Intervention de Monseigneur Antoine de Romanet

Réunion du mercredi 18 janvier 2023 à 11h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Monseigneur Antoine de Romanet :

J'ai été nommé évêque aux armées françaises par le Pape François en juin 2017, au moment de la signature du traité d'interdiction des armements nucléaires (TIAN). Trois sujets me sont apparus d'emblée essentiels à considérer : la dissuasion nucléaire, le dialogue interreligieux et la laïcité.

J'ai consacré les deux premières années de ma mission principalement à la dissuasion nucléaire, ce qui m'a conduit à rédiger un document d'une centaine de pages sur ce thème. J'ai également publié un article dans le numéro 168 / hiver 2019-2020 de la revue « Commentaire », aux pages 821 à 828, qui résume bien ma réflexion.

Le traité d'interdiction des armes nucléaires (TIAN) adopté à l'Assemblée Générale des Nations Unies (AGNU) le 7 juillet 2017 par 122 voix dont celle du Saint-Siège est un élément central de ces dernières années. Deux événements importants sont également à souligner : le discours du pape François à Hiroshima et Nagasaki en novembre 2019, avec des mots extrêmement forts, et le discours du président la République Emmanuel Macron devant l'École de guerre en février 2020, avec une réflexion extrêmement travaillée.

Avec le nucléaire, nous sommes entrés dans un nouvel âge, terrifiant. L'homme a mis la main, en partie, sur le secret de la matière et sur une puissance extraordinaire, pour le meilleur ou pour le pire. Pour le meilleur : de nombreuses techniques existent pour fabriquer de l'électricité civile avec l'atome. De nouvelles techniques sont en train d'être explorées de manière particulièrement intéressante, notamment en France. Nous pouvons espérer obtenir prochainement des capacités de production d'énergie électrique d'origine nucléaire sûres, abondantes et non contaminantes.

Le nucléaire peut également être redoutable, avec la fabrication d'armes épouvantables de destruction massive. Nous sommes tous profondément attachés au TNP. L'arme atomique est tragique et tous les efforts doivent être réalisés pour réduire au maximum le risque qu'elle fait peser sur l'humanité, avec l'objectif idéal d'une éradication totale.

D'une certaine manière, l'humanité est entrée dans un nouvel âge, puisqu'elle a désormais les moyens de sa propre destruction. Cela s'accompagne d'une prise de conscience contemporaine avec le TIAN. Le Pape François rappelle de son côté que tout est lié. Les questions climatiques, de biodiversité, d'eau, de ressources naturelles ou encore de carbone sont liées entre elles. Tous ces éléments se jouent à l'échelle de la planète. Raisonner à une échelle simplement nationale n'a donc pas de sens. Tout est lié, comme la crise sanitaire l'a illustré récemment. De même, une éventuelle explosion nucléaire entre deux pays aurait des conséquences cataclysmiques pour l'ensemble de la planète.

Notre terre est fragile au milieu d'un univers glaçant et noir. L'homme a aujourd'hui les moyens de sa propre destruction et ce constat est terrifiant. La guerre est toujours atroce et doit être évitée par tous les moyens.

Le grand danger serait ici d'avoir des considérations uniquement philosophiques et morales, ou purement politiques et stratégiques. Nous pourrions avoir un débat philosophico-religieux, à base de morale, qui pose comme fin inconditionnelle la suppression de ces armes. Nous pourrions également avoir un débat uniquement centré sur les réalités stratégiques et sur la nécessité de se préparer à la guerre pour assurer la paix.

Nous pourrions enfin nous focaliser sur la complexité de l'esprit humain. La réalité est un ensemble d'éléments qui se conjuguent et qui donnent toute la complexité du sujet. Or, dans les faits, le plus souvent, l'approche philosophico-religieuse et l'approche politico-stratégique ne se parlent pas ou entretiennent un dialogue de sourds.

Il nous faut prendre la mesure des ambivalences. Ainsi le concept de « guerre juste » est intéressant pour empêcher les conflits, mais est redoutable si l'objectif est de justifier la guerre. De même, l'atome est formidable pour produire de l'électricité civile, mais peut s'avérer tragique pour détruire la planète.

Entrer dans la logique de l'arme atomique et de la dissuasion nucléaire demande du temps pour réaliser la complexité du sujet. Le TNP est le traité le plus signé au monde, après la charte des Nations Unies. Cinq États sont dits officiellement « dotés » de l'arme nucléaire et les autres États signataires s'engagent à ne pas l'être. Ces derniers peuvent néanmoins bénéficier du nucléaire civil et tous les pays disent s'engager dans une logique de désarmement.

