Aujourd'hui, il est nécessaire de se connecter à une application pour pouvoir travailler sur une plateforme comme Uber, Deliveroo ou encore Stuart ; ce n'est pas le cas pour Frichti.
À l'époque, un système permettait de s'inscrire sur des plannings, afin de s'assurer que le nombre de livreurs était plus ou moins adapté, du point de vue de la plateforme au nombre de commandes distribuées sur une même période. Ce système de planning avait également des limites car il favorisait la mise en concurrence des travailleurs. Les statistiques permettaient aux travailleurs de s'inscrire sur certains plannings et pas sur d'autres, qui n'étaient pas jugés prioritaires.
La disparition de ce système signifie que les travailleurs sur une plateforme doivent se répartir un nombre de commandes toujours plus ou moins grand, ce qui importe peu en matière de rémunération. En effet, la rémunération s'effectue uniquement à la tâche. La plateforme a donc désormais tout le pouvoir pour diminuer le tarif de la rémunération.
Jusqu'à l'été 2019, avant la disparition des plannings, des minimums existaient dans certaines villes pour Deliveroo au moment de la commande.
À Lyon, la commande était fixée à environ quatre euros. Avec la disparition de ce minimum et des plannings, les commandes sont désormais payées environ deux euros. Un travailleur peut réaliser un nombre de commandes important sans pour autant atteindre un revenu décent. En outre, le statut d'indépendant permet aux plateformes d'éviter le versement des cotisations patronales et salariales, ce qui prive les travailleurs de tout un pan de la protection sociale.
Cette évolution s'est produite dans le secteur des plateformes, à l'initiative des deux acteurs principaux qu'étaient Uber et Deliveroo qui cherchaient à reprendre le marché en abaissant les conditions de travail au maximum. De son côté, Stuart, qui a été rachetée en 2017 par La Poste, ce qui en fait indirectement une filiale de l'État français, a poursuivi ce mouvement.
Dans les dernières années, à partir de fin 2020, l'implantation en France d'une filiale logistique « salariés » de Just-Eat a eu lieu. Just Eat existait déjà précédemment, mais uniquement comme plateforme de mise en relation entre les clients, les restaurants et parfois les livreurs indépendants travaillant pour Stuart. En effet, Stuart était chargée d'acheminer les commandes pour les restaurants qui n'avaient pas leurs propres livreurs.
À partir de novembre 2020, le groupe Just Eat a décidé d'implanter en France une filiale logistique qui embauchait des livreurs salariés et qui prenaient ainsi la place de Stuart dans 27 villes françaises. Ces livreurs salariés se chargeaient de livrer les commandes pour les restaurants qui n'avaient pas leurs propres livreurs.
En 2021 a également eu lieu l'implantation d'une demi-douzaine d'entreprises qui relèvent du quick commerce (livraison de courses express). Ces entreprises peuvent venir de différents pays. Le secteur a évolué rapidement, avec un grand nombre d'acteurs, à l'image des plateformes qui existaient à l'époque. Ces acteurs ont décidé de réduire les conditions de travail de leurs employés au minimum et de fournir également un grand nombre de codes et d'offres aux clients pour se fournir le moins cher possible. Ce processus a conduit au rachat successif de ces entreprises, avec une situation de quasi-monopole aujourd'hui.
Parmi ces entreprises du quick commerce, certaines ont fermé, telles que Zapp ou Gopuff. Le statut des travailleurs de plateforme dans la livraison a également des conséquences à l'extérieur de ces entités. Ces méthodes ont conduit à un nivellement par le bas des conditions de travail des employés des plateformes et conduit à la généralisation de la sous-traitance en utilisant un grand nombre de statuts extrêmement différents.
Dans la livraison, l'emploi de statuts mixtes entre salariés et indépendants a aussi pu se généraliser au sein des entreprises de messagerie, récentes ou plus anciennes, telles que Coursier.fr.
Concernant Just Eat, l'entreprise a annoncé le 21 avril 2022 un plan de sauvegarde de l'emploi, qui a été négocié avec les syndicats. Ce plan prenait comme prétexte la concurrence déloyale des autres plateformes et une baisse des parts de marché pour justifier le licenciement de plusieurs centaines de travailleurs. Au final, 306 travailleurs ont été licenciés au mois de janvier. Les arguments développés étaient avant tout économiques.
