Nous nous retrouvons aujourd'hui pour débattre, à la demande du groupe Écologiste – NUPES, de la prise en compte de la pénibilité, qui constitue un volet central de la réforme des retraites en cours d'examen et, au-delà, des questions relatives au travail et à la qualité des emplois proposés. Les attentes exprimées par les différents partenaires sociaux en la matière sont nombreuses, mais les concertations menées dans le cadre de la préparation du projet de loi de réforme des retraites ont permis d'identifier plusieurs points d'équilibre et de convergence – même si cela ne signifie pas, tant s'en faut, qu'il y ait un accord sur la réforme ; bien au contraire.
Nous avons ainsi pu engager des discussions, de manière variable, avec les organisations patronales, d'une part, qui avaient des attentes particulières et les organisations syndicales, d'autre part, même si, pour le dire de manière très schématique voire simpliste, celles-ci étaient partagées entre celles qui, dès la création du C3P puis du C2P, avaient déclaré leur hostilité ou leur absence d'adhésion à cet outil et celles qui y croient davantage, si je puis dire, et considèrent qu'au-delà des désaccords exprimés sur les questions d'âge ou les modalités d'application, des convergences et des progrès sont possibles.
Il s'agit d'un volet central de la réforme, car la logique de travailler plus longtemps implique de travailler mieux et de prévenir davantage les problèmes de pénibilité et d'usure au travail, d'améliorer les conditions de travail, d'éviter l'enfermement dans des métiers difficiles et de faciliter l'accès aux formations et aux reconversions, qui sont autant de priorités à la fois de la réforme examinée et de l'ensemble de ma feuille de route.
Ce débat me permettra de préciser les dispositions que nous prévoyons dans le cadre du projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale (PLFRSS) en matière de pénibilité, puisque nous n'avons pas pu examiner l'article y afférent dans l'hémicycle. C'est pourquoi je remercie le groupe Écologiste pour ce temps d'échange qui me donne l'occasion de le faire.
En matière de pénibilité et de prévention de l'usure professionnelle, notre premier objectif est de changer d'échelle. En effet, les précédentes réformes relatives aux retraites ou à la prise en compte de la pénibilité ont permis d'approcher le sujet, d'améliorer la situation, sans jamais totalement l'épuiser. La réforme de 2010 engagée par Éric Woerth a introduit dans le droit la notion de pénibilité sous l'angle de la réparation, c'est-à-dire d'un départ anticipé au titre de l'incapacité permanente – j'y reviendrai. Celle de Mme Touraine en 2014 a conçu le compte de pénibilité, un dispositif très ambitieux dans son principe – il s'agissait alors du C3P –, mais difficile à appliquer s'agissant des critères ergonomiques – j'y reviendrai également –, ce qui nous a conduits en 2017 à le remplacer par le C2P.
Nous souhaitons donc, avec le texte que je défends devant le Parlement depuis quelques semaines, apporter une réponse à la fois plus ambitieuse, plus complète et plus effective.
Une réponse plus ambitieuse, car la mise en œuvre de cette politique s'accompagne de la création d'un fonds d'investissement dans la prévention de l'usure professionnelle, doté de 1 milliard d'euros sur les quatre prochaines années du quinquennat : par rapport aux moyens consacrés par la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) à la prévention de la pénibilité, qui sont de l'ordre de 40 millions par an, le changement d'échelle se perçoit aisément, tout au moins d'un point de vue arithmétique. Nous souhaitons placer ce fonds auprès de la branche AT-MP – dans le cadre du dialogue social, puisque ce sont les partenaires sociaux qui gèrent principalement cette branche.
Une réponse plus complète également car, au-delà des six facteurs encore inscrits dans le C2P, nous souhaitons une approche nouvelle avec des solutions aussi concrètes que possible pour prévenir l'usure et la réparer si nécessaire pour les métiers les plus exposés au port de charges lourdes, aux postures pénibles et aux vibrations mécaniques – ce qui relève des trois critères dits ergonomiques –, qui génèrent l'écrasante majorité des troubles musculo-squelettiques.
Une réponse effective enfin, car l'un des plus grands écueils en matière de pénibilité est d'imaginer des dispositifs trop éloignés des réalités du quotidien dans l'entreprise. Notre objectif est donc de réfléchir à un dispositif qui soit le plus opérationnel possible et le plus concret en matière de résultats.
Permettez-moi d'ajouter encore quelques mots. Tout d'abord, nous entendons améliorer le C2P en levant les verrous qui existent actuellement et le rendent parfois plus difficile à utiliser que nous ne le souhaiterions. C'est pourquoi nous abaisserons plusieurs seuils qui permettent d'acquérir des droits, renforcerons l'acquisition de droits pour les salariés dits polyexposés et augmenterons la valeur des droits acquis par les salariés au titre du C2P. Ainsi, à titre d'illustration, nous abaisserons de 120 à 100 le nombre de nuits travaillées par an permettant d'obtenir des points ; nous supprimerons le plafond actuel de 100 points ; un point de C2P permettra de financer 500 euros de formation au lieu de 375 actuellement – traduisant l'augmentation de la valeur des points ; enfin, les trimestres d'anticipation de départ à la retraite seront désormais, si la réforme est adoptée, intégralement pris en compte dans le calcul de la pension des assurés.
Ensuite, autre nouveauté que je veux souligner pour les travailleurs disposant d'un C2P : la possibilité nouvelle d'utiliser les points ainsi accumulés dans le cadre d'un congé de reconversion, afin de mettre fin à l'enfermement dans des métiers difficiles. J'ai écouté une partie des propos des intervenants précédents, je pense notamment à Mme Delgoulet qui, en sa qualité d'ergonome auprès du Cnam, soulignait combien il est important d'éviter l'enfermement dans des métiers pénibles et de favoriser les reconversions vers de nouveaux parcours professionnels et l'orientation vers des métiers moins exposés à l'usure professionnelle. L'objectif est que les travailleurs qui auraient recours à cette nouvelle possibilité bénéficient d'un congé de reconversion professionnelle rémunéré à 100 % et, bien sûr, d'une formation totalement financée.
En ce qui concerne les critères ergonomiques, l'objectif est de faciliter la prévention et la réparation de l'exposition à la pénibilité. Nous proposons donc que la branche AT-MP, qui dispose de statistiques et d'outils d'analyse très nombreux – je pense notamment à la prévalence des maladies professionnelles, au taux d'accidentologie s'agissant des accidents du travail, mais aussi à l'enquête Sumer (surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels) sur les conditions de travail –, transmette aux branches professionnelles la liste des métiers qui sont, par principe et par hypothèse, selon ces éléments statistiques, les plus exposés au risque d'usure professionnelle et aux trois critères dits ergonomiques. Les branches seront ensuite tenues de négocier un accord de prévention, cofinancé par le fonds évoqué précédemment, et de l'appliquer afin de mettre l'accent sur la prévention de l'usure et d'éviter un maximum d'exposition.
Les salariés des métiers ainsi identifiés feront également l'objet d'un suivi médical spécifique, avec notamment une première visite médicale obligatoire à mi-carrière, une dernière obligatoire à 61 ans, afin d'avoir l'assurance que celles et ceux qui n'auraient malheureusement pas été suffisamment protégés par la prévention bénéficient d'un départ anticipé. Dans l'intervalle, chaque branche devra déterminer le rythme des visites et du suivi médical.
J'ai évoqué précédemment les départs en retraite pour incapacité permanente : nous maintenons cette possibilité de départ à taux plein deux ans avant l'âge légal et souhaitons en simplifier l'accès à la fois en assouplissant fortement les conditions pour les salariés ayant un taux d'incapacité compris entre 10 % et 20 % et en rendant automatique le droit à un départ anticipé pour ceux qui se sont vu reconnaître un taux d'incapacité supérieur à 20 %.
Dernière parenthèse, le départ anticipé sur avis médical amène de ma part deux observations : la première, c'est qu'il y a là un point de désaccord avec les partenaires sociaux, en particulier les organisations syndicales que j'ai désignées précédemment comme étant plutôt convaincues par l'utilité du C2P – ce qui n'est pas le cas de toutes –, qui auraient préféré que le départ anticipé soit automatique pour les travailleurs exerçant l'un des métiers identifiés par la branche AT-MP. Nous ne partageons pas ce point de vue, car nous considérons que le départ anticipé est une réparation lorsque l'usure n'a pas pu être prévenue, mais que l'avis médical individuel doit prévaloir : en effet, derrière un même code métier, la réalité des conditions d'exposition à l'usure professionnelle peut se révéler très différente.
Je prendrai deux exemples. En premier, celui des aides-soignantes qui exercent dans les Ehpad : ce métier est, par définition, pénible et tout le monde le reconnaîtra volontiers ; toutefois, l'exposition à la pénibilité n'est pas la même selon que l'établissement est équipé de rails, de lève-malades, d'assistance mécanique pour la manipulation des patients ou qu'au contraire l'intégralité des manipulations doit être réalisée par les personnels. Cela reste un métier pénible, mais les conditions d'exercice diffèrent. De la même manière, un menuisier peut travailler sur des chantiers à l'extérieur et être ainsi exposé à des températures très variables ou, à l'inverse, exercer dans un lieu clos, avec une température régulée et parfois des machines à commande numérique : tout en relevant d'un même code métier, le niveau d'exposition à la pénibilité sera très différent. C'est pourquoi nous privilégions le suivi médical individuel.
Enfin, la volonté de mieux prendre en compte la pénibilité dans le cadre de la réforme des retraites constitue un jalon, une étape supplémentaire qui intervient après les questions relatives à la santé au travail, notamment après l'accord interprofessionnel ayant donné lieu à l'adoption de la loi du 2 août 2021, qui a profondément revu les missions des services de santé au travail et concrétisé des avancées, telles que la visite de mi-carrière.
Elle est aussi une étape avant d'autres réflexions qui seront à mener sur la qualité de vie et les conditions de vie au travail. C'est là la deuxième observation que je voulais faire après celle concernant le suivi médical : en réalité, les départs anticipés au titre de la réparation – terme utilisé depuis la loi de 2010 – ne sont pas totalement satisfaisants. Il s'agit d'un droit que nous devons protéger et dont nous devons garantir et simplifier l'accès. Toutefois, de manière plus structurelle, nous partageons tous la volonté de mieux protéger les travailleurs de l'exposition à l'usure et à la pénibilité afin que chacun soit en mesure d'atteindre l'âge légal de départ à la retraite en bonne santé – quel que soit l'avis que l'on porte quant au niveau pertinent de cet âge légal – plutôt que de se satisfaire de départs anticipés avec une santé altérée. Prévenir l'exposition à l'usure professionnelle est le principal intérêt de notre politique en la matière.
Voilà ce que je voulais dire, madame la présidente, en ouverture de ce débat.