Intervention de Nathalie Kosciusko-Morizet

Réunion du jeudi 2 février 2023 à 14h00
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la france

Nathalie Kosciusko-Morizet, ancienne secrétaire d'État chargée de l'écologie, ancienne ministre de l'écologie, du développement durable, des transports et du logement :

L'essentiel de mon activité comme secrétaire d'État puis comme ministre sur les questions énergétiques s'est articulé autour de trois pôles. Le premier est le Grenelle de l'environnement. En tant que secrétaire d'État, j'ai été chargée de sa conception et de sa négociation, avant de le mettre en œuvre lorsque j'étais ministre. Par ailleurs, en tant que ministre en charge de la sûreté nucléaire entre 2010 et 2012, j'ai été confrontée à l'accident de Fukushima et la gestion de ses conséquences. Enfin, d'autres sujets de politique énergétique, qui comportaient une dimension environnementale majeure, comme le gaz de schiste, ont fait l'objet de mes attributions entre 2006 et 2012. Certaines questions qui intéressent votre commission n'en faisaient en revanche pas partie. Ainsi, le nucléaire – au même titre que la chasse – avait été exclu du champ du Grenelle. En 2010, par ailleurs, le nucléaire relevait de mes fonctions uniquement sous l'angle de la sûreté, le marché de l'énergie ayant été rattaché à Bercy, pour des raisons qui ne sont d'ailleurs pas étrangères aux travaux de votre commission.

J'ai conçu le projet de Grenelle en tant que responsable de l'environnement dans la campagne de Nicolas Sarkozy en 2006. Nous avons choisi ce nom parce qu'il faisait écho à une quête de légitimation exprimée dans les milieux des ONG et que j'estimais recevable. En effet, ces dernières aspiraient à un statut équivalent à celui des syndicats. C'est la convergence entre cette demande et le désir de lancer un grand programme de transformation écologique qui a abouti à ce projet et à son nom, en référence aux accords de Grenelle. D'autres mesures présentes dans la campagne de Nicolas Sarkozy y faisaient également écho, telles que la transformation du conseil économique et social en conseil économique, social et environnemental. Comme secrétaire d'État, j'ai été chargée de la négociation du Grenelle à l'automne 2007. Lorsque je suis revenue au ministère en 2010, j'ai travaillé à une partie de sa mise en œuvre, après l'adoption des lois « Grenelle ».

Je parle du Grenelle avec une certaine passion, car je reste persuadée que nous avons façonné une démarche à la fois innovante et utile, qui a permis de déchirer quelques-uns des corsets où se trouvaient enfermées les politiques publiques. Le Grenelle visait à réunir l'ensemble des acteurs – les ONG, l'État, les élus, les entreprises, les syndicats – au sein de collèges pour s'accorder sur des politiques coopératives qui dépassaient les querelles historiques. C'est l'une des raisons pour lesquelles les sujets tels que le nucléaire, la chasse et les OGM en avaient été exclus.

Dans le Grenelle, les questions énergétiques étaient plus particulièrement traitées par le premier groupe de travail, auquel participait l'ensemble des collèges. Son intitulé même –« lutter contre les changements climatiques et maîtriser la demande d'énergie » – montre bien le rôle prépondérant, pour la période 2007-2012, que tenaient l'efficacité énergétique et la maîtrise de la consommation dans les travaux du Grenelle, reléguant à une place secondaire les questions liées à la production. Dans le cadre de ce groupe, qui comportait plusieurs ateliers sur le transport, l'urbanisme et le bâtiment, la production et le stockage, diverses mesures ont été adoptées, comme le bonus-malus sur les véhicules individuels, l'écotaxe sur les transports routiers – abandonnée par la suite pour des raisons que je déplore –, la nouvelle rénovation thermique des bâtiments ou encore l'écoprêt sur le logement social.

