Intervention de Thomas Gomart

Réunion du jeudi 19 janvier 2023 à 15h00
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des dirigeants ou des partis politiques français

Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI) :

Permettez-moi tout d'abord de citer un livre d'Alain Dewerpe, EspionUne anthropologie historique du secret d'État contemporain, publié en 1994. Transparence et secret sont les deux côtés d'une même pièce. De même qu'on a besoin de secret médical ou de secret professionnel, on a besoin de secret diplomatique, particulièrement dans les moments comme celui que nous vivons. En phase de conflit, il doit être possible de mener de manière secrète des tentatives de négociation diplomatique. Les relations interétatiques doivent préserver des espaces de secret : c'est tout l'objet d'administrations spécifiques dans un certain nombre de pays. Or ces appareils administratifs sont soumis, dans nos sociétés démocratiques et ouvertes, à des demandes d'explication, d' accountability, de plus en plus pressantes de la part des sociétés civiles. En réalité, le secret n'exclut pas la transparence ; c'est au législateur, notamment, de tracer la frontière entre les deux.

Il est évidemment utile de mieux connaître les systèmes des autres pays. Nous pensons souvent notre politique étrangère et notre politique de sécurité en étant hors sol, en nous fondant sur nos seuls attributs de membre permanent du Conseil de sécurité et de puissance dotée : c'est là un angle mort de notre réflexion stratégique. Il serait au contraire tout à fait essentiel d'effectuer un travail beaucoup plus long et intellectuellement plus ambitieux, qui consisterait à décrire le dispositif des autres pays et à tenter de définir leurs intentions.

Vous avez cité l'exemple de la Russie, que je propose de développer quelque peu. L'évolution du régime de Vladimir Poutine en plus de deux décennies est particulièrement intéressante ; on s'aperçoit rétrospectivement que nous n'avons pas voulu voir certaines bifurcations.

Le règne de Vladimir Poutine commence par un naufrage, celui du Koursk en août 2000. Le président russe n'ayant pas de base politique, il va s'appuyer sur les structures de force, c'est-à-dire sur un triangle formé par le leadership politique, les services de renseignement et les forces armées. Les relations entre ces trois composantes sont d'autant plus difficiles à analyser qu'historiquement, dans le système soviétique, les services de renseignement étaient notamment chargés de surveiller les forces armées. S'y sont greffés des éléments de grande criminalité que Catherine Bolton a décrits de manière très précise.

Surviennent alors la deuxième guerre de Tchétchénie et la révolution orange de 2003-2004 en Ukraine. Dans l'esprit de Vladimir Poutine, ce genre de manifestations, de protestations ne pouvaient être que téléguidées depuis l'extérieur. Après l'élection à la tête de la Géorgie de Mikheil Saakachvili, qui mène la politique étrangère que l'on sait, la diplomatie russe opère un tournant marqué par le discours de Munich prononcé par le président Poutine en 2007 et par l'intervention de l'armée russe en Géorgie en 2008, sur fond de débats otaniens.

Mais la véritable bifurcation du régime russe a lieu en 2012, lorsque Vladimir Poutine retrouve la présidence de la Fédération de Russie après avoir occupé quatre ans la fonction de premier ministre. Une répression, très mesurée au regard de ce qu'on observe aujourd'hui en Russie ou dans d'autres pays, va s'organiser en réponse aux protestations citoyennes de Bolotnaïa contre cette manipulation constitutionnelle. En 2013, on entend expliquer que la Russie et l'Ukraine sont deux pays habités par un seul peuple. S'ensuivent l'annexion de la Crimée et la déstabilisation du Donbass – au fond, le conflit actuel a commencé il y a maintenant plus de neuf ans.

Je pourrais aussi repartir en arrière et revenir sur les années Eltsine et la répression du Parlement en 1993. Peut-être s'agissait-il là aussi d'une bifurcation que nous avons sous-estimée dans nos analyses et qui a précédé la première guerre de Tchétchénie.

Le sentiment antifrançais en Afrique s'explique non seulement par nos propres erreurs, par nos propres défaillances – c'est une dimension qui mériterait d'être analysée très attentivement –, mais aussi par des opérations de manipulation de l'information ayant produit des effets assez rapides dans les opinions publiques africaines. J'en ai moi-même fait l'expérience en discutant avec des collègues africains. Le talent de la diplomatie russe est de présenter la Russie comme un leader du Sud global alors même que ce pays mène actuellement une guerre coloniale en Ukraine.

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