était choisi. Quelques années plus tard, des chercheurs me contactaient en me disant qu'il leur manquait 20 000 euros pour avoir tel instrument pour approfondir une piste de dépollution et qu'ils n'arrivaient pas à les obtenir. J'avais beau écrire, nous n'avons jamais pu les obtenir.
Le taux de succès à l'ANR a légèrement augmenté, même s'il reste bien moindre que dans d'autres États. Depuis 10 ou 15 ans, l'État a toujours déclaré que la chlordécone, aux Antilles, était une priorité. Désormais, il existe un véritable appel à projets sur la chlordécone, mais j'estime qu'il y a un réel écart entre les grandes options de l'État et les choix qui ont été faits.
L'ANR était présente en Guadeloupe et nous avons pu échanger lors du colloque de décembre. J'ai l'impression que sur la chlordécone, ils souhaitent envisager les choses différemment. Certains projets ont été retenus, d'autres retoqués. Naturellement, les chercheurs retoqués ne comprennent pas toujours pourquoi, mais l'ANR va réétudier les dossiers et peut-être leur redonner une chance, parce que la recherche doit partir tous azimuts. Cette pollution concerne tout le monde, tous les secteurs. Il faut donc que les recherches puissent continuer et non pas, ce que je crains, après le grand appel à projets de l'année dernière, retourner vers des petits bouts de programme. Il y a vraiment un suivi à faire. J'ai eu le sentiment d'une prise de conscience un peu plus importante. Les chercheurs avec lesquels je me suis entretenue étaient plutôt contents, certains même surpris de l'ampleur du financement de leur projet. Pourvu que cela dure ! Nous avons déjà eu, par le passé, à l'Office, un débat sur le fonctionnement de l'ANR et les appels à projets.
S'agissant de la santé environnementale, l'approche plus globale commence tout juste d'être évoquée. Au début, la chlordécone était uniquement dans la terre, pour se rendre compte, quelques années plus tard, qu'elle était dans l'eau, quelques années plus tard, qu'elle allait jusque dans les mers, quelques années plus tard, qu'elle touchait des poissons, y compris en pleine mer et non pas seulement au bord des embouchures.
Ces études ont permis de montrer que l'on peut vivre sur une terre avec de la chlordécone, avec un certain nombre de précautions et de conseils. Les précautions alimentaires pour les Hommes ont été édictées dès 2007. Il était notamment demandé de ne pas manger plus de deux à trois fois par semaine des légumes racines. Ceux qui ont suivi ces recommandations se retrouvent avec un taux de chlordécone bien moindre. Néanmoins, nous ne savons pas, en matière sanitaire, quels sont les réels impacts de la chlordécone. Aux Antilles, la population accepte difficilement que les impacts de la chlordécone puissent être inférieurs à ceux de n'importe quelle autre pollution. Or en prenant ces précautions alimentaires, la population pourrait avoir moins de soucis, mais toute la culture antillaise et les circuits d'autoconsommation et informels font qu'il reste encore beaucoup de chlordécone. Je trouve que les chercheurs ont fait des progrès en matière de remédiation des sols, mais il faut que ces progrès soient validés à l'épreuve de la réalité du terrain et sortent des laboratoires. Ces recherches donnent des espoirs, mais si ces espoirs ne se concrétisent pas, la situation sera encore pire pour la population.