Intervention de Emmanuelle Maitre

Réunion du mercredi 18 janvier 2023 à 11h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Emmanuelle Maitre, chargée de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique :

En 2020, le président de la République Emmanuel Macron a présenté, à l'École de guerre, sa vision de la dissuasion nucléaire. Ce discours a mentionné les considérations morales liées à l'arme nucléaire et a justifié la dissuasion française sous cet angle. Ce choix fait écho aux questionnements qui caractérisent la période actuelle quant à la moralité de la dissuasion au niveau mondial. Ces questionnements se sont d'ailleurs illustrés en 2017 par l'adoption du traité d'interdiction des armes nucléaires.

La critique absolue de la dissuasion s'appuie sur les conséquences humanitaires effroyables de l'arme nucléaire pour estimer que l'usage d'une telle arme ou menacer d'en faire usage est injustifiable. Cette critique est née des bombardements de Nagasaki et Hiroshima, et a connu une popularité variable pendant la guerre froide. Ce courant de pensée est désormais puissant et se trouve à l'origine de l'initiative des conséquences humanitaires, de l'action de l'ONG ICAN ou encore de la volonté des États comme l'Autriche ou le Mexique d'interdire l'arme nucléaire.

Ce raisonnement repose sur un principe : en raison des conséquences humanitaires catastrophiques, les armes nucléaires sont inacceptables en tout temps et en tout lieu. La campagne humanitaire se base sur les expériences précédentes d'interdiction des mines antipersonnel et des armes chimiques. Justifier la possession d'armes de destruction massive pour des raisons de sécurité nationale est jugé inacceptable. La critique absolue de la dissuasion conteste donc la possession d'arme nucléaire, quels que soient le possesseur, la doctrine ou la situation internationale. Pour autant, le débat a régulièrement été plus nuancé, ce qui a permis de réintroduire des réflexions stratégiques sur l'acceptabilité de la dissuasion, en fonction du contexte et de sa mise en œuvre.

Historiquement, l'une des premières lignes de défense de la dissuasion nucléaire en tant que doctrine, d'un point de vue éthique, repose sur l'idée que des guerres conventionnelles majeures ont pu être évitées grâce à ces armes inhumaines et à la menace d'annihilation mondiale. Une sorte d'éthique utilitariste est donc mise en avant, en estimant qu'un système est éthiquement justifiable s'il permet de limiter le nombre de morts. Cette éthique se justifie uniquement si nous estimons que la dissuasion nucléaire fonctionne et que la terreur d'une guerre nucléaire a permis d'éviter des conflits armés.

Ce questionnement, éthique, historique et analytique, n'aboutit pas à consensus. Au niveau théorique, de grands philosophes ou politiciens ont, tout au long de la guerre froide, apporté des réponses divergentes sur question de la dissuasion nucléaire et de sa capacité à contribuer à la paix.

Des visions différentes existent donc quant au rôle des armes nucléaires dans des événements depuis 1945, y compris depuis un an avec le conflit en Ukraine. Des observateurs estiment que l'arme nucléaire a permis à la Russie d'attaquer l'Ukraine sans être inquiétée. D'autres pensent au contraire que les armes nucléaires ont permis de geler le conflit aux frontières de l'OTAN et d'éviter ainsi un glissement vers une guerre mondiale.

Ces réflexions ont pu faire naître des éthiques « provisoires » de la dissuasion, en particulier au sein de l'Église catholique, justifiant la possession d'armes nucléaires pour préserver une paix dans un contexte donné, notamment celui de l'affrontement est-ouest pendant la guerre froide. Ces réflexions reposent sur une analyse coût-avantage de la possession d'armes nucléaires qui cherche à montrer que la dissuasion reste acceptable si le pouvoir dissuasif et l'évitement de certains conflits restent supérieurs au risque d'usage réel des armes.

Ce type de raisonnement a aussi été critiqué en expliquant que le bénéfice escompté de la dissuasion est le plus fort au moment où les tensions internationales sont les plus importantes, et donc que le risque d'utilisation de l'arme nucléaire est le plus élevé. Cette éthique utilitariste est donc rarement suffisante pour justifier la dissuasion nucléaire et est souvent complétée par une forme de conditionnalité selon laquelle la dissuasion peut être justifiée en étant uniquement mise en œuvre selon certaines normes et certains principes.

Sur le plan stratégique, la dissuasion nucléaire peut être considérée comme une doctrine tolérable d'un point de vue éthique et politique si le risque est maîtrisé par certains éléments. Cette question est apparue dès le début de la guerre froide, alors que l'usage de l'arme nucléaire ne pouvait être envisagé que dans une vision apocalyptique.

Au niveau doctrinal, la dissuasion ne peut être considérée que comme une arme défensive, et même d'extrême légitime défense, mais jamais comme un élément mis en œuvre à des fins d'agression ou de coercition.

De nombreuses puissances nucléaires ont rejeté la possibilité de déployer des armes tactiques pouvant être employées au cours d'une manœuvre militaire. Il est généralement admis que l'introduction d'armes nucléaires tactiques rendrait leur emploi plus probable, ce qui augmenterait le risque de guerre nucléaire.

