En substance, monsieur le président, vous attendez de moi que j'évalue la menace et les enjeux liés à la gestion des détenus terroristes ou radicalisés en détention ; que je vous fasse part de mon appréciation s'agissant de la collaboration entre la DGSI et les autres services, notamment le SNRP ; que je vous transmette les éléments en possession de la DGSI sur l'assassinat à caractère terroriste dont a été victime Yvan Colonna.
Avant toute chose, je tiens à dire que l'extrême gravité des faits pour lesquels Yvan Colonna avait été condamné trois fois par la justice n'enlève rien au caractère insupportable de son assassinat sauvage par un détenu terroriste islamiste.
L'Assemblée nationale doit savoir qu'elle peut compter sur ma volonté totale de coopération et de transparence, comme à chaque fois que je suis entendu par une commission d'enquête parlementaire. J'essayerai ainsi de vous éclairer sur toutes les questions que vous avez évoquées, tout en rappelant deux éléments de méthode qui renvoient au cadre législatif régissant mon activité. D'une part, la DGSI a été, avec la sous-direction anti-terroriste (SDAT), co-saisie de l'enquête sur le meurtre d'Yvan Colonna ; je suis donc tenu au respect du secret de l'instruction. D'autre part, la DGSI étant un service de renseignement, une grande partie de son activité est couverte par le secret. Il me semble néanmoins qu'au cas d'espèce, le secret de la défense nationale ne m'empêchera pas de partager avec vous des éléments sur le profil, le parcours et la dangerosité de Franck Elong Abé. J'ajoute que le ministre de l'Intérieur a été saisi en mai dernier par les juges d'instruction d'une demande de déclassification des éléments relatifs à cette affaire en la possession de la DGSI. Le ministre a transmis ces éléments à la Commission du secret de la défense nationale. Il ne m'appartient pas de m'exprimer au nom de la Commission, mais je sais qu'il s'en faut de quelques semaines avant que le juge d'instruction soit rendu destinataire des éléments couverts par le secret en possession de la DGSI. Je souhaite donc être aussi transparent que possible et que le cadre législatif m'y autorise.
La DGSI est chargée de la protection des intérêts fondamentaux de la nation. À ce titre, nous sommes chef de file en matière de lutte anti-terroriste ; 69 attentats ont été déjoués depuis 2013, dont 63 par l'action de la DGSI. La menace terroriste dont nous avons à connaître depuis trois ou quatre ans émane pour l'essentiel d'individus isolés, souvent sans aucun lien avec une organisation terroriste. Cela complique singulièrement la détection et la prévention d'une menace qui, dans ses formes principales, n'est plus comparable à ce que l'on a connu entre 2013 et 2017, quand sévissaient des cellules projetées extrêmement élaborées. Néanmoins, nous restons très préoccupés par toutes les formes de menaces projetées susceptibles de provenir de l'extérieur – de Syrie et, de plus en plus, d'Afghanistan – et aussi par le fait que des profils endurcis, restés ancrés dans la radicalisation religieuse, sont parfois susceptibles de passer à nouveau à l'acte, soit en détention soit à l'issue d'une période d'incarcération. Je pense notamment à tous les profils dont l'action violente a été entravée par l'action des services de police et qui s'en sont trouvés frustrés ; prévenir la récidive en ce qui les concerne est ce qui nous préoccupe le plus.
La détention d'individus terroristes ou radicalisés entraîne des risques de trois types. Le premier est le risque de passage à l'acte en détention. Depuis 2017, trois actions terroristes ont été commises en détention : l'agression d'un surveillant pénitentiaire par un membre de la famille Taghi, celle qu'ont perpétrée Michaël Chiolo et sa femme à l'encontre de deux surveillants pénitentiaires, l'assassinat d'Yvan Colonna. Mais il faut rapporter ce chiffre à la population carcérale potentiellement porteuse de menaces : à ce jour, les prisons françaises comptent plus de 400 détenus terroristes – ils étaient plus de 500 à une certaine époque. L'administration pénitentiaire doit donc faire face à des enjeux sécuritaires considérables dans la gestion de cette population. Les trois actions terroristes commises sont évidemment horribles, et constituent trois actes de trop. Néanmoins, les rapporter au nombre de détenus susceptibles de commettre ce type d'actes me donne l'occasion de rendre hommage au personnel de l'administration pénitentiaire chargé de la gestion quotidienne de ces détenus, et de saluer notre dispositif pénitentiaire fondé sur l'évaluation – initiale ou en tout cas en cours de détention – en QER de ces détenus particuliers pour permettre ensuite une individualisation : détention ordinaire pour ceux dont on estime que leur personnalité y est compatible, quartier de prévention de la radicalisation, quartier d'isolement.
