La controverse Uber s'est diffusée à peu près partout où Uber s'est implantée dans le monde, à commencer par les États-Unis, où l'entreprise et ses concurrents se sont heurtés au même problème de l'entrée sur le marché face aux taxis. Les solutions apportées n'ont pas nécessairement été identiques mais ils ont théorisé dès le départ la démarche consistant à « casser » le monopole des taxis quitte à violer la loi, partant du principe qu'on ne peut pas faire entrer en vigueur un service s'il n'existe pas au préalable. En Europe, il y a eu en Espagne et ailleurs des manifestations qui ont dégénéré et des violences. Certains pays ont été plus prompts que d'autres à faire cesser le service mais, parce que la situation s'est enlisée en de nombreux endroits, le contentieux est remonté au niveau européen. Uber a commencé par fonder ses espoirs sur certains gouvernements ; les discussions, par exemple, sont allées plus loin aux Pays-Bas qu'ailleurs ; mais l'idée s'est finalement imposée que ce serait d'un contentieux européen que viendrait le salut. Finalement, Uber n'a pas remporté devant la justice européenne cette mère des batailles qui consistait à faire accepter UberPop partout en Europe.
Dans ce contexte, il y a eu un intense lobbying, notamment au niveau de la Commission européenne ; il s'est en particulier manifesté par le recrutement par Uber, en 2016, de Neelie Kroes, ancienne vice-présidente chargée du numérique qui avait été active au moment où Uber s'installait en Europe et qui avait quitté la Commission à l'automne 2014. Ce recrutement était public mais les Uber Files nous ont appris que Neelie Kroes avait été démarchée par Uber et était entrée en discussion avec l'entreprise avant même la fin de son mandat, ce qui est proscrit par le code de conduite de la Commission.
Cette information est apparue à la faveur d'un épisode qui m'a semblé digne d'une pièce de théâtre. Alors que le terme de son mandat approche, Neelie Kroes organise avec sa direction un événement auquel sont associées des entreprises du secteur du numérique. Des personnes de son cabinet jugent alors opportun de demander à des dirigeants d'entreprise de lui souhaiter bonne chance pour la suite de sa carrière professionnelle dans de petites vidéos. Est notamment sollicité Travis Kalanick, le patron d'Uber. Énorme inquiétude de la part de Neelie Kroes, qui, sans l'avoir dit à son administration, pour les raisons que l'on devine, est en discussion avec Uber en vue d'un futur emploi. Elle alerte Uber, explique que la chose est impossible car cela va produire un effet de sens après coup. Uber doit alors faire savoir que la rencontre ne peut être organisée, avec doigté car cette impossibilité paraît contre-intuitive et parce qu'il faut préserver les apparences.
Nous avons également appris que des rencontres formelles entre Uber et des membres du cabinet de Neelie Kroes n'avaient pas été déclarées à l'ONG Corporate Europe Observatory lorsque celle-ci s'est enquise, au moment du recrutement, des précédents contacts entre eux. De toutes petites choses ont été publiées par la Commission mais pas ces échanges dont nous avons pour notre part retrouvé la trace. Nous l'expliquons dans notre article sur le sujet. La transparence a donc failli.
Enfin, il est apparu que Neelie Kroes avait demandé à rejoindre Uber beaucoup plus vite mais qu'elle a dû attendre dix-huit mois car la Commission lui a demandé de respecter une cooling off period, une période de réserve – un dispositif qui, au passage, n'existe pas en France, notamment pour les parlementaires.
Il aura fallu une fuite de données internes à l'entreprise pour le découvrir mais voilà un cas assez emblématique : une vice-présidente de la Commission européenne recrutée par une entreprise du secteur dont elle avait la charge et qui a négocié son recrutement avant la fin de son mandat. Cela nous ramène aux enjeux de transparence et à votre question : oui, ce lobbying, pratiqué un peu partout en Europe, est remonté jusqu'à la Commission. Et la question de savoir qui devait traiter le dossier Uber au sein de la Commission a été un gros enjeu, Uber ayant ses propres préférences.