Un autre élément doctrinal porte sur la possibilité de s'astreindre, au moment de la planification nucléaire, à une stratégie compatible avec le droit des conflits armés. Ce sujet est particulièrement important aux États-Unis. Les Américains estiment que leur doctrine de dissuasion est compatible avec ce droit. Ils expliquent avoir réfléchi à la planification stratégique et aux notions de droit des conflits armés, avec l'idée qu'une frappe nucléaire peut répondre aux critères de proportionnalité et de discrimination entre des objectifs militaires et civils. Cette réflexion, a priori étonnante, a été permise par les progrès technologiques permettant de concevoir des armes plus précises. Ces armes rendent possible, en théorie, des plans de frappe qui cibleraient en priorité des infrastructures militaires. L'objectif n'est donc pas de maximiser les destructions civiles.

Cette attention s'est également manifestée en France avec, au début des années 2000, l'abandon des plans de frappe anti-cité et des critères démographiques pour concevoir les armes, et l'annonce que les cibles potentielles seraient avant tout les centres de pouvoir. Néanmoins, la réflexion de la France reste timide dans ce domaine, alors que le principe de la dissuasion est le non-emploi.

Sur le plan diplomatique, une des priorités a été de restreindre le champ du nucléaire, avec des efforts effectués dans le domaine de la non-prolifération. Le jeu nucléaire peut être éthiquement justifiable si sa présence permet d'empêcher les conflits. Or, si le nombre d'acteurs devient trop important, le risque d'utilisation de l'arme s'accroît et le calcul devient défavorable.

Des efforts de maîtrise des armements ont été mis en œuvre depuis la guerre froide, pour éventuellement limiter le nombre d'armes en circulation, supprimer certaines catégories d'armes jugées particulièrement déstabilisatrices ou réguler certains comportements.

D'autres efforts sont envisagés pour réduire le risque d'utilisation de l'arme nucléaire et donc théoriquement justifier du concept de dissuasion. L'idée est d'obtenir un ensemble de mesures pour limiter les risques d'usage involontaire, accidentel ou non autorisé de l'arme nucléaire, avec également des procédures extrêmement lourdes pour sécuriser les déploiements.

Au niveau international, la transparence, les notifications et les mécanismes de gestion de crise sont censés pouvoir limiter le risque d'incompréhension et de mauvaises interprétations pouvant conduire à une escalade des tensions vers un conflit nucléaire.

Si les questions sur l'éthique de la dissuasion sont anciennes, plusieurs facteurs sont à l'origine d'un renouvellement du débat dans les années récentes. Ces facteurs tiennent en particulier à la détérioration du contexte international et aux relations entre grandes puissances. Ces évolutions géopolitiques ont conduit les puissances nucléaires à réaffirmer la place de la dissuasion dans leur doctrine de sécurité et ont empêché les progrès en matière de désarmement. À l'opposé du spectre, une campagne s'est organisée pour contester la dissuasion nucléaire, sur des fondements moraux aboutissant au TIAN.

Cette volonté de se positionner dans le débat éthique n'est pas encore particulièrement visible et le monde de la dissuasion reste avant tout préoccupé par des considérations sécuritaires ou éventuellement juridiques. Néanmoins, les propos du président de la République en 2020, et l'organisation d'enseignements à l'ENS depuis plusieurs années sur le sujet, prouvent que le débat est recherché, même dans un pays où ces questions ont historiquement eu moins d'importance.

Une interrogation existe sur la pertinence de répliquer l'approche humanitaire sur les armes nucléaires. Cette approche humanitaire est utilisée pour interdire les armes chimiques, les armes à sous-munition ou encore les mines antipersonnel. Pour certains pays comme la France, les armes nucléaires jouent un rôle singulier dans le système international. Pour le moment, aucun mécanisme n'existe permettant de gérer les tensions entre les puissances, tout en évitant le recours aux extrêmes. Pour les défenseurs de la dissuasion, la suppression brutale des armes nucléaires n'est pas envisageable avant d'avoir résolu les différends anciens, « gelés » par ce système de dissuasion.

Par ailleurs, un autre argument estime que les États démocratiques et libéraux sont les seuls à se poser la question morale. Les ONG promouvant le désarmement sont d'ailleurs particulièrement actives dans ces pays. Si cette réflexion conduit au désarmement face aux régimes autoritaires et agressifs, les démocraties risquent de mettre en péril leurs propres valeurs et le système international construit sur le droit, en s'exposant à la loi du plus fort. Les États démocratiques auraient ainsi une responsabilité particulière à défendre une forme de réalisme et de lucidité de leurs modèles de société face à des adversaires prêts à exploiter ce qu'ils perçoivent comme des faiblesses occidentales, en particulier la sensibilité des opinions publiques aux dilemmes moraux causés par la dissuasion.

Enfin, le troisième argument consiste à réfléchir à la façon d'organiser de manière pragmatique, réaliste et sûre le désarmement, en essayant de construire des procédures incluant par exemple des questions de vérification et de transformation du système international, permettant d'envisager un monde sans armes nucléaires qui ne soit pas, in fine, plus dangereux que celui dans lequel nous vivons.

En conclusion, quel que soit notre positionnement personnel sur la dissuasion, nous ne pouvons que nous réjouir de ces débats et que ces réflexions fleurissent, en particulier dans des pays démocratiques où les citoyens sont non seulement appelés à financer les programmes d'équipements liés à ces armes, mais sont aussi profondément impliqués par les choix doctrinaux que leurs dirigeants prennent dans ce domaine.

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