Ce qu'est la meilleure manière de gérer les détenus terroristes donne lieu depuis des années à des débats constants entre les pays qui ont choisi de privilégier la détention ordinaire pour tous, considérant que c'est la meilleure manière de réinsérer ces détenus, et d'autres qui ont préféré concentrer la population de détenus terroristes dans des quartiers spécialisés. La France a fait un choix équilibré, me semble-t-il, mais surtout adapté à sa population carcérale, car il est plus facile de gérer vingt à quarante détenus que plusieurs centaines. De plus, les praticiens s'interrogent sur le bien-fondé, en termes de sécurité et de réinsertion, de regrouper les détenus terroristes. En bref, il n'y a sans doute pas de système parfait, et le système français, qui évolue d'ailleurs régulièrement, est sans doute l'un des plus efficaces et des plus pertinents en Europe ; il est souvent envié par nos partenaires.
Parce que l'isolement carcéral – l'absence de liens entre les détenus et l'extérieur de la prison – est une fiction, le deuxième risque est celui d'interactions entre des terroristes détenus et l'extérieur, ce que la DGSI doit surveiller. De fait, ces dernières années, certains projets d'actions terroristes – je pense à l'affaire Mbengue en 2017 – associaient un détenu radicalisé et des individus à l'extérieur.
Enfin se pose le risque de la sortie de prison de ces détenus. Depuis le printemps 2018, l'écrou a été levé pour 407 détenus TIS. L'ensemble des détenus condamnés ou mis en cause pour des faits de terrorisme ou de radicalisation qui sortent de détention étant suivis par notre direction, la DGSI a été ou reste chargée de surveiller ces 407 personnes ; cela vous donne l'ordre de grandeur de la tâche à accomplir. Pour la seule année 2022, 97 détenus TIS sont sortis de prison ; pour chacun, la DGSI a organisé un suivi. Par ailleurs, au moins 130 autres détenus TIS ayant purgé leur peine seront libérés d'ici 2025, auxquels s'ajouteront les détenus qui sortiront après aménagement de peine. Cette charge de travail particulière devrait s'accroître au fil des ans, pas forcément numériquement mais parce que commenceront à sortir les détenus les plus endurcis, ceux qui avaient été condamnés aux plus longues peines. Ma conviction est que le plus dur est encore devant nous.
Telles sont les menaces prises en considération. Je souligne que les dispositifs n'ont cessé de s'améliorer ces dernières années. D'une part, les moyens confiés aux différents services ont augmenté. À sa création, en avril 2014, la DGSI comptait 3 200 agents ; son effectif a depuis lors été augmenté de près de 1 700 fonctionnaires, ce qui le porte à 4 900 agents. Certes, tous ne se consacrent pas au contre-terrorisme, mais c'est le rôle d'une partie significative d'entre eux. Nous avons été accompagnés par les majorités parlementaires et les gouvernements successifs, et d'importants dispositifs législatifs ont renforcé l'efficacité de notre action : ainsi de la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, et de la loi du 30 juillet 2021 relative à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement.
Aux plans institutionnel et opérationnel, les services ont appris, par nécessité, à coopérer de manière beaucoup plus efficace. Vous m'interrogez sur la relation de la DGSI avec le SNRP et l'administration pénitentiaire. Le SNRP, de création récente, est aujourd'hui un service à part entière au sein de la communauté du renseignement. Les relations s'articulent à l'échelon central, avec un officier de liaison du SNRP présent à la DGSI et un officier de liaison de la DGSI au SNRP, et les échanges sont quotidiens avec le SNRP au niveau central sur les dossiers les plus sensibles, parce que – c'est une manière de répondre à votre question – nous identifions ensemble les individus qui nous semblent présenter les plus grands risques.