Certaines de ces mesures structurantes ont été promues par l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), que nous avons alors revivifiée afin de lui donner une orientation stratégique plus claire et de nouveaux moyens. Ainsi, le fonds démonstrateur, destiné à faire passer en phase d'industrialisation des innovations, dont certaines dans le domaine énergétique, et doté de 50 millions d'euros en 2008, a bénéficié d'un financement de 400 millions sur quatre ans. Nous avons lancé le fonds chaleur, avec un investissement à hauteur d'un milliard pour la période 2009-2011. Il encourageait les entreprises à développer la chaleur renouvelable, les réseaux de chaleur ou encore la valorisation de la biomasse. Enfin, le fonds déchets, qui était jusqu'alors essentiellement consacré à l'aide aux incinérateurs, a été relancé et réorienté vers des projets qui accordaient davantage de place au recyclage.

En matière de production, nous avons visé un doublement de la part des énergies renouvelables d'ici 2020. Cette proposition était très ambitieuse, car les calculs prenaient en compte la part de l'hydroélectricité, dont le potentiel ne pouvait être significativement augmenté. Ce doublement reposait sur la multiplication par deux du bois-énergie, des mesures liées aux réseaux de chaleur et une accélération du photovoltaïque. Le fonds chaleur devait permettre de couvrir un quart de ces actions. Les compléments adoptés aux contrats de plan État-régions ont été multipliés par cinq. Outre ces mesures financières, nous avons étendu à toutes les collectivités, et non plus seulement aux communes, la possibilité de bénéficier du tarif de rachat des énergies renouvelables, afin de faire entrer les collèges et les lycées, notamment, dans le champ de cette nouvelle politique publique.

Lors du Grenelle, et au-delà, mon obsession s'est portée sur une dimension peu présente dans vos travaux : il s'agit du couplage des objectifs environnementaux et de la politique énergétique avec la politique en faveur de l'emploi et la politique industrielle. Si je m'en réfère à l'intitulé de votre commission, l'indépendance énergétique stricto sensu est inatteignable, mais la souveraineté reste un concept important, qui est corrélé à d'autres notions comme la compétitivité. Les politiques énergétiques doivent se doubler d'un sens économique, social et industriel.

Nous ne défendions donc pas une simple série de mesures environnementales, mais une politique globale qui tissait des liens avec d'autres dimensions. Nous avons connu des réussites en la matière : le fonds chaleur a généré la création de 10 000 emplois. À ce titre, je suis fière de la politique en faveur de l'éolien en mer que j'ai lancée en 2011, pourtant dans un climat de moquerie générale : dans des appels d'offres très travaillés, sur lesquels la Commission européenne a largement fermé les yeux, nous avons intégré des critères de production locale, afin de développer une réelle industrie de production locale. En revanche, l'éolien terrestre n'a pas suscité la même réussite en matière industrielle. En effet, nous avons lancé cette politique plus tardivement. Les volumes faibles restaient faibles au regard de nos voisins européens. Les Danois et les Allemands ont été les réels bénéficiaires industriels de la montée en puissance de l'éolien européen.

J'ai instauré le moratoire sur le solaire, pour des raisons financières, comme tous les États européens, mais aussi industrielles. En effet, la politique en faveur du solaire reposait majoritairement sur des subventions de long terme pesant largement sur les générations futures et profitant seulement à des emplois d'installation et de maintenance, sans développement d'une base industrielle. Les panneaux étaient pour l'essentiel importés. Nous avons donc lancé des appels d'offres avec des critères bas carbone pour favoriser la production locale. Un critère de bilan carbone, qui prenait en compte l'impact du transport des panneaux, a été établi pour tenter de contourner les règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et pour limiter les importations depuis la Chine. Cependant, nous n'avons pas rencontré le même succès que pour l'éolien en mer. Au fil des années, les appels de l'offre ont abandonné les critères bas carbone. La Commission européenne s'est cette fois montrée plus sévère sur le sujet. Le degré de maturité du photovoltaïque était aussi différent. Je note que nous poursuivons désormais une stratégie similaire à celle suivie pour l'éolien en mer sur l'éolien flottant, ce qui est souhaitable.

