Intervention de Manuel Lafont Rapnouil

Réunion du jeudi 26 janvier 2023 à 11h30
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères-États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées-visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des

Manuel Lafont Rapnouil, directeur du Centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS, ministère de l'Europe et des affaires étrangères) :

Le CAPS est un think tank interne du ministère l'Europe et des affaires étrangères, directement rattaché à la ministre. Il développe une capacité d'analyse, de réflexion, d'anticipation et de proposition sur l'ensemble des sujets internationaux, afin de fournir une valeur ajoutée différente de celle du réseau diplomatique. Nous bénéficions ainsi d'une forme d'indépendance et, selon la formule consacrée, les vues formulées par le CAPS ne sauraient être considérées comme des positions officielles du ministère.

Je précise que nous ne travaillons pas sur les affaires intérieures, mais je vais m'efforcer de répondre aux questions qui m'ont été adressées. Tout d'abord, je souhaite opérer une distinction entre ingérence et influence mais également évoquer la notion anglo-saxonne d' interference.

Dans une logique de droit international, s'ingérer consiste à se mêler indûment des affaires d'autres États. C'est contraire au principe d'égalité souveraine, qui est au cœur du droit international et d'où découle le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures. Ce principe est consacré notamment par l'article 2 de la charte des Nations unies, mais également par d'autres textes juridiques et politiques.

Toute intervention dans les affaires intérieures ne représente pas une ingérence au sens juridique du terme. Si une intervention par la force armée sur le territoire d'un État en l'absence de consentement dudit État représente une ingérence incontestable, d'autres cas de figure peuvent présenter des contours plus discutables.

Ensuite, puisque l'ingérence est indue, cela signifie bien qu' a contrario, il existe une forme non interdite d'intervention dans les affaires d'autrui, que l'on peut nommer « influence ». De fait, elle est pratiquée par tous. Cette notion a été popularisée par Joseph Nye lorsqu'il a forgé le concept de soft power, c'est-à-dire une puissance douce, non coercitive, qui fonctionne plus par la séduction. Le droit international offre un cadre assez permissif : il ne suffit pas qu'un pays B n'apprécie pas la déclaration d'un pays A pour qu'il puisse la qualifier d'ingérence dans ses affaires intérieures – par exemple si le pays A rappelle un engagement que le pays B a pris dans le cadre d'un traité international.

L'idée d'influence, qui a parfois une connotation négative pour certains, est en revanche assumée par la doctrine française – cela a encore été affirmé par la Revue stratégique nationale de 2022. Pour autant, toute influence n'est pas forcément légitime quand bien même elle respecterait le cadre légal. Nous observons par ailleurs la montée en puissance d'une compétition des influences dans le cadre d'une compétition des puissances accrue. Derrière la bataille des influences se profile une bataille des modèles nationaux qui engage aussi les différentes conceptions de l'ordre international.

Dans ce contexte, nous constatons le recours à des tactiques problématiques, même lorsqu'elles respectent formellement la légalité, qu'elle soit internationale ou interne. Je pense notamment au lawfare, c'est-à-dire le fait d'utiliser le droit et notamment les procédures juridictionnelles à des fins détournées. Je suis sensible par exemple aux procédures bâillons, ces attaques en diffamation qui ne visent pas tant à remporter l'action judiciaire qu'à épuiser les ressources financières et morales des chercheurs ou des intellectuels. On l'a vu pour les travaux sur Huawei réalisés par la Fondation pour la recherche stratégique. Ces manœuvres ont également touché les auteurs d'un rapport conjoint CAPS-IRSEM sur les manipulations de l'information en 2018, qui ont été poursuivis par RT France.

Parmi les zones grises de l'influence figurent également le lobbying ou le recrutement par idéologie. Dans le débat autour de ces pratiques, il existe une volonté de maintenir une confusion entre ingérence et influence, entre lesquelles demeure un continuum. D'un côté, il y a un problème avec la légalité, de l'autre un problème de légitimité. Mais on ne saurait assimiler toute politique d'influence à de la manipulation.

La notion d'ingérence était particulièrement prégnante à l'époque de la guerre froide, avec notamment l'utilisation de « mesures actives » par les Soviétiques, telles que les coups d'État, les financements d'acteurs politiques et syndicaux ou de groupes armés, ainsi que des stratégies médiatiques. À l'époque, le débat insistait déjà sur les vulnérabilités des sociétés ouvertes face aux pays dirigés par les pouvoirs autoritaires qui ferment les espaces de liberté et se prémunissent contre des attaques, ou même de simples politiques d'influence, sur ce terrain.

Ces éléments reprennent aujourd'hui une forme d'actualité en raison de la réapparition de stratégies d'influence et d'ingérence agressives. La mutation du système international est marquée par la redistribution de la puissance, l'hétérogénéité des valeurs – ce que l'on appelle la désoccidentalisation du monde et l'essor de pouvoirs autoritaires aux visées révisionnistes sur le système international –, le rôle des acteurs non étatiques et un contexte favorable à l'essor de stratégies indirectes.

En parallèle, nous observons une mutation de l'environnement international, à travers la mondialisation et la montée des interdépendances qui modifient le cadre de ces actions. On peut notamment penser l'influence à l'aune de la circulation universitaire et des diasporas, mais également de la mondialisation financière.

La troisième évolution est liée au contexte technologique, comme la révolution numérique, les réseaux sociaux, le hacking, les usines à trolls et les bots. Mentionnons également l'évolution des tactiques : les manipulations de l'information actuelles diffèrent de celles employées pendant la guerre froide.

L' interference correspond quant à elle à la traduction du mot « ingérence » en anglais dans le droit international, sans différence analytique notable.

La deuxième question qui m'a été adressée concerne les travaux du CAPS sur ces sujets. Parmi les documents publics, le rapport CAPS-IRSEM de 2018 précédemment mentionné sur les manipulations de l'information adressait un certain nombre de recommandations aux autorités. Il se concentrait sur les manipulations d'origine étatiques, particulièrement russes, qu'elles soient directes ou indirectes.

Le rapport soulignait notamment l'effet de deux facteurs : les capacités inédites de diffusion virale rapide autorisées par internet et les réseaux sociaux, mais également la crise de confiance et la dévalorisation de la parole publique ou experte dans nos sociétés, dans le but de produire un débat sur la notion de vérité.

Le CAPS a poursuivi son travail au-delà de la focale russe pour travailler sur l'influence en général. En novembre 2021, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères a ainsi publié une Feuille de route de l'influence que nous avons contribué à alimenter.

Il importe aussi de mentionner le concept de sharp power, popularisé par les auteurs Christopher Walker et Jessica Ludwig dans le débat académique. Il se distingue du hard power – la force et la contrainte – et du soft power – la séduction et la compétition libre entre des idées alternatives – pour se concentrer sur des stratégies de distraction et de manipulation qui visent à limiter la liberté d'expression et à déformer l'environnement informationnel et politique.

Nous avons également travaillé sur les libertés académiques. Alors que celles-ci sont reconnues par le droit international, on observe des stratégies délibérées pour les remettre en cause car elles contribuent à la vitalité démocratique et aux capacités d'analyse de la politique intérieure et extérieure de certains pays. Il peut s'agir d'intrusion, d'entrisme, de chantage au financement, et même de menaces et de dissuasion dans le milieu de la recherche, de l'enseignement et de la coopération scientifique. Elles ont notamment fait l'objet du rapport du sénateur Gattolin sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français.

J'en viens à l'introduction de l'influence comme fonction stratégique dans la Revue stratégique de 2022. La France a longtemps préféré parler de diplomatie culturelle, mais l'idée de la diplomatie d'influence s'est imposée au début des années 2010. Elle correspond à une évolution du système international. En 2021, le ministre Le Drian a présenté la Feuille de route de l'influence dans l'idée de moderniser notre propre diplomatie d'influence mais aussi de nous adapter au durcissement de la compétition sur le terrain de l'influence. À l'époque, la formule retenue affirmait que « l'influence est l'autre nom de la puissance ».

La Revue nationale stratégique poursuit cette logique : l'influence est une fonction stratégique du point de vue de la politique de sécurité nationale, afin de répondre aux menaces hybrides au spectre très étendu. Deux principaux débats sont ainsi présents dans le discours des experts. Tout d'abord, dans notre propre stratégie, devons-nous distinguer les pratiques que nous nous autorisons et celles de nos compétiteurs ? Il y a là une ligne de crête délicate entre une approche qui serait purement défensive – donc réactive – et une approche offensive qui présente le risque de recourir aux procédés que l'on critique chez nos compétiteurs. À mon sens, cette approche offensive présente le risque de se retourner contre nous, en termes de crédibilité interne et externe. La posture offensive est légitime mais doit a priori être construite sur la force de nos idées et de notre modèle et non sur des tactiques problématiques.

Le deuxième débat est de savoir si l'influence peut être l'objet direct d'une politique. Ainsi, la Feuille de route ne réduit pas les politiques qui contribuent à notre influence à leur dimension instrumentale et compétitive. Ma conviction reste que l'influence est la résultante de toutes les politiques à vocation extérieure – enseignement, diplomatie culturelle, coopération –, y compris une partie de l'action non gouvernementale rattachée à la France, plutôt que l'objet direct d'une politique publique.

Concernant l'évolution des ingérences étrangères en France, je précise que le CAPS ne travaille que très marginalement sur les affaires intérieures. Néanmoins, l'observation internationale atteste une probable intensification et diversification des vecteurs des tentatives d'ingérences étrangères dans la vie politique et économique d'un certain nombre de pays. Elles ont également construit des instruments qui se sont adaptés aux vulnérabilités qui ont pu être identifiées. Enfin, le nombre d'États actifs dans ce champ qui va de l'ingérence à l'influence problématique est plus important. Ces politiques ne sont plus l'apanage des grandes puissances.