Une certaine déloyauté a eu lieu dans les négociations de la part de la plateforme car les arguments économiques développés ne permettaient pas d'obtenir un prévisionnel ou un recul, puisque le plan social a été annoncé un an et demi après l'implantation de l'entreprise en France. Plusieurs journées de grève ont eu lieu pour s'opposer à la volonté du groupe. Le marché, opéré par cette filiale logistique, a finalement rebasculé auprès de Stuart, depuis le 15 janvier 2023.
En France, un employeur préfère licencier des salariés, malgré des coûts importants, pour redonner un marché à une entreprise qui utilise les auto-entrepreneurs. Mon travail est réalisé aujourd'hui par un travailleur auto-entrepreneur, pour des conditions encore plus minimes, et cela dans le silence le plus total : aucune intervention de l'État ou d'une collectivité sur ce sujet.
Dans le quick commerce, trois entreprises existent, dans lesquelles la CGT est représentative : Gorillas, Getir (qui a racheté Gorillas) et Flink. Des questions économiques sont en train de se poser pour les salariés. Ces entreprises sont dotées de Comités sociaux et économiques (CSE), ce qui est une bonne chose mais une certaine opacité de la part des directions respectives existe : les chiffres ne sont pas forcément communiqués alors que nous sommes dans une période de rachat, ce qui conduit les salariés à s'interroger sur leur avenir.
Depuis l'été dernier, des phénomènes intéressants sont apparus, avec par exemple le recours à la sous-traitance. Des prestataires comme Uber ou Stuart ont ainsi pu commencer à livrer les commandes pour ces entreprises. Ces entreprises assurent la préparation des commandes, la livraison et la vente auprès des clients.
Ainsi, des entreprises qui recourent à des auto-entrepreneurs ont pu prendre la place des plateformes employant des livreurs salariés, conduisant à une diminution du nombre de livreurs salariés, ce qui doit nous interroger sur l'opportunité pour ces entreprises de basculer sur un système mixte.
Ce système mixte existe déjà chez Frichti, où les préparateurs de commandes sont salariés alors que les livreurs sont auto-entrepreneurs. Frichti a déjà connu en 2020 un conflit notable sur la question des documents des salariés qui n'étaient pas en règle, avec un recours au travail sous alias. Ce mouvement a conduit à la régularisation d'une partie des travailleurs seulement. Une réflexion peut naître à ce sujet concernant la non-application de la circulaire Valls dans ce contexte.
Enfin, le dernier secteur est celui de la messagerie. Nous pouvons prendre l'exemple d'Urb-it. Cette entreprise de logistique à vélo est implantée dans certaines métropoles, essentiellement à Paris. Urb-it avait, jusqu'à mi-2022, un système mixte, avec des livreurs salariés (qui s'occupent des vélos-cargos pour dispatcher des tournées de commandes) et des livreurs auto-entrepreneurs chargés d'assumer, en course à course, la livraison de produits (fleurs, bijoux, pâtisserie). Cette entreprise a fermé ce système de livraison de course à course dans les derniers mois pour des raisons qui n'ont jamais été expliquées. Néanmoins, cette activité existait toujours au moment des élections au sein de l'Arpe.
Toutes les plateformes ne sont donc pas représentées au sein de l'Arpe. L'exemple de Frichti a déjà été cité. D'autres entreprises de livraison recourent aussi à des auto-entrepreneurs mais ne sont pas considérées comme des plateformes stricto sensu, ce qui est une erreur d'analyse qui conduit à ce que des travailleurs se retrouvent en dehors de tout cadre réglementaire.
D'autres entreprises suivent aussi le modèle d'Uber, de Deliveroo et de Stuart (Urb-it, Lyveat, ou d'autres plateformes à l'échelle locale qui ne sont pas représentées dans cette instance). Cela signifie que leur patronat n'est pas représenté au sein du syndicat patronal avec lequel les négociations s'effectuent. Ainsi, un éventuel accord collectif de branches ne s'étendrait pas à ces entreprises. C'est un premier bémol.
L'autre problématique renvoie aux élections. La CGT a dénoncé ce deuxième bémol dès le lendemain des élections, qui s'apparentent à un véritable fiasco. Plusieurs éléments ont déjà été explicités, avec la difficulté d'accéder au vote. En outre, les conditions d'ancienneté demandées étaient en total décalage avec la réalité du travail dans les plateformes. Une partie entière des livreurs ne pouvait donc pas voter. Enfin, une grande partie des livreurs n'ont pas eu accès au vote car ils n'utilisent pas leur propre identifiant mais travaillent sous alias. Ces éléments étaient connus et ont pourtant été laissés de côté alors que l'outil informatique peut être adapté pour permettre à des travailleurs sous alias de voter.
