« À Paris, les théâtres impériaux, chargés de l'âme de la jeunesse […] ! Le théâtre, pour Stendhal […], ce n'était pas Grenoble, c'était Paris. […] Et que dire de la musique, de la peinture ! Napoléon avait créé le plus grand musée du monde, il l'avait créé au Louvre. » C'est ainsi que Malraux décrivait le fossé culturel entre Paris et le reste de la France lors de l'inauguration de la maison de la culture de Grenoble, le 4 février 1968.
Ce fossé est notre héritage historique. Les politiques culturelles ont permis pendant plus d'un demi-siècle de développer les institutions nationales à travers le territoire et de renforcer ce que d'aucuns appellent la « décentralisation culturelle », mais l'hyperconcentration en région parisienne reste une réalité. Alors que nombre de nos concitoyens craignent d'être abandonnés des politiques publiques, je me réjouis que votre ministère, madame la ministre, ait fait de l'égalité territoriale une priorité.
Car cette hyperconcentration se vérifie dans les pratiques des Français. En 2018, 39 % des personnes vivant en zone rurale déclaraient être allées à au moins un spectacle vivant au cours des douze mois précédents, contre 69 % des habitants de Paris. Preuve supplémentaire, plus de cinquante ans après son lancement, le plan Malraux-Landowski, dont l'objet était de doter chaque région d'un orchestre permanent et d'un conservatoire national, n'est toujours pas complété, malgré un réseau culturel d'une richesse inégalée. Dans le même temps, et pour paraphraser un autre de vos illustres prédécesseurs, nous pouvons dire que si la Mairie de Paris fermait du jour au lendemain le théâtre du Châtelet, le musée Carnavalet, le Petit Palais et tous les établissements dont elle a la charge, les Parisiens garderaient toujours la meilleure offre culturelle de France, voire du monde.
L'État en finance en effet l'essentiel et, chaque année, la concentration de ses dépenses se perpétue. Les chiffres sont connus, ils ont été cités par les autres orateurs. Les fleurons culturels qui assurent le rayonnement international de la France sont presque tous parisiens. Cette dépense contrainte, même si elle est tout à fait légitime, pèse lourd dans le budget de la culture. Le Louvre, avec 7,8 millions de visiteurs, et le musée d'Orsay, avec 3,2 millions de visiteurs en 2022, contribuent à faire de Paris la première destination touristique mondiale. Ils apportent aussi à notre pays un prestige et un rayonnement culturel incontestables.
Mais il n'y a pas de fatalité et votre ministère, comme le montrent de nombreuses initiatives, entend développer la culture dans les territoires. Je pense aux trente-huit centres dramatiques nationaux (CDN), aux soixante-seize scènes nationales, aux dix-neuf centres chorégraphiques nationaux et aux dix-sept scènes conventionnées d'intérêt national. Je pense aussi à l'importance qu'ont prise les Drac, services déconcentrés du ministère.
Parmi les initiatives récentes, je me réjouis du déploiement des Micro-Folies, si précieuses dans les territoires qui comptent peu d'équipements culturels, et de l'ambition du pass culture. Je salue le renforcement, cette année, du FIP, qui apporte une première aide non négligeable à la sauvegarde du petit patrimoine local.
Mais cela représente bien peu à côté des dizaines, parfois des centaines de millions d'euros consacrés à la restauration d'un seul établissement public.
Comment le ministère peut-il réorienter ses dépenses en faveur des territoires ?
Tout d'abord, il peut choisir d'implanter systématiquement les futurs grands musées et autres établissements nationaux hors de la région parisienne. De leur côté, les grandes institutions parisiennes pourraient systématiser et amplifier leur politique de partenariat et de diffusion dans les régions, à l'instar de ce que fait le centre Pompidou avec le MuMo – le musée mobile. Après les Micro-Folies, pourquoi ne pas développer le concept des camions culturels itinérants, qui permettraient à chaque département de disposer d'un musée mobile et de déployer une offre culturelle dans les territoires les plus éloignés des circuits culturels habituels ?
Le ministère de la culture pourrait aussi se recentrer sur son rôle de stratège, en déléguant certaines compétences et en transférant des moyens aux collectivités, comme il le fait avec la Corse depuis 2002. A contrario, il pourrait reprendre les missions qu'il est le mieux à même d'exercer, en redevenant propriétaire des soixante-cinq cathédrales, qui appartiennent aujourd'hui, du fait de l'histoire, aux communes. Il prendrait ainsi en charge une plus grande part des dépenses patrimoniales dans les territoires et soulagerait les communes rurales, incapables d'assurer la maîtrise d'ouvrage et le financement. Par ailleurs, dans le cadre de sa politique de soutien aux associations, le ministère devrait envisager d'inclure plus systématiquement dans ses conventions pluriannuelles d'objectifs l'intervention dans les territoires et l'itinérance culturelle en milieu rural.
Il me semble que ces pistes méritent d'être étudiées, madame la ministre. Je dirai, pour conclure, que le soutien au patrimoine local et aux acteurs culturels locaux est bien plus qu'une simple question d'égalité arithmétique. Il y va du dynamisme culturel des communes, de la préservation du patrimoine des régions, et même du respect de la promesse d'égalité républicaine. Nous le devons aux habitants des territoires ruraux, à ceux des petites et moyennes communes, de cette France que l'on dit périphérique.
Vous me permettrez, pour terminer mon propos, d'emprunter à nouveau la plume de Malraux. En présentant les crédits du ministère des affaires culturelles pour 1969, il déclarait : « L'essentiel des maisons de la culture, c'est la décentralisation, la fin du privilège parisien et le développement en province de foyers de diffusion, mais aussi de création artistique, c'est la conquête progressive d'un public qui ne serait allé ni au théâtre ni au concert ni au musée, parce qu'il n'en avait pas la possibilité matérielle ou parce qu'il pensait que cela ne le concernait pas. »