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Intervention de Benoît Ribadeau-Dumas

Réunion du jeudi 19 janvier 2023 à 17h00
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la france

Benoît Ribadeau-Dumas, Directeur de cabinet du Premier ministre (2017-2020) :

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs, vous nous avez envoyé un questionnaire préalablement à cette audition pour connaître notre position sur la situation actuelle, son évolution et ce qui a été mis en place entre 2017 et 2020.

Premièrement, lorsque nous sommes arrivés en mai 2017, le Président de la République avait été élu avec des engagements très forts sur l'accélération de la sortie des énergies fossiles. D'autres engagements avaient également été pris sur la baisse de la part du gaz, contrairement à de nombreux autres pays qui l'utilisaient comme énergie de transition.

Deuxièmement, nous n'avions pas encore effectué de hiérarchisation entre les énergies renouvelables (ENR) et aucune trajectoire budgétaire cohérente n'avait été établie pour mettre en œuvre les annonces du gouvernement précédent. Nous traitions, à cette époque, de la remise en œuvre du métro du Grand Paris, qui représentait environ 38 milliards d'euros, et du coût des six champs d'éoliennes off-shore, qui correspondait à un montant similaire. Cet enjeu budgétaire énorme asphyxiait d'ailleurs le budget des ENR alors qu'il était encore nécessaire de payer le coût du solaire lancé sous Jean-Louis Borloo. Par conséquent, nous devions dessiner une trajectoire budgétaire cohérente avec les annonces sur les ENR.

Troisièmement, Monsieur Verwaerde disait que le nucléaire en France était un « nucléaire honteux ». En effet, il était prépondérant dans la production électrique, mais il n'était pas complètement assumé. Le nucléaire était d'ailleurs en perte de vitesse dans le monde, comme le prouvent les décisions belge, hollandaise, allemande et italienne. Le gouvernement précédent nous avait légué une trajectoire qui prévoyait d'atteindre le taux de 50 % de nucléaire à horizon 2025. Cependant, ce chiffre n'était pas assumé dans la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) et il ne correspondait pas au business plan des entreprises. Il nous revenait donc de ramener une certaine cohérence dans ce contexte, car il était difficile de penser le futur alors que les objectifs inscrits dans la loi n'étaient pas assumés. La majorité s'inscrivait globalement dans cet équilibre qui visait le plus possible d'énergies renouvelables, le moins possible d'énergies fossiles et la réduction de la part du nucléaire. Nicolas Hulot, alors ministre de l'écologie, portait également cette conviction.

Quatrièmement, EDF se trouvait en mauvaise situation, notamment du point de vue financier. De plus, l'entreprise entretenait de nombreux conflits avec l'Europe et les fortes difficultés rencontrées par le nouveau nucléaire minaient la confiance