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Intervention de Bruno Questel

Réunion du jeudi 16 février 2023 à 9h30
Commission d'enquête chargée de faire la lumière sur les dysfonctionnements au sein de l'administration pénitentiaire et de l'appareil judiciaire ayant conduit à l'assassinat d'un détenu le 2 mars 2022 à la maison centrale d'arles

Bruno Questel :

Vous l'avez rappelé avec raison monsieur le rapporteur : dans cette affaire, tout commence le 6 février 1998. Il est évident que la question est éminemment politique et que l'administration, dès lors qu'elle sent une absence ou un manque de lisibilité sur le sens politique à donner à ses propres décisions, reprend une forme de liberté. C'est d'ailleurs ce qui a amené le directeur de l'administration pénitentiaire, lors de sa première audition devant la commission des lois, à nous expliquer, lui aussi, que si Yvan Colonna avait accepté le transfert au CNE, il ne serait pas décédé. Ce cynisme teinté de morgue révèle aussi un état d'esprit profond de la haute administration concernant les trois détenus dont nous parlons.

Je rappelle qu'Alain Ferrandi a lui aussi été victime d'une tentative d'assassinat, il y a un peu plus de dix ans. Il ne doit la vie qu'à l'intervention de deux codétenus. Les nombreuses rencontres que j'ai pu avoir avec MM. Ferrandi et Alessandri à Poissy m'ont permis de mesurer le chemin parcouru au long de leur incarcération, mais aussi leur volonté forte de réparer, pour la Corse. Ils ont pleinement conscience que l'acte commis a peut-être, selon eux, plus abîmé la Corse qu'il ne l'a aidée.

Cette volonté de réparer est liée à leur souci – qui était également celui d'Yvan Colonna – d'éviter le retour à la violence que la Corse a pu connaître. Je ne rappellerai pas les statistiques relatives aux homicides, mais la situation est tout de même particulière, même à l'échelle de l'Union européenne. Tous les atermoiements des vingt-cinq dernières années ont conduit à ce paradoxe incompréhensible pour nos compatriotes qui ne connaissent pas la Corse : des personnes qui avaient manifesté en février 1998 étaient également sur la route de l'aéroport d'Ajaccio vingt-cinq ans plus tard, lors du retour du cercueil d'Yvan Colonna. En Corse, on ne gère pas tout à fait les morts de la même manière qu'ailleurs. Il y a le respect de la personne décédée, l'attention, l'accompagnement et la compassion pour la famille concernée. Cela fait partie de nos traditions et de notre culture. Et cela ne se juge pas. Certains actes ont pu être présentés comme des provocations, notamment lorsque Gilles Simeoni porte le cercueil d'Yvan Colonna ; il s'agit simplement d'actes d'humanité tels que nos parents nous les ont appris. Je tenais à le dire en ces termes, sans ambiguïté.

La gestion était naturellement politique. Lorsque je me suis impliqué, il m'était toujours rétorqué : « Ils ont quand même tué un préfet », « Vous, les Corses, vous avez tué un préfet . » Il y a là une forme de culpabilité collective, que nous devrions supporter, sans analyser les faits générateurs. Monsieur le rapporteur, je suis avocat, comme vous. Lorsque nous traitons un dossier d'assises, nous faisons ce chemin qui a conduit la personne accusée à commettre les faits. Ce même chemin, il fallait le faire vis-à-vis de l'histoire entre 1950 et 1998. Pourquoi une génération s'est-elle levée en 1976, puis une autre dans les années 1980 ? Pourquoi les Corses désignent-ils aujourd'hui, à plus de 70 %, une majorité autonomiste et nationaliste, tout en plaçant Marine Le Pen largement en tête au second tour des élections présidentielles ? Cela témoigne d'un certain paradoxe consistant à dire « On veut notre propre destin » et, dans le cadre des élections présidentielles, « N'oubliez pas qu'on est là ».

Lors de la Première Guerre mondiale, la Corse a perdu quasiment les deux tiers de la génération envoyée au front. Les listes inscrites sur les monuments aux morts sont interminables. Aucune autre région de France n'a payé un tel tribut. Dans les tranchées, on envoyait les tirailleurs sénégalais, les personnes venues d'Afrique du Nord et les Corses, parce qu'ils ne parlaient pas français entre eux. Il faut rappeler ces faits, qui expliquent cette permanence dans l'incompréhension mutuelle.

S'y ajoutent par ailleurs des sujets environnementaux liés au stockage de boues ou aux essais nucléaires. Je rappelle qu'à la suite de l'indépendance de l'Algérie, le pouvoir parisien a envisagé de conduire les essais nucléaires en Corse. Tous ces éléments cristallisent, stigmatisent et engendrent une forme de sentiment d'appartenance commune à un territoire. Il s'agit d'une île, c'est n'est pas une région comme une autre. Il y a une culture, une langue et des traditions qui font que, parfois, le sentiment collectif l'emporte sur toute autre considération, ce qui a été le cas en mars dernier.

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