Au-delà de ces tentatives directes – recrutement, lobbying, corruption – existent d'autres formes plus indirectes, axées notamment sur la sphère informationnelle et médiatique. On pense ici aux réseaux sociaux, à internet, aux algorithmes, au monde de la culture, à l'enseignement et la recherche. Citons en outre les normes politiques et les standards industriels et technologiques, la capacité d'accès aux données que ces normes et standards peuvent permettre, mais également le fonctionnement des organisations internationales, qui peut avoir un impact direct sur la vie politique nationale.

Ensuite, nous revenons à une situation en partie comparable à celle rencontrée lors de la guerre froide ̶ en termes de capacités de subversion et de vulnérabilité éventuelle ̶ en raison de l'ouverture de nos systèmes. Les opérations russes ou chinoises dans ce domaine cherchent à fragiliser nos institutions, notre cohésion nationale et suscitent des effets d'alignement en notre défaveur, comme on le voit actuellement avec l'instrumentalisation de la guerre en Ukraine n'en est qu'un des derniers avatars.

La fragilisation de notre système politique correspond à une forme d'ingérence dans nos affaires intérieures. Le remède peut consister à appliquer la règle de droit – par exemple retirer leur licence à des opérateurs qui ont pu être autorisés par le passé –, voire la modifier. Dans le cas des effets d'alignement, l'influence vise à contraindre notre action depuis la scène internationale.

En parallèle, nous observons de la part de nos compétiteurs un effet de fermeture de leurs propres espaces de liberté interne, mais aussi dans les pays tiers. Je pense notamment aux restrictions de la liberté de la presse, de la liberté d'association, de la capacité de la société civile à coopérer avec des acteurs étrangers, à la diminution de l'espace pour les défenseurs des droits humains, à la censure et la fragmentation sur l'ensemble du cyberespace, à la diffusion de technologies de contrôle social. Face à ces dangers, il importe de soutenir la résilience démocratique dans un certain nombre de pays soumis à ces tendances autoritaires.

Aujourd'hui, des propagandes ouvertes sont complétées par des propagandes plus souterraines utilisant la manipulation de l'information dans le but de saper la confiance dans la démocratie. Elles visent à alimenter les tensions ou à provoquer la polarisation de la société, à créer des dissensions entre alliés et à renforcer l'attrait pour les régimes ou les pratiques autoritaires. Parmi les exemples récents les plus flagrants figurent la diplomatie du masque ou la diplomatie du vaccin.

Face à ces tendances, nous observons un certain nombre de convergences dans les réponses mises en place par les États :

– les règles sur le financement de la politique, la transparence, l'interdiction des financements en provenance de l'étranger ;

– la lutte contre la corruption ;

– l'encadrement des carrières des personnalités politiques ou hauts fonctionnaires ;

– le renforcement du pluralisme ;

– la régulation des plateformes et des réseaux sociaux ;

– la préservation des communs numériques et de tout ce qui contribue au caractère ouvert, libre et sûr du cyberespace ;

– le développement de la coopération internationale, notamment dans le cadre du G7 ;

– l'aide au renforcement de la souveraineté numérique d'un certain nombre de pays.

Le CAPS ne mène pas une analyse par zones géographiques mais nous pouvons discerner des tendances générales et des effets d'imitation dans les pratiques. Il s'agit notamment de la multiplication des acteurs étatiques en mesure de développer des actions d'influence qui peuvent tourner à l'ingérence, du recours à des acteurs non étatiques et de l'instrumentalisation des systèmes démocratiques. Cette complémentarité est au cœur de la logique de l'hybridité.

Frédéric Charillon est venu devant vous présenter sa typologie de l'influence : séduction démocratique libérale, déstabilisation autoritaire et croyance rémunérée. J'ajouterai pour ma part une dimension idéologique : le phénomène des « idiots utiles » n'a pas totalement disparu.

La Russie a développé des stratégies de manipulation de l'information. À ce titre, il me semble intéressant de mentionner la galaxie Prigojine, qui va bien au-delà du seul groupe Wagner et comprend des médias, de la production cinématographique, de la propagande en ligne. La stratégie russe est en effet une stratégie de confusion et subversion.

La Chine apprend des méthodes russes mais elle joue aussi avec ses spécificités, notamment grâce à sa communauté d'expatriés, ses étudiants et son réseau culturel à l'étranger, ses capacités technologiques, son affirmation dans les organisations internationales et sa politique de connectivité et d'infrastructures. Dans le cas de la Chine, la stratégie est partie d'une logique de contrôle et d'un effort de désalignement d'un certain nombre d'acteurs pour évoluer vers une stratégie qui alimente la contestation des normes et promeut un modèle alternatif.

Les deux modèles partagent néanmoins comme caractéristique commune le développement d'une forme de relativisme.

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