Merci de votre invitation.
Il est logique que l'on parle d'agriculture au sein de la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire : les surfaces agricoles et la forêt – dont je suis également chargé – représentent 90 % de notre territoire et sont entièrement anthropisées – il n'en est aucune qui ne soit le produit, parfois pluriséculaire, du travail des hommes et des femmes qui y vivent.
On l'oublie parfois, la fonction première de l'agriculture est de nourrir. La crise ukrainienne est venue nous le rappeler, ainsi que la possibilité d'utiliser l'alimentation comme une arme, suffisamment puissante pour obliger un pays à changer de position – quand vous ne pouvez pas nourrir votre population, vous êtes très fragile face à des tiers. La souveraineté alimentaire est donc centrale. Nous avons longtemps pensé avoir laissé cette question derrière nous, car la réussite de l'agriculture française d'après-guerre était une production à la hauteur de nos besoins en quantité, mais aussi en qualité, à prix bas. En réalité, elle est en grande partie devant nous, en raison des enjeux géopolitiques et du défi climatique.
La souveraineté alimentaire n'est ni le repli, ni l'autarcie, ni l'autosuffisance. Notre pays a une vocation exportatrice dont il serait dommage qu'il se prive, y compris parce qu'elle donne une influence que d'autres, aux frontières de l'Union européenne, n'hésitent pas à exercer.
La souveraineté ne s'oppose ni au développement durable, ni à l'environnement. En effet, elle appelle un modèle qui résiste cinq ans, dix ans, vingt ans, trente ans, en particulier au dérèglement climatique et à ses conséquences. Penser le modèle agricole à partir de celui que nous avons construit depuis 1945, ou même avant, serait une erreur : nous devons ménager des transitions qui lui permettent de s'adapter, région par région. On voit avec quelle dureté l'arythmie climatique affecte l'élevage dans le Massif central : le système prairial n'est pas fait pour ce dérèglement.
Afin d'y parvenir, il nous faut travailler sur plusieurs sujets. D'abord, la planification. Pour atteindre la souveraineté alimentaire, le statu quo n'est pas envisageable : il est nécessaire de tenir compte des évolutions, sachant que si nous voulons nous montrer responsables, nous ne pouvons pas être vertueux chez nous tout en recourant à des importations qui ne le seraient pas. Nos objectifs doivent être conçus dans le cadre européen – celui du marché unique, du marché commun. Ne prônons pas la vertu à l'intérieur de nos frontières tout en laissant faire autrement à l'extérieur pour pouvoir nous nourrir ; inutile de détailler les problèmes que posent le carbone importé ou l'empreinte importée de l'eau ou des phytosanitaires.
Ensuite, il nous faut définir des objectifs.
Enfin, pour atteindre ces objectifs, il faut assumer des transitions. Aucun secteur ne peut supporter des coups de volant si violents qu'ils créent des ruptures dans la production. La transition, dont tout le monde a besoin, ne doit pas être perturbée par des changements pour les acteurs économiques. De même, dans le cas de la transition de la voiture thermique à la voiture électrique, aucun industriel ne comprendrait que l'on modifie complètement les règles en cours de route.
Dans le monde agricole, c'est avec 380 000 agriculteurs qu'il faut procéder à la transition : celle-ci doit être massifiée. Cela suppose de lever des freins psychologiques, mais aussi économiques : certains ne pourront assumer la transition sans rémunération. Or il faut qu'elle puisse tenir dans la durée. D'ailleurs, si la planification est nationale, elle n'en doit pas moins être abordée à hauteur d'exploitation pour être compréhensible et supportable.
Un mot sur le projet de loi d'orientation agricole et sur le pacte d'avenir. Ce que la société peut attendre de l'agriculture, mais aussi ce que l'agriculture est en droit d'attendre de la société, tel est le sens du pacte – sinon, la relation serait unilatérale. Quant à la loi d'orientation, elle permettra de se donner de grands principes combinant la souveraineté dans toutes ses composantes et la planification écologique, incluant un cap à dix ou vingt ans, car aucun modèle économique ne supporte l'arythmie des décisions politiques : il faut faire preuve de continuité vis-à-vis des agriculteurs et agricultrices.
Je le répète, la souveraineté alimentaire et la sobriété environnementale et climatique sont complémentaires et indissociables ; ce serait une erreur de les opposer. Si nous ne pensons pas l'eau différemment, nous aurons un problème d'accès à l'eau. Si nous ne pensons pas différemment l'apport de la biodiversité, nous n'y arriverons pas. En même temps, il faut le faire selon un modèle de production.
Je m'attarderai enfin sur deux sujets.
Premièrement, la stratégie phytosanitaire, maintes fois évoquée depuis vingt ou vingt-cinq ans, doit être modifiée. Nous sommes dans une impasse, pour plusieurs raisons.