Par ailleurs, le texte pourra être généralisé à n'importe quelle plateforme par la suite, même une plateforme d'emploi qui n'est pas une plateforme de transport. Les organisations syndicales représentatives, comme le patronat qui défend ses intérêts, ont une responsabilité extrêmement importante, car ce qui est réalisé actuellement pourra être utilisé par la suite comme norme.
La négociation actuelle est menée sans plancher ; aucun plancher n'est, en effet, fixé par le code du travail ou par une convention collective. Le rapport de force dans la négociation dépend uniquement de la capacité à s'organiser, avec d'un côté le patronat, c'est à dire trois entreprises extrêmement centralisées et, de l'autre, plus de 80 000 travailleurs. Le rapport de force est donc particulièrement défavorable aux travailleurs. Les plateformes peuvent ainsi émettre des propositions en dessous de tout, y compris en dessous des normes d'ordre public.
En outre, les organisations syndicales, essentiellement la CGT, ont demandé des informations utiles à la négociation (informations économiques, informations sur les algorithmes, informations sur la tarification) mais ont fait face à une fin de non-recevoir, sans justification. Comment une négociation peut-elle se passer dans de bonnes conditions s'il existe une telle déloyauté dans la manière dont elle se déroule ?
D'autres pratiques nous interrogent également, avec par exemple une demande de confidentialité des échanges qui a été formulée par l'association patronale, à savoir l'Association des plateformes d'indépendants (API), qui est la seule organisation représentative pour le patronat des plateformes de livraison.
Il est évident que ce processus a été créé pour sauvegarder le statut d'autoentrepreneur et pour éviter que celui-ci soit attaqué. Ce processus se matérialise déjà dans les textes mais également dans la manière dont la négociation se déroule. L'objectif, de notre point de vue, pour les organisations patronales et l'API, est d'entériner par la négociation collective, donc avec l'assentiment de certaines organisations syndicales, l'existence d'un statut qui n'est pas celui de salarié ni celui de l'indépendant classique. Par ces négociations, l'objectif est de créer un précédent affirmant que ces travailleurs ne sont pas comme les autres et que leurs représentants acceptent cette idée. Voilà donc l'analyse donnée par l'API au sein de l'Arpe.
Des négociations ont aussi eu lieu en Belgique et en Grande-Bretagne, en dehors de tout cadre légal. Les négociations ouvertes avaient comme objectif de s'assurer de l'assentiment des organisations syndicales dans l'existence d'un statut intermédiaire.
Des procédures similaires se déroulent à l'Arpe. Nous avons émis une réserve à ce sujet depuis la première réunion de négociation en octobre. Une proposition d'accord nous a été faite, expliquant, en préambule, que tous les signataires s'accordent à dire que le statut d'indépendant est le bon, c'est à dire celui qui peut être donné aux travailleurs de plateforme. Nous y sommes défavorables. Le ministère, qui est représenté au sein de l'Arpe, ne prend pas position. Or lorsque le rapport de force est aussi défavorable, ne pas prendre position constitue finalement une prise de position.
Pour l'ensemble de ces raisons, la CGT se prononce contre le cadre réglementaire du travail dans les plateformes. Aujourd'hui, que nous le voulions ou non, les travailleurs des plateformes de livraison sont des salariés. Il s'agit d'une réalité et une situation d'exploitation existe avec un capitaliste qui est la plateforme.
Une décision est prise unilatéralement par les plateformes concernant tous les aspects relatifs au travail. En revanche, aucun droit ne vient compenser cela. Ces négociations viennent nous montrer le nivellement par le bas et le dumping social qui se produisent dans tout le secteur du dernier kilomètre, ainsi que les conséquences concrètes qui en résultent pour les travailleurs : baisse des revenus, accidents, décès qui sont malheureusement totalement banalisés, etc. Par exemple, il y a eu un décès d'un livreur en février qui a donné lieu à la publication de deux articles de presse, point.
La CGT souhaite que les travailleurs de plateforme aient les mêmes droits que les autres travailleurs, et que ce système ne vienne pas impacter tout un pan de l'économie, et par la suite le monde du travail. Cette bataille est politique, mais également économique, car elle nécessite que les travailleurs de plateforme soient organisés.