Nos échanges sont aussi très denses au niveau territorial. La DGSI comme le SNRP ont un réseau territorial et chaque semaine ou tous les quinze jours, selon les départements, les préfets réunissent l'ensemble des services au sein des groupes d'évaluation départementaux de la radicalisation islamiste (GED). Les échanges entre SNRP et DGSI sont aujourd'hui fluides. J'ajoute que le SNRP est aussi membre de l'état-major permanent hébergé à la DGSI et qui réunit l'ensemble des services de renseignement sept jours sur sept, 24 heures sur 24, de manière que toute menace détectée par l'un d'eux soit immédiatement partagée au sein de la communauté.
Continuité et fluidité régissent nos relations. La continuité, principe qui ne souffre pas d'exception, veut que lorsqu'un individu suivi par la DGSI est incarcéré, le SNRP soit rendu destinataire de l'ensemble des éléments d'information en notre possession. Évidemment, la réciproque est vraie au moment de la sortie. Continuité et fluidité s'imposent. La typologie des menaces fait que l'on ne saurait dire : « C'est l'affaire du SNRP lorsque la personne considérée est en détention, et l'affaire de la DGSI quand elle est à l'extérieur ». Nous avons besoin, notamment pendant la période de détention, d'échanger quotidiennement et de manière fluide.
Sans m'attarder sur les faits ni sur la saisine rapide du procureur national antiterroriste au lendemain de ces faits, j'en viens à la personnalité de leur auteur. Franck Elong Abé, Franco-Camerounais né le 15 août 1986, était inconnu de la DGSI avant qu'un renseignement partenarial ne nous signale en 2012 la présence d'un Français sur zone, en Afghanistan. Ce signalement n'étant pas corroboré, la DGSI engage avec ses partenaires un travail qui lui permet d'identifier Franck Elong Abé. Arrêté par les troupes américaines le 17 octobre 2012, il est incarcéré à la prison de Bagram, gérée par les Américains.
Le premier point important est qu'avant son départ en Afghanistan, Franck Elong Abé était inconnu des services de renseignement. Il est transféré en France le 19 mai 2014, dans un cadre judiciaire qui n'est pas un cadre judiciaire terroriste. Ayant commis des faits de droit commun, il était sous contrôle judiciaire, contrôle qu'il a violé en quittant le territoire national. C'est donc sur la base d'une violation de contrôle judiciaire qu'il est placé en garde à vue, et c'est alors que le dossier évolue pour prendre un caractère terroriste. Interrogé par la DGSI durant sa garde à vue, Franck Elong Abé est mutique, ne s'explique pas, ne s'exprime que très peu sur son implication et ses agissements en Afghanistan.
Dans le cadre de cette procédure judiciaire, c'est l'exploitation de supports et d'éléments communiqués par un partenaire qui permet de caractériser clairement son rôle de combattant, rôle qui se confirmera lors des auditions de Franck Elong Abé par le juge d'instruction dans la phase ultérieure de la procédure. Selon les éléments versés en procédure et qui apparaissent dans les réquisitoires et les jugements, il est établi qu'il a pris part à des combats. Des photographies le montrent au nombre de combattants en armes ; d'autres éléments attestent qu'il a manipulé des explosifs. Ce parcours est documenté autant que possible, puisqu'il reste muet en garde à vue, mais tous ces éléments sont versés en procédure, et c'est pour partie sur eux que se fonde le tribunal correctionnel pour le condamner à neuf ans de détention le 20 avril 2016. Nous ne découvrons qu'après son retour sur le territoire national son passé de délinquant de droit commun et sa radicalisation – sans doute ses passages en prison n'ont-ils pas arrangé son rapport à l'islam, mais sa conversion date d'un séjour au Canada, quelques années auparavant. Il n'apparaissait pas sur nos radars, et n'était pas signalé comme porteur de menace avant son retour.