D'abord, on est allé d'interdiction en interdiction, de dérogation en dérogation, alors qu'une interdiction ne fournit jamais de solution, qu'une dérogation n'est pas une solution non plus quand elle n'est pas planifiée et que, renouvelée tous les ans, elle n'est plus une dérogation, mais une règle. Qu'avons-nous fait, comment avons-nous pu construire depuis vingt-cinq ans un modèle dans lequel, chaque année, on vient demander au ministère de l'agriculture une dérogation pour pouvoir continuer telle ou telle production ? Dans ce contexte, la planification est impossible.
Ensuite, à force d'éliminer des molécules, il n'en reste plus qu'une ou deux à utiliser dans certaines filières : que l'une disparaisse et les difficultés sont assurées.
Enfin, il faut absolument éviter les surtranspositions. Si certaines sont le produit de la loi – comme pour l'interdiction des néonicotinoïdes, qui figure dans la loi de 2016 –, d'autres résultent de notre suradministration ou de notre propension à créer, par les règlements, de la norme supplémentaire. Or nous devons nous rappeler que nous sommes dans un marché unique : il n'est pas crédible de prétendre fermer nos frontières aux produits venus de chez nos voisins européens. Les débats qui concernent la santé ou l'environnement doivent se tenir au bon niveau : au niveau européen.
Pour la planification, il faut une stratégie collective associant les instituts de recherche – Inrae (Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement), instituts techniques – et l'Anses, qui doit dialoguer davantage avec eux. Quelles sont les molécules à risque, quelles sont celles qui vont sortir, quels programmes de recherche – fondamentale et appliquée – lance-t-on ? La désynchronisation des projets nourrirait l'incompréhension. De ce point de vue, ce que nous avons fait au sujet de la grippe aviaire – étudier les contraintes sanitaires et les adapter aux réalités du plein air – pourrait servir de modèle.
Second sujet, d'actualité s'il en est : l'eau et la sécheresse. Les assises de l'eau, puis le Varenne agricole de l'eau et de l'adaptation au changement climatique, ont posé le principe d'une gestion quantitative de l'eau et de l'accès à l'eau. D'une part, toute goutte d'eau est rare, et pas seulement dans le monde agricole, ce qui appelle des systèmes les plus économes en eau et la plus grande productivité possible – en arboriculture, le goutte-à-goutte permet parfois de réduire la consommation d'eau de 40 %, voire 50 %, tout en répondant aux besoins. D'autre part – je le répète au risque d'ânonner –, on a besoin d'eau dans l'agriculture, depuis des millénaires, et, dans notre pays, les territoires concernés sont de plus en plus vastes. Il faut donc penser l'économie et la ressource au sein d'un cycle arythmique.
J'étais ce matin avec des élus des Hautes-Alpes. L'eau du lac de Serre-Ponçon – il a fallu en couvrir des milliers d'hectares pour le créer – sert, du Sud des Hautes-Alpes jusqu'à l'embouchure du Rhône, aux habitants, aux agriculteurs, à la lutte contre l'incendie ou lors de l'étiage. Heureusement qu'il a été construit ! Évidemment, c'est une anthropisation, mais dont on ne peut nier l'utilité, même si ce territoire a plus que d'autres l'habitude de l'arythmie climatique.
Au sujet de l'eau, nous avons aussi agi sur l'assurance récolte pour couvrir le risque maximal en cas de grosse difficulté. Il s'agit en outre de faire évoluer les pratiques en adaptant l'assolement. Enfin, il faut créer de nouveaux ouvrages.
Nous disposons d'un levier de massification des changements : la démographie. En effet, 40 % des agriculteurs vont pouvoir partir à la retraite dans les dix années qui viennent : c'est considérable. Il faut penser le système d'installation en fonction de ce que sera l'agriculture demain et des futures contraintes, particulièrement climatiques : il faut pouvoir résister aux aléas du climat, danger mortel pour l'agriculture dans tous les territoires. Nous y travaillerons dans le cadre du projet de loi d'orientation et du pacte d'avenir.
Pour conclure, voici les trois principaux éléments à retenir. Premièrement, la souveraineté alimentaire n'est pas incompatible avec les préoccupations propres à votre commission, car un système durable en est un élément. Deuxièmement, la planification est obligatoire, sinon le système ne tiendra pas et les agriculteurs seront dans l'impasse – c'est déjà le cas dans certaines filières. Troisièmement, n'oublions jamais que, derrière tout ce que nous disons, il y a des réalités humaines, et des gens qui ont l'impression d'injonctions parfaitement contradictoires. Soyons donc cohérents, faisons preuve d'une volonté commune pour leur montrer notre attachement, et pas seulement à l'occasion coutumière et commode du Salon de l'agriculture.