Vous souhaitiez également que j'aborde les investissements dans la recherche et les énergies renouvelables. Dans le cadre du Grenelle de l'environnement, l'essentiel des crédits directs en matière d'énergie ont été destinés au nucléaire, plus précisément au projet Astrid et au réacteur Horowitz, ainsi que, dans une moindre mesure, à l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) et à l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Ces subventions représentaient un montant d'un milliard. Certes, le nucléaire ne faisait pas partie des sujets de négociation du Grenelle, mais les programmes publics d'investissement n'ont pas été discutés au sein des groupes de travail. La relance du fonds démonstrateur de l'Ademe ciblait en partie des projets d'énergies nouvelles. En dehors du Grenelle, le programme d'investissement d'avenir (PIA) promouvait les économies d'énergie à travers l'économie circulaire, les smart grids, les batteries, ou encore des procédés industriels moins polluants.

La régulation du marché de l'énergie ne faisait pas partie de mes attributions. Toutefois, j'ai pu interagir avec les grands opérateurs de l'énergie, notamment sur la question de la production, des biocarburants et du gaz de schiste. Je suis intervenue sur le gaz de schiste au travers de mes préoccupations environnementales, considérant que les conditions d'exploitation ne remplissaient pas nos critères de qualité. Ils posaient en outre des problèmes propres à notre géographie, liés à la protection des nappes phréatiques et des ressources en eau. Les évolutions récentes sur ce dernier sujet nous donnent d'ailleurs raison. Ces motifs ont justifié la suspension des permis, dont nous nous sommes ensuite aperçus qu'ils avaient été donnés dans des conditions certes légales, mais problématiques au regard des exigences du Grenelle en matière de transparence. En effet, le code minier procédait de logiques anciennes à cet égard. C'est la raison pour laquelle nous avons lancé sa réforme.

L'accident de Fukushima eut lieu en mars 2011. Sa prise en compte a suscité un certain nombre de réflexions. Il est naturel qu'un accident appelle un retour d'expérience et un éventuel ajustement. D'ailleurs, la création de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), dans sa forme actuelle, a été une conséquence tardive de Tchernobyl et des polémiques qui ont suivi cet accident. Cependant, ce n'est pas la gouvernance et la transparence de la communication qui ont fait l'objet de débats en 2011. L'accident de Fukushima a d'ailleurs révélé le contraste entre le Japon, où la société exploitante du site était totalement imbriquée dans les rouages de l'État et de la sûreté, et le système français, attestant de l'indépendance de l'ASN et de la structuration de notre chaîne de décision. En revanche, Fukushima a donné lieu à des réflexions sur des mesures techniques, notamment liées à la notion de suraccident et de gestion dans le temps de la dynamique d'un accident.

J'ai donc rapidement demandé à l'ASN des stress tests, qui ont été appelés « évaluations complémentaires de sécurité ». À l'époque, nous avions déjà entamé le travail sur le cahier des charges pour les visites décennales, y compris les améliorations planifiées. Après Fukushima, l'ASN a produit un cahier des charges directement ciblé sur l'accident et qui appelait à en tirer des conséquences. Il abordait les cas d'inondations, de tremblements de terre, de perte d'approvisionnement électrique au niveau d'un site de production nucléaire et le management opérationnel de la crise. L'opérateur EDF a été chargé de mener des stress tests sur la base de ce cahier de charges. Les évaluations ont été rendues dès l'automne 2011. Elles ont provoqué une série de mesures destinées à accroître la robustesse de notre dispositif en situation de crise, comme les générateurs diésel par réacteurs résistants, la duplication des stockages d'eau pour les plus gros réacteurs du parc ou le renforcement des piscines de stockage des déchets sur site. D'autres, plus sophistiquées, visaient à tirer les conséquences de l'accident de Fukushima dans la durée, comme la mise en place des forces d'action rapides du nucléaire (Farn) ou de constructions plus résistantes pour les équipes chargées de gérer l'accident sur le site.

Nous avons aussi lancé une revue par les pairs en Europe. Par ailleurs, les visites décennales ont intégré de nouvelles prescriptions. Contrairement aux États-Unis par exemple, la doctrine française considère en effet que nous devons améliorer progressivement le niveau de sûreté nucléaire, y compris pour les réacteurs existants. Ainsi, les réacteurs de deuxième génération doivent atteindre un niveau de sûreté au plus proche de celui des réacteurs de troisième génération, et non le niveau prévu au moment de leur lancement. Cette décision politique a notamment eu des conséquences sur les discussions autour de la centrale de Fessenheim.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion