La dissuasion nucléaire étant la clé de voûte de la défense, il faut en tirer toutes les conclusions et commencer, quand on affecte des budgets, par allouer la part nécessaire à la dissuasion. Ensuite, l'exigence de performance constante signifie des programmes de développement technologique étalés dans la durée. Sans doute des choses peuvent-elles être modifiées dans le capacitaire des forces conventionnelles mais, s'agissant du capacitaire nucléaire, on ne peut imaginer se rendre compte au terme de dix ans que l'on ne débouchera pas sur ce que l'on visait. Il y a un impératif de réussite et en conséquence, parfois, des recherches redondantes pour s'assurer que les débouchés attendus seront obtenus à coup sûr. Nous devons investir dans les SNLE de troisième génération (SNLE 3G), dans l'hypervélocité pour préserver la capacité de pénétration de nos missiles et dans la sécurisation de nos transmissions contre la menace cyber et le quantique car il en va, à terme, de la crédibilité de notre dissuasion.
On voit comment notre dissuasion complique l'appréciation de situation pour nos adversaires : nous avons en permanence au moins un sous-marin nucléaire à la mer dont nous estimons l'invulnérabilité garantie. On peut toujours imaginer une situation dans laquelle un de nos sous-marins serait en difficulté ou en tout cas menacé, mais un adversaire n'aura jamais la certitude de pouvoir le détecter et le cas échéant le neutraliser : quand on parle d'armes nucléaires avec la capacité de frappe d'un SNLE, la part de risque est déjà là, et il suffit que l'adversaire ne soit pas absolument certain de pouvoir neutraliser notre SNLE à la mer pour que cela fasse peser sur lui une menace extrêmement forte.
L'invulnérabilité repose sur le masquage de notre sous-marin et donc sur son caractère indétectable. Cependant, il faut aussi faire passer des messages à nos adversaires, et c'est là un des avantages comparatifs des forces aériennes stratégiques : elles sont visibles, leurs manœuvres peuvent être ostentatoires à dessein, si bien qu'une part de gesticulation est possible. Ainsi, les exercices auxquels nous procédons sont très visibles par nos adversaires et attentivement suivis par eux, qu'il s'agisse des manœuvres dites de drill – l'arme est montée sous l'avion avec un dispositif de protection – ou des exercices Poker de planification et de conduite d'un raid nucléaire de la composante aéroportée, exercices non seulement observables mais annoncés parce que par exemple des espaces aériens leur sont réservés. Un message clair est donc lancé ainsi, et ces entraînements matérialisent les capacités de l'armée française à conduire ce type d'opérations. Des exercices de ce type se poursuivent pendant la guerre en Ukraine conformément à la planification établie, de manière visible pour la composante aéroportée, invisible pour la composante océanique.
La priorité donnée aux forces nucléaires, clé de voûte de notre défense est importante. Toutefois, les moyens et la capacité de réflexion que nous y investissons et les exercices que nous conduisons tirent l'ensemble des forces françaises vers le haut – voyez ce qu'il en a été du raid Hamilton engagé par la France en Syrie avec les Américains et les Britanniques : toutes sortes de savoir-faire sont communs entre les forces nucléaires et forces conventionnelles. C'est aussi ce qui caractérise la superposition des contrats opérationnels.
La FANU n'est pas une force permanente : elle repose sur le porte-avions, Pour la composante océanique, la modernisation se traduit par le lancement en 2021 de la phase de réalisation des SNLE 3G, pour admission en service actif d'un premier engin à l'horizon 2036, puis de trois autres pour remplacer nos quatre SNLE actuels. Les missiles M51.3 seront mis en service en 2025. L'adaptation des infrastructures de l'Île-Longue est permanente.
Pour la composante nucléaire aéroportée, nous disposerons des missiles ASMPA rénovés en 2023. Les études relatives au missile hypervéloce, dont la capacité à pénétrer les dispositifs de défense adverses a bien été prise en compte, ont déjà commencé, pour être en mesure d'aboutir à une mise en service à l'horizon 2035 ; cela sera lié au Rafale standard F5. À cette date, les adaptations des infrastructures et des bases aériennes à vocation nucléaire pour le nouveau couple ASN4G-Rafale auront largement débuté, en anticipant la transition vers l'arrivée du Système de combat aérien du futur. Une transition FANU pour l'ASMPA rénové est prévue sur le Charles de Gaulle.
Enfin, sujet très important, les systèmes de transmission seront consolidés et durcis, ce qui implique de dimensionner comme il convient la capacité cybernétique pour éviter les intrusions et d'anticiper l'arrivée de la cryptographie quantique et de ses possibilités de chiffrement et de déchiffrement. Tels sont les axes sur lesquels nous travaillons actuellement.
J'ai évoqué notre capacité autonome d'appréciation de situation et de renseignement pour évaluer les systèmes de défense antimissile et anti-aérienne, présents et à venir, détenus par nos adversaires pour protéger leur territoire. Nous suivons cela pour l'ensemble des adversaires, pour vérifier en permanence, en fonction des renseignements que nous recueillons, que nous sommes toujours à niveau et que notre planification me permet de garantir au Président de la République la capacité de pénétration de nos armes stratégiques.
L'européanisation de la dissuasion n'est pas une décision militaire. Dans le cadre de l'Otan, l'affichage de notre indépendance a pour conséquence que la France ne siège pas au sein du groupe des plans nucléaires. Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas d'échanges ; nous discutons évidemment avec nos alliés et partageons nos appréciations de situation. Il est certain que cette configuration (trois puissances dotées au sein d'une alliance comportant elle-même une dimension nucléaire) complique beaucoup l'appréciation de situation pour nos adversaires au moment de dresser la carte des risques à envisager.
Certaines questions ont porté sur le volet opérationnel de l'européanisation de la dissuasion –– mais aussi sur son aspect financier : si la France assurait un parapluie nucléaire aux pays européens, cela ne devrait-il pas se traduire par des compensations financières ? Ces démarches doivent avoir lieu au niveau politique. J'observe seulement que nous avons essayé de faire valoir cet argument en Afrique, où nous soulignions défendre l'Europe au loin. Le nucléaire étant un champ encore plus compliqué, il faudra progresser sur le chemin de la communauté européenne de défense. On avance sur ce plan, et la guerre en Ukraine a remis en lumière l'OTAN, bien sûr, pour la défense collective, mais aussi l'Union européenne, qui a affiché sa solidarité. Les efforts en ce sens se poursuivent.
Au cours des travaux sur sa posture nucléaire (NPR : Nuclear Posture Review), l'administration américaine avait envisagé de faire évoluer sa doctrine vers des concepts de finalité unique, voire de non-emploi en premier, l'emploi du nucléaire n'étant envisagé que pour répondre à une menace nucléaire. Cette évolution aurait pu fragiliser le parapluie nucléaire américain, en particulier pour certains de ses alliés bénéficiant de garanties de sécurité de cet ordre. Je note que la revue de posture nucléaire rendue publique par l'administration Biden ne reprend pas ces concepts. Cela ne signifie pas que des réflexions ne sont plus en cours à ce sujet aux États-Unis, mais cela montre clairement que cette option n'est pas à ce jour dans la doctrine officielle des États-Unis.
Le président Poutine s'est engagé dans le renforcement sur le long terme des forces armées russes. Tout ce qui a trait aux capacités stratégiques nucléaires russes a fait l'objet d'un réarmement prioritaire extrêmement puissant, pour les missiles terrestres, la composante océanique et la composante aéroportée. Les Russes maintiennent cet effort considérable au point qu'ils poursuivent des exercices d'emploi des armes nucléaires pendant le conflit en Ukraine. La mise en service de missiles hypersoniques a bien eu lieu. Si leur emploi a été très médiatisé, leur efficacité opérationnelle n'est pas encore à maturité, mais nous ne pouvons ignorer l'apparition de cette menace : un jour, la pleine capacité opérationnelle sera atteinte. C'est un domaine dans lequel nous travaillons également, Les missiles hypervéloces ont une capacité accrue de pénétration des systèmes de défense et font peser une menace de décapitation, c'est-à-dire des frappes sur les centres de pouvoir et de décision. Ce n'est pas ce que l'on a vu pour l'instant, mais c'est une menace en développement.
Quel impact le fait d'être un pays doté a-t-il quand on déploie des forces sur un théâtre d'opérations ? C'est à nos alliés qu'il faudrait le demander. On voit combien les Estoniens sont attachés à la présence des forces françaises et britanniques sur leur sol, et leur demande n'est pas aussi pressante vis-à-vis des Allemands ou des Danois, car déployer les soldats d'une puissance dotée envoie un autre signal à un adversaire. Cela vaut également en Roumanie.
Pour ce qui est enfin de l'éventuel effet d'éviction sur des capacités conventionnelles, autrement dit de l'équilibre à maintenir entre le budget consacré à la dissuasion et celui des forces conventionnelles, c'est une responsabilité collective que nous portons. La dissuasion nucléaire étant la clé de voûte de notre défense, nous y consacrons des moyens en priorité ; pour autant, les forces conventionnelles fournissent un épaulement indispensable et évitent le contournement par le bas. Le monde ne se résume pas à l'affrontement entre puissances dotées ; nos forces conventionnelles assurent aussi la protection de notre souveraineté, la protection des intérêts et des ressortissants français partout dans le monde, mais aussi la mise en œuvre le cas échéant de nos accords avec nos alliés. Il y a une complémentarité évidente entre nos forces, et une spécificité française tant dans la dissuasion nucléaire que dans la possession et l'emploi des moyens conventionnels.