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Intervention de Thomas Gomart

Réunion du jeudi 19 janvier 2023 à 15h00
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des dirigeants ou des partis politiques français

Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI) :

Les circonstances un peu difficiles de cette journée de grèves ont empêché M. Thierry de Montbrial de répondre à votre invitation : il m'a donc demandé de représenter l'IFRI devant votre commission d'enquête.

Vous avez sollicité mon analyse de la situation géopolitique actuelle et de l'évolution des formes d'ingérence que la France et, plus généralement, les États démocratiques doivent affronter. Je ferai cet exposé du point de vue qui est le mien, celui d'un directeur de think tank. Ce secteur fonctionne grâce à des échanges constants et repose sur un principe de coopération avec des pairs étrangers, quel que soit le pays où ils travaillent. Autrement dit, l'univers des think tanks tel que nous le concevons à l'IFRI est fondamentalement ouvert.

Je pourrais sans doute répondre sans trop de difficultés à votre demande d'analyse géopolitique, mais il me sera plus difficile de parler d'ingérence car cette notion renvoie, à mon sens, à des manœuvres secrètes qui ne sont pas compatibles avec le secteur ouvert que je viens d'évoquer. Je parlerai davantage des stratégies d'influence, à savoir des tentatives de faire évoluer le comportement de certains acteurs sans recourir à la force. Je comprends que vous ayez un débat sur ces différentes notions – mon collègue Frédéric Charillon, que vous auditionnerez aussi cet après-midi, sera davantage capable de vous éclairer.

Je ferai cet exposé en m'appuyant sur mes propres travaux, que vous avez eu la gentillesse de citer, et sur ceux de mes collègues de l'IFRI.

Après vous avoir proposé un cadre d'analyse synthétique de la situation géopolitique, j'essaierai d'identifier quatre grandes évolutions des formes d'influence, d'ingérence ou d'action extérieure, puis je me pencherai plus spécifiquement sur les stratégies militaires d'influence, un thème sur lequel l'IFRI a mené des travaux récemment.

S'agissant tout d'abord de la situation géopolitique actuelle, nous nous situons au chevauchement de deux cycles stratégiques. Nous sortons du cycle de la lutte contre le djihadisme, marqué par une approche très asymétrique, pour entrer dans celui de la compétition de puissances. Si ce cycle réapparaît en tant que tel dans la doctrine, nous n'en étions en réalité jamais vraiment sortis – pour des raisons sur lesquelles je pourrai revenir, nous avons cependant eu tendance, dans l'univers qui est le mien, à minorer les questions stratégiques. De même, je ne pense pas du tout que nous en ayons fini avec la lutte contre le djihadisme. Le fait que nous nous situions simultanément dans ces deux cycles a des conséquences en termes d'influence et d'ingérence. Notre pays fait face à une dégradation de son environnement stratégique plus rapide que les experts ne l'avaient prévu. Lors de l'élaboration de la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale 2017, à laquelle j'ai participé, un certain nombre de phénomènes avaient été identifiés, mais l'accélération due notamment à la guerre en Ukraine est tout à fait marquante.

J'aimerais maintenant souligner un enchevêtrement et deux découplages, qui en annoncent peut-être un troisième.

Dans les livres que vous avez mentionnés, j'ai essayé de décrire un enchevêtrement entre ce qui relève des affaires intérieures et des affaires extérieures, entre ce qui relève d'acteurs publics et d'acteurs privés, entre ce qui relève de logiques locales et de logiques globales. Tout cela crée un niveau de complexité très difficile à appréhender par l'analyse.

Deux grands découplages permettent de caractériser la situation géopolitique qui est la nôtre. Le premier est le découplage entre la Chine et les États-Unis dans certains segments du domaine technologique. Il n'y a cependant pas de divergence complète entre ces deux pays en matière économique : nous sommes face à deux économies siamoises qui, à mon avis, vont le rester. Le deuxième découplage, beaucoup plus récent, a des effets immédiats sur l'économie politique internationale et notre situation intérieure : c'est le découplage énergétique entre la Russie et l'Union européenne à la faveur de la guerre d'Ukraine. Je vois se dessiner un troisième découplage entre les pays industrialisés et les pays du Sud global – une notion contestée par notre diplomatie –, qui portera sur le concept d'injustice climatique.

Pour décrire le contexte géopolitique de la manière la plus synthétique qui soit, je vous proposerai quatre pistes de réflexion.

Premièrement, nous sommes confrontés à une accélération de la contrainte environnementale qui entraînera des déplacements de populations, des tensions accrues sur les ressources et une multiplication des crises naturelles. Pour résumer les choses en une formule, l'Ukraine est détruite par les armes russes mais le Pakistan l'est par les inondations. Nous devons donc essayer de faire preuve de réalisme environnemental en comprenant que les questions de climat, de biodiversité et de pollution, qui renvoient certes à la notion de biens communs, sont aussi de plus en plus le terrain de confrontations entre différentes logiques nationales et de renationalisations de stratégies. Pour le dire autrement, la Chine et les États-Unis subordonnent aujourd'hui leurs politiques climatiques et numériques respectives à leur rivalité stratégique. Cela rend le positionnement des Européens, qui appréhendent davantage ces sujets par le biais de logiques coopératives, très délicat.

Deuxièmement, nous assistons à une accélération de la propagation technologique, c'est-à-dire de la propagation d'outils d'autonomisation (empowerment) – en ce qu'ils permettent à chacun de produire ses propres médias –, de coopération, mais aussi de coercition. Les individus, les organisations et les États ont beaucoup de mal à naviguer dans ces emboîtements de juridictions et de souverainetés et à distinguer, parmi ces outils, ce qui relève de la coopération et ce qui relève de la coercition. L'usage d'un ordinateur HP pour le secrétariat de cette commission d'enquête n'est pas le même qu'à l'aéroport de Moscou-Cheremetievo, par exemple.

Troisièmement, en dépit d'une dynamique d'hyperconnexion, nous observons une fragmentation politique et sociale, une archipélisation des sociétés. Les inégalités sont croissantes, tant entre les pays ou les régions du monde qu'au sein d'un même pays. Cette fragmentation politique et sociale aboutit à des formes de confrontation cognitive que l'on retrouve à la fois dans les modes de consommation et dans les modèles politiques. La mise en données de toutes nos actions individuelles et collectives va continuer à croître de manière exponentielle. Dans Le Premier XXIe siècle, Jean-Marie Guéhenno relève une convergence entre les entreprises technologiques et le Parti communiste chinois (PCC), qui « se retrouveraient dans la même ambition de contrôler les esprits jusqu'au point où le confort aura fait oublier la servitude ». Il s'agit là d'un sujet très important pour votre commission d'enquête, dans la mesure où il pose la question de la cohésion nationale. Il faut se demander comment cette dernière réagit à la mise en données du monde et dans quelle mesure elle est victime des tentatives d'ingérence ou des stratégies d'influence d'acteurs extérieurs.

Quatrièmement, il convient de citer les quatre principaux chocs à venir, qu'ils soient de nature géostratégique ou géoéconomique. L'Union européenne a du mal à se positionner dans la rivalité entre la Chine et les États-Unis : ainsi, en novembre dernier, le chancelier Scholz s'est rendu à Pékin quand le président Macron est allé à Washington. Par ailleurs, on peut se demander s'il n'y aura pas, dans le capitalisme global, une sorte de remplacement de la Chine par l'Inde, un pays qui s'affirme et sur lequel nous devrions beaucoup plus travailler. Il faudra aussi scruter l'évolution de la Russie et de l'Iran, qui sont désormais les deux pays les plus sanctionnés au monde ; ils présentent un certain nombre de convergences s'agissant de leur appareil d'État et de leur appareil répressif, mais aussi des différences profondes quant à l'évolution de leurs sociétés civiles respectives. Je souligne enfin l'importance des puissances régionales : dans le livre que je publie aujourd'hui, je m'intéresse notamment à l'Arabie Saoudite et à la Turquie, qui affichent des ambitions de transformation de leur environnement.

Je m'efforcerai maintenant de décrire, de manière très synthétique, les principales évolutions des formes d'action que je peux observer. Dans mon livre Guerres invisibles, je les ai résumées en quatre verbes : numériser, innover, dissimuler, contrôler.

Numériser, tout d'abord. Après la mise en place du Safe Harbor aux États-Unis, il a fallu dix-huit ans à l'Union européenne pour adopter le règlement général sur la protection des données (RGPD). Au cours de ces dix-huit années, il s'est produit, pour paraphraser Karl Marx, une accumulation primitive des données. Surtout, nous avons compris que nous étions désormais confrontés à un « capitalisme de plateforme » qui, par divers canaux, cherche à prendre le contrôle de l'appareil productif. Quand on n'a pas de plateforme, on est fondamentalement tributaire de celles des autres. Certains analystes comme Shoshana Zuboff pensent que ce capitalisme de plateforme est en train d'aboutir à un « capitalisme de surveillance » où l'extraction, le stockage et l'exploitation des données, qu'elles soient individuelles ou collectives, sont au cœur de l'activité économique. Cela me conduit à une observation qui, à mon sens, reviendra souvent au cours de vos travaux : celle d'une hyperconcentration du pouvoir dans les mains d'un petit nombre d'acteurs économiques, que l'on résume très souvent et peut-être trop rapidement aux GAFAM américains – Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft – et aux BATX chinois – Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi. On peut également mentionner le rôle de Huawei concernant la 5G.

Innover, ensuite. Historiquement, il existe un lien très direct entre le niveau de dépenses militaires et la capacité d'innovation. Or les GAFAM disposent désormais de capacités d'investissement, en recherche fondamentale comme en recherche appliquée, supérieures à celles des États, en particulier des États européens – pour les BATX, ce point est beaucoup plus difficile à déterminer. Traditionnellement, l'innovation est d'abord militaire avant de trouver des applications civiles, mais le mouvement est en train de s'inverser. Dans les domaines de l'intelligence artificielle et du software, les Européens sont très absents. Nous nous trouvons face à deux complexes militaro-numériques : le complexe américain, que nous comprenons car il repose encore sur une séparation des pouvoirs, et le complexe chinois, que nous avons beaucoup plus de mal à comprendre.

Dissimuler, maintenant. Un certain nombre d'États conservent et entretiennent des capacités de dissimulation, lesquelles demeurent un attribut de puissance à l'ère de la transparence réclamée par les sociétés civiles. On peut citer la prolifération nucléaire, qui s'est notamment réalisée – en tout cas pour ce que nous en comprenons à partir de travaux ouverts – par le réseau Khan, ou encore l'action des services de renseignement, à propos de laquelle je ne peux m'exprimer puisqu'elle est, par définition, secrète. On peut en revanche essayer de réfléchir sur les « mesures actives », une notion développée par la Russie pour désigner des opérations de manipulation menées directement ou indirectement par un service de renseignement. Je vous renvoie aux travaux de Thomas Rid, qui a récemment publié un livre très au point sur ce sujet.

Contrôler, enfin. Cette action passe par différents canaux : je pense notamment à toute l'ingénierie financière liée au dollar, ou encore à l'arme fiscale – certains parlent de « Bermuland » en référence aux dispositions fiscales offertes par les Bermudes et l'Irlande –, qui fait que 60 % des profits réalisés par les multinationales américaines en dehors du territoire des États-Unis sont déclarés dans des pays à fiscalité réduite. Ce contrôle s'exerce aussi sur l'élaboration des normes par les agences onusiennes, un domaine dans lequel les Chinois investissent fortement. Je citerai encore l'arme juridique, le lawfare, auquel nous avons consacré un certain nombre de travaux, ainsi que la pratique des sanctions et contre-sanctions qui régit aujourd'hui une partie de la vie internationale.

Le troisième et dernier volet de ma présentation porte sur les stratégies militaires d'influence. Je m'appuierai sur une étude de mes deux jeunes collègues Élie Tenenbaum et Laure de Roucy-Rochegonde dans le cadre de l'Observatoire des conflits futurs, animé par l'IFRI en lien avec les trois états-majors d'armée. Quatre acteurs ont été étudiés : l'État islamique, les États-Unis, la Russie et la Chine.

L'« Appel à la résistance islamique mondiale » lancé en 2004 par Moussab al-Souri a d'abord été mis en ligne, ce qui a facilité sa diffusion. Dix ans plus tard, l'État islamique disposait de plus de 40 000 comptes Twitter actifs. Ainsi, pendant dix ans, les djihadistes ont bénéficié d'une forme d'impunité liée au concept de neutralité du Net – ce constat rejoint les débats actuels sur la possibilité de retirer des contenus des plateformes. En 2015, au moment de l'attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, 19 000 sites français ont fait l'objet d'attaques simultanées. Les réseaux sociaux ont été, pour les djihadistes, un outil de recrutement particulièrement performant.

S'agissant des États-Unis, on constate une convergence cyberinformationnelle et une coopération très poussée avec le secteur privé. Le cloud proposé par les entreprises technologiques américaines s'avère très efficace par rapport à ceux des prestataires d'autres pays, qui ne pourront jamais offrir la même qualité de service compte tenu des investissements nécessaires et surtout de l'avance prise par leurs concurrents américains. Cela emporte évidemment d'importantes conséquences pour les acteurs économiques et un certain nombre d'acteurs publics européens.

En Russie, où l'on observe une continuité entre les traditions impériales, soviétique et post-soviétique, des opérations de manipulation de l'information sont pilotées par l'appareil de sécurité, en réaction très forte aux révolutions dites « de couleur », au printemps arabe et évidemment aux événements d'Ukraine en 2014, qui ont conduit les Russes à faire preuve d'un activisme sans équivalent dans l'usage des réseaux sociaux et la création de médias dédiés. On pense en particulier à Russia Today (RT) et à Sputnik, dont la ligne éditoriale consiste surtout à exploiter les clivages internes des démocraties occidentales pour démontrer l'inefficacité prêtée à ce système politique. En juin 2017, Vladimir Vladimirovitch Poutine félicitait les « hackers patriotiques », ces groupes de corsaires très liés à l'appareil d'État et conduisant des opérations d'envergure. On peut mentionner l'usine à trolls connue sous le nom d' Internet Research Agency créée par Evgueni Prigojine, lequel est également à l'origine du groupe Wagner.

La République populaire de Chine revendique officiellement le terme de propagande ; le PCC, arrivé au pouvoir au terme d'une guerre révolutionnaire, lui a même dédié un département très puissant du Comité central, qui contrôle directement un certain nombre de médias comme Xinhua. L'Armée populaire de libération (APL) a élaboré les concepts de guerre de l'opinion publique – tant chinoise qu'internationale –, de guerre psychologique contre les combattants adverses et de guerre juridique passant par le lawfare.

Si j'ai souhaité consacrer le dernier volet de mon exposé aux stratégies militaires d'influence, c'est aussi parce que ce sujet est désormais pris en compte par notre appareil d'État. Fin 2021, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères a publié une « Feuille de route pour l'influence de la diplomatie française ». Plus récemment, dans le cadre de la revue nationale stratégique présentée en novembre 2022, une sixième fonction stratégique, la « fonction influence », a fait son apparition, sans doute en réaction aux stratégies d'influence conduites par d'autres puissances.

L'erreur méthodologique à ne pas commettre serait de dissocier, comme l'ont probablement trop fait les experts – je ne parle pas de ceux de l'IFRI –, les logiques de puissance de celles d'influence. Pour la plupart de nos partenaires comme de nos compétiteurs, les deux concepts sont intimement liés.

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