Franck Elong Abé est donc incarcéré. Au cours de sa détention, trois éléments ressortent qui rendent très complexe la gestion de ce type d'individus pour un service de renseignement en extérieur et, je l'imagine, pour le SNRP également. Le premier est une très grande fragilité psychologique, avec des antécédents antérieurs à son départ en Afghanistan de prise en charge psychologique ou psychiatrique, de même que pendant sa détention ; c'est donc une personnalité très instable et très impulsive. Peut-être souffre-t-il d'une maladie psychiatrique, mais je n'ai pas accès à son dossier médical. Les services de détention constatent aussi son radicalisme religieux et un ancrage religieux qui ne faiblit pas au cours du temps. Parmi les détenus qui sortent de prison, certains, fort heureusement, se désengagent de l'emprise religieuse, ou en tout cas font un chemin. Ce n'était manifestement pas le cas de Franck Elong Abé, dont le SNRP nous signale régulièrement la radicalisation persistante tout au long de sa détention. Enfin, c'est un individu assez solitaire, entretenant un certain nombre de relations mais néanmoins décrit par tous ceux qui l'ont connu comme étant très seul.
En résumé, Franck Elong Abé est inconnu de la DGSI avant son retour en France. Lors de son retour en France, la DGSI n'a donc pas été en mesure de compléter son profil « dangerosité » par des éléments antérieurs. Tout ce que nous savions, et c'était déjà beaucoup, c'est qu'il avait quitté la France pour l'Afghanistan où il avait joué un rôle actif de combattant ; tout cela ressort des pièces judiciaires. Nous savions aussi qu'il présentait des troubles psychologiques ou psychiatriques avérés le rendant particulièrement instable – je ne reviens pas sur ses hospitalisations d'office lors de sa détention. Si l'on considère le dossier et l'historique de Franck Elong Abé, sa dangerosité a été non seulement établie par la DGSI mais partagée, de très nombreuses fois, dès la phase judiciaire et durant toute sa détention.
Je ne doute pas que vous aurez connaissance des éléments que nous avons transmis à la Commission du secret de la défense nationale, qui seront sans doute déclassifiés. Vous y lirez une partie de nos échanges avec l'administration pénitentiaire, le SNRP au niveau central et lors de nombreux GED ; ils montrent que durant toutes ces années, nous portons une évaluation convergente sur la dangerosité de cet individu. Même si, lors de sa dernière période de détention, à la maison centrale d'Arles, les différents acteurs avaient le sentiment d'un apaisement psychologique, la grande instabilité de Franck Elong Abé reste décrite ; il en est encore fait état dans les semaines qui précèdent son passage à l'acte. D'autre part, sa radicalité religieuse apparaît intacte tout au long de son parcours. Il n'était pas sur la voie du désengagement, comme le montrent de nombreuses observations : « fermé dans sa logique », « règles de pureté », « discours assez dur à l'égard des mécréants » … Enfin, il ressort aussi de ces échanges qu'il ne se projetait pas dans l'avenir : loin d'envisager sa sortie, il montrait une impréparation et un désintérêt préoccupants.
Au sujet de sa radicalité, j'ai évoqué tout à l'heure le secret de l'instruction, mais vous savez sans doute parce que des éléments sont sortis dans la presse que Franck Elong Abé explique son acte criminel par le fait que, à ses yeux, la victime avait blasphémé. Il dit en substance avoir reçu le commandement d'agir, de frapper, et indique qu'il ne se serait pas senti capable d'affronter Dieu sans avoir réagi à ce qu'il a considéré être l'offense faite à la divinité. Rapporter ces propos est une manière de décrire l'ancrage religieux profond de Franck Elong Abé.
Je me réjouis d'être entendu par votre commission. À la suite de cet assassinat, comme il est logique, de nombreuses questions ont été posées qui attendent des réponses. Certaines émanent de l'Inspection générale de la justice (IGJ), d'autres découleront de vos travaux. Mais on a aussi entendu mentionner l'implication supposée de l'État et de ses services – parfois ses services de renseignement – dans cet assassinat. Je ne peux clore ce propos introductif sans dire que de telles allégations sont à la fois ridicules et outrageantes, presque infâmantes. Imaginer qu'un service de l'État, dont celui que je dirige, aurait été susceptible de concevoir ne serait-ce qu'une seconde un acte aussi ignoble ne mérite pas la considération. Je suis donc heureux de pouvoir donner à la représentation nationale les éléments d'explication en ma possession.