Le président Kennedy était particulièrement inquiet, au début des années 60, à l'idée qu'une trentaine d'États puisse être dotée de l'arme nucléaire à la fin du 20e siècle. Nous n'en sommes pas là et le TNP a offert du temps aux diplomates et aux politiques pour entrer dans une démarche de désarmement. Le vrai sujet, sur lequel ICAN insiste, est que ce temps offert aux diplomates et aux politiques n'a sans doute pas été suffisamment utilisé pour progresser activement dans la voie du désarmement.

Des États ont pris l'engagement de ne pas être dotés en échange de l'engagement des pays dotés de se diriger de bonne foi vers un désarmement. Or, ces derniers semblent bien décidés à conserver leurs armements. Le danger serait ici de considérer que la dissuasion nucléaire permettrait d'assurer une forme de sécurité en toute quiétude. Par son caractère destructeur et la menace anxiogène qu'elle fait peser, la dissuasion nucléaire ne peut être considérée comme une garantie sereine et certaine de la sécurité collective et de la stabilité internationale. Pour autant, « En politique étrangère ce n'est jamais la lutte entre le bien et le mal écrivait Raymond Aron, c'est toujours la lutte entre le préférable contre le détestable »

L'Église catholique s'est appuyée durant une génération sur les déclarations du Pape Jean-Paul II à l'Assemblée Générale de l'ONU de décembre 1982. Le Pape avait expliqué à l'époque que la dissuasion nucléaire était moralement acceptable compte tenu des circonstances et dans la mesure où une démarche, authentique et sincère était mise en œuvre en faveur du désarmement. Dans la foulée les évêques français, le 8/11/1983, écrivaient dans un document intitulé « Gagner la paix » : « affronté à un choix entre deux mots quasiment imparables, la capitulation ou la contre-menace… on choisit le moindre, sans prétendre en faire un bien ! ». Les évêques américains quant à eux ont souligné quelques années plus tard que, compte tenu de l'effort plus que mesuré, voire incertain, vers le désarmement, l'aspect moralement acceptable de cette situation était remis en cause.

La question est de savoir si le TIAN a pour objectif de soutenir le traité de non-prolifération ou de le ruiner. Le TIAN a été négocié en peu de mois, contre huit ans pour le TNP. Le Pape François en novembre 2019 déclare que le TIAN vient soutenir le traité de non-prolifération. Ce point est essentiel. Le Pape ne demande par ailleurs ni désarmement unilatéral ni désarmement immédiat.

Les dernières pages du discours du président de la République, en février 2020, sont pour la première fois dans ce type d'exercice consacrées aux dimensions éthiques, en partant des propos du Pape François à Hiroshima. Le président de la République pose clairement le fait que la dissuasion nucléaire n'est pas une réalité idéale, mais qu'il n'existe pas à ce jour d'alternative crédible.

Nous ne devons pas nous enfermer ici dans de simples considérations techniques. La question n'est pas tant l'outil que l'esprit. La paix est obtenue par la justice, la charité, le dialogue et la négociation. La question n'est pas celle du but d'un désarmement unanimement partagé sur le papier. La question est celle du chemin, qui est d'abord un chemin moral et spirituel de conversion et de désarmement des cœurs.

D'un point de vue à la fois absurde et inspirant, on peut observer qu'il existe une bombe par tradition religieuse : la bombe catholique à Paris, la bombe anglicane à Londres, la bombe protestante évangélique à Washington, la bombe orthodoxe à Moscou, la bombe juive à Tel-Aviv, la bombe hindoue à New Delhi, la bombe sunnite à Islamabad, la bombe confucéenne en Corée et en Chine, en attendant la bombe chiite en Iran. Ce constat donne à réfléchir. Lorsque les diplomates n'arrivent plus à se parler et que les circuits officiels ont du mal à fonctionner, le spirituel peut intervenir pour tenter d'apporter des réponses et une vision plus fraternelle de notre avenir commun.

Par ailleurs, couper l'électricité peut sembler plus efficace pour créer le chaos que la bombe atomique. À l'ère du cyber et des nouvelles technologies, on peut s'interroger si la bombe atomique ne deviendrait pas, d'une certaine manière, quelque peu obsolète.

Nous devons nous parler fraternellement, en dépassant les clivages, les frontières et les passeports. Cette terre est pour nous tous et nous sommes tous frères. Nous avancerons uniquement dans cette reconnaissance.

Une vie sans dignité et sans liberté mérite-t-elle d'être vécue ? Le ministre français de la Défense, Jean-Yves le Drian, l'avait exprimé à sa manière le 20 novembre 2014 à l'École militaire en soulignant que « nous devons éviter que l'appel généreux à un monde « sans armes nucléaires » ne prépare un monde où seuls les dictateurs en disposeraient » L'arme nucléaire nous a préservés jusqu'à présent de la réalité totalitaire. Les Américains ont développé la bombe atomique face au péril nazi et je me félicite que Hitler n'ait pas obtenu cette arme terrifiante en premier. Nous devons avancer avec cet élément, dans la justice, la charité et la fraternité.

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