L'hyperconcentration en Île-de-France des dépenses du ministère de la culture est indéniable. En 2018, selon ses chiffres mêmes, sa dépense annuelle s'élevait à 139 euros par Francilien contre en moyenne 15 euros par habitant du reste du territoire. Suivant la direction générale des patrimoines et de l'architecture, sur les onze projets de grands travaux patrimoniaux programmés pour la période 2020-2027 et représentant en tout 1 670 millions d'euros, seuls deux, totalisant 242 millions, se situent hors de l'Île-de-France. Je pourrais poursuivre en ce sens : les exemples abondent.
Cependant, il ne s'agit pas tant d'une fatalité que d'une réalité intangible : aucune décentralisation ne parviendra à transplanter le Louvre, le musée d'Orsay, le Grand Palais, Versailles ou, s'agissant de spectacle vivant, la Comédie-Française ou l'opéra de Paris. La plupart des grandes institutions culturelles, celles qui consomment logiquement le plus de crédits, sont franciliennes et le resteront ; il s'agit d'ailleurs là d'un atout touristique et d'une source de rayonnement majeurs. De même, l'Île-de-France est et demeurera la première région culturelle française, avec plus du tiers des établissements et, selon la dernière étude en date, certes un peu ancienne, de l'Insee, près de 300 000 des 700 000 emplois du secteur – audiovisuel, cinéma et multimédias inclus.
La question serait donc plutôt de savoir si les politiques de décentralisation ou de déconcentration que depuis le premier d'entre eux, André Malraux, tous les ministres de la culture érigent en priorité – du moins à en croire leurs discours –, ont porté leurs fruits. À cette étape de mon intervention, soit dit en passant, je pourrais, en fonction des exemples choisis, vous démontrer une chose aussi bien que son contraire, ce qui révèle la nécessité en la matière d'une réelle objectivité : tenons-en compte si nous voulons faire progresser le débat ! On peut mentionner les grandes scènes nationales réparties sur le territoire ; une myriade de festivals – Avignon, Aix-en-Provence, Angoulême, Orange ou encore La Rochelle –, même si certains objecteront qu'ils font surtout le bonheur des touristes franciliens ; des musées locaux attractifs ; les 620 millions alloués essentiellement à nos provinces, dans le cadre du plan de relance, en 2021-2022 ; l'explosion du numérique, qui modifie le rapport à la culture de nombreux Français et, dans la quasi-totalité du territoire, donne accès à des œuvres de l'esprit disséminées de par le monde ; le fait que les deux tiers des dépenses culturelles publiques sont le fait des collectivités territoriales. Par conséquent, il serait abusif d'évoquer, en paraphrasant le titre d'un ouvrage célèbre, Paris et le désert culturel français.
Ce constat n'exclut toutefois ni les ratés ni les déséquilibres majeurs à résorber : l'on pourrait ainsi attendre de la politique culturelle qu'elle s'attache à éradiquer quatre facteurs d'inégalités territoriales criantes.
Premièrement, ce que le ministère appelait en 2018 les zones blanches du service public de la culture, dotées de moins d'un équipement culturel public pour 10 000 habitants. Quatre-vingt-six de ces zones avaient été recensées ; sans doute y en a-t-il davantage, en particulier dans les régions rurales, insulaires et ultramarines. Ainsi, en faisant la somme des effectifs des établissements culturels corses, martiniquais, guyanais, guadeloupéens et réunionnais, on obtient un total inférieur à celui de n'importe quelle région de l'Hexagone ! De surcroît, les métropoles de province font parfois figure d'oasis au milieu des déserts ruraux. Si l'on n'entend plus guère parler du plan Culture près de chez vous, lancé en 2018, une véritable politique d'irrigation culturelle n'en est pas moins nécessaire.
Deuxièmement, l'insuffisante circulation des œuvres : aucun écran ne remplacera le contact direct, quasi charnel, avec un tableau ou une sculpture. Les musées locaux sont parfois des écrins en manque de joyaux ; les coûts de transport et d'assurance, souvent dirimants, doivent donner lieu à une réflexion.
Troisièmement, de récents rapports ont rappelé l'état inquiétant de notre patrimoine religieux et plus largement du petit patrimoine vernaculaire, appartenant pour l'essentiel aux communes. Des initiatives comme la création du Fonds incitatif et partenarial (FIP) ne sont pas à la hauteur des besoins, notamment de ceux des petites communes, qui ne peuvent pourvoir à l'entretien et à la rénovation de leur patrimoine. Il y a là une urgence absolue : nous ne pouvons laisser détruire nos clochers !
Quatrièmement, enfin, ce qui constitue peut-être la base du tout : l'éducation artistique et culturelle (EAC), enjeu partagé avec le ministère de l'éducation nationale ; la sensibilisation à la beauté et l'accompagnement de son apprentissage, car il ne s'agit pas seulement de donner à voir, mais aussi de donner à comprendre. Là encore, hélas, les mesures prises sont bien en deçà des besoins, tout particulièrement dans des pans entiers de la France dite périphérique. Or, dans un monde en perte de repères, les œuvres de l'esprit proposent, surtout aux jeunes, autant de réponses à la quête de sens, un sens auquel la culture confère les trois acceptions que lui donne l'académicien François Cheng : la sensation, procurée par la contemplation, la signification, par la compréhension de soi à travers l'œuvre, et la direction, prise par celui qui peut appuyer sa vie sur des valeurs de civilisation. Plutôt que de scruter CNews ou de lutter contre le Rassemblement national, vos services, madame la ministre, ne devraient-ils pas, comme les Français l'attendent, travailler à ces quatre points essentiels ?