Ce site présente les travaux des députés de la précédente législature.
NosDéputés.fr reviendra d'ici quelques mois avec une nouvelle version pour les députés élus en 2024.

Intervention de Adrien Sénécat

Réunion du jeudi 9 février 2023 à 14h30
Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Adrien Sénécat, journaliste au Monde :

Plusieurs phases peuvent être distinguées.

La première court du déploiement d'Uber hors des États-Unis et de son installation en France à l'examen de la proposition de loi relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur, dite loi Thévenoud, à l'été 2014. Cette période correspond aux plus anciens documents auxquels nous avons eu accès. Il s'agit d'un moment charnière dans la structuration de l'entreprise et dans les pratiques de lobbying que nous avons observées. L'enjeu est énorme : il s'agit de mettre un terme à une situation compliquée en matière d'ordre public, en raison du rapport de force entre les taxis et les VTC. Trouver une porte de sortie à la crise : tel est l'objet de la mission Thévenoud et de la loi du même nom.

Très peu de temps après l'adoption de la proposition de loi et son entrée en vigueur, à l'automne 2014, chacun se rend compte qu'elle ne suffira pas à résoudre la crise. Elle fait l'objet de contournements, qui sont le fruit de chevaux de Troie introduits dans le débat parlementaire, notamment à l'initiative d'Uber. Le sujet revient à l'ordre du jour médiatique et politique, notamment en raison du contentieux, non résolu, à propos d'UberPop, qui dégénère – le mot n'est pas trop fort – jusqu'à l'été 2015.

Ce qui nous a semblé significatif, c'est que les dirigeants d'Uber avaient conscience que le contentieux dégénérait mais n'y voyaient pas un problème. Il s'agit de l'un des grands enseignements de cette enquête : laisser la situation empirer pour en tirer parti était une stratégie de l'entreprise, assumée comme telle.

Un exemple l'illustre : au début du mois de juin 2015, Uber poursuit le déploiement d'UberPop dans de nouvelles villes. Tout en sachant qu'ils sont, ce faisant, dans l'illégalité, les dirigeants d'Uber assurent aux particuliers qu'ils enrôlent pour assurer ce service qu'aucun problème ne se pose, alors même qu'ils disposent de questionnaires remplis par de nombreux chauffeurs détaillant leurs déboires et leur angoisse permanente d'être aux prises avec les forces de l'ordre et inquiétés. Il s'agit d'une première dissonance de taille entre l'utopie vendue aux chauffeurs UberPop et la réalité.

En 2016, la proposition de loi Grandguillaume a été suscitée par un autre mode de contournement de la loi Thévenoud, utilisant les dispositions de la loi d'orientation des transports intérieurs (Loti), après qu'Uber a accepté d'abandonner le service UberPop. Il s'agit à nouveau de trouver une porte de sortie à la crise. Cette séquence est la dernière couverte par les Uber Files.

Ces situations, notamment la mise en porte-à-faux des derniers maillons de la chaîne, qui assurent le service en continu, sont comparables à celles que l'on observe ailleurs, notamment au sein des plateformes de livraison de repas. Les pratiques et la philosophie mises au jour par les documents des Uber Files ont été déclinées ailleurs et après la période allant de 2014 à 2017.

Le lobbying mené par Uber auprès des parlementaires et des gouvernements nous éclaire sur les pratiques de lobbying en général. Si notre travail est centré sur la France, nous évoquons aussi les pratiques ayant cours ailleurs en Europe et dans le monde, que nos confrères du Guardian et bien d'autres ont également documentées.

Bien des entreprises comparables à Uber appellent l'attention des élus, des législateurs et des régulateurs sur leurs réflexions, leurs problèmes et leurs besoins. Cette pratique est tout à fait normale ; aucun d'entre nous n'a jamais songé à la déplorer. Toutefois, les informations que nous avons accumulées – nous n'insisterons jamais assez sur ce point – contredisent plusieurs croyances au sujet d'Uber qui étaient alors – et le sont encore pour certaines –, tenues pour acquises dans le débat public, en France et ailleurs.

La première résulte du fait qu'Uber a souvent été présentée dans cette histoire, comme le petit Poucet, par comparaison avec l'impressionnant lobbying déployé par la G7 et les autres compagnies de taxis, qui forment un lobby très bien introduit dans les allées du pouvoir et ont une influence économique. Les taxis étaient Goliath et Uber, David. La réalité est un peu moins tranchée. En 2016, Uber a dépensé 90 millions de dollars en lobbying à l'échelle mondiale et accusé un déficit de 6 milliards.

Dès 2014, en France, Uber a ciblé plus de 200 personnalités – membres du Gouvernement, parlementaires, relais d'opinion –, ce qui donne une idée des moyens déployés. Chaque cible de ce carnet d'adresses est travaillée individuellement et en personne. On ne se contente pas de leur envoyer des courriels ; on les rencontre dès que possible, on les aborde, on les travaille. Tel est le travail auquel a participé Mark MacGann et auquel nous avons eu accès.

La deuxième idée fausse est celle selon laquelle tout serait transparent dans cette histoire et connu avant la publication des Uber Files. En réalité, la plupart des contacts d'Uber avec les responsables politiques d'alors ont été passés sous silence.

S'agissant des contacts entre Uber et le ministre de l'Économie de l'époque ainsi que les membres de son cabinet, nous avons identifié dix-sept échanges significatifs, tels que des conversations par SMS ou par téléphone et des rendez-vous. Une seule rencontre, au forum de Davos en 2016, a été rendue publique et évoquée dans la presse.

Ce constat vaut pour d'autres responsables politiques. M. Vincent Capo-Canellas, sénateur de Seine-Saint-Denis, nous a assuré en 2022 ne pas avoir discuté avec Uber et même avoir tout fait pour éviter d'avoir à le faire, en raison de l'image d'entreprise prédatrice qu'il en avait. Or, d'après les Uber Files, il a rencontré le 6 mai 2014, donc avant l'adoption de la loi dite Thévenoud par le Sénat, Thibaud Simphal, directeur d'Uber France, et il a défendu des amendements favorables à Uber, visant notamment à assouplir les règles relatives au retour au garage des VTC entre chaque course. En privé, Uber considérait M. Capo-Canellas comme « son principal et plus actif défenseur au Sénat ». Il nous a pourtant affirmé n'avoir jamais eu de contact avec l'entreprise et a continuellement nié lui avoir été favorable.

Nous sommes allés, dans cette enquête, d'un cas comme celui-là à l'autre. Presque toujours, les personnes que nous avons contactées nous ont répondu : « Ah non, Uber, je ne m'en approchais pas ! Je ne les ai pas rencontrés, je ne les connais pas ! »

Par ailleurs, certaines pratiques de lobbying peuvent altérer la sincérité du débat public et du débat parlementaire. Penchons-nous sur ce qui s'est passé ici même, à l'Assemblée nationale, en 2015. Dans l'hémicycle, où il prend la parole en tant que ministre de l'Économie, Emmanuel Macron appelle à rouvrir le débat sur la réglementation des services de VTC, quelques mois à peine après l'adoption de la loi Thévenoud. Nous avons découvert au cours de notre enquête que cet épisode est le point culminant de ce que le directeur d'Uber France appelle « une grande campagne de communication par Macron et Uber en parallèle ».

Huit jours plus tôt, à Bercy, l'entreprise et le ministre se sont mis d'accord pour trouver « un député favorable » susceptible de déposer des amendements visant à offrir à Uber un régime moins strict. Uber a fait rédiger dix amendements à son prestataire Fipra et les a transmis au député socialiste Luc Belot, qui a accepté de les déposer dès le lendemain sans modification substantielle, ce qu'il a reconnu quand nous l'avons contacté.

Ainsi, cette enquête sur le lobbying d'Uber, dont les pratiques ont probablement cours ailleurs, nous a appris que la réglementation en vigueur ne permet pas suffisamment de savoir ce qui se passe et d'identifier qui fait du lobbying auprès de qui. Cette opacité semble être le fruit du comportement de tous les acteurs, non seulement celui des représentants d'intérêts des entreprises mais aussi celui des responsables politiques.

Parmi les pistes régulièrement évoquées pour améliorer la transparence du lobbying en France, trois nous semblent intéressantes : tendre vers une transparence accrue des agendas publics des parlementaires et des membres du Gouvernement – les nombreux contacts d'Uber avec les fameuses 200 cibles étaient, pour l'écrasante majorité, cachés, et le citoyen ne pouvait pas en avoir connaissance ; tendre vers une meilleure traçabilité des amendements, pour savoir s'ils reprennent des textes proposés aux parlementaires par des ONG ou des entreprises ; renforcer les obligations de déclaration des lobbyistes prévues par la loi dite Sapin 2.

Les fiches accessibles sur le site de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) font apparaître des formules comme « un ministre » ou « un député », sans nom ni date, ce qui restreint la possibilité de retracer ce qui s'est passé. Une fois la loi Sapin 2 entrée en vigueur, il était possible de savoir qu'Uber a rencontré un ministre ou un parlementaire mais pas de connaître leur identité ni la raison de la rencontre, ce qui est assez maigre.

Par ailleurs, ces pratiques peuvent certes faire l'objet d'une législation et d'une réglementation, qu'il est toujours possible d'améliorer mais elles peuvent aussi s'inscrire dans une culture. Elles peuvent être adoptées volontairement, sans attendre de nouveaux règlements, ce que font certains et certaines parlementaires. Notre enquête, au cours de laquelle nous avons régulièrement été confrontés au refus de répondre à nos questions, voire à la contestation de faits pourtant établis, soulève la question de la culture dans laquelle s'inscrit le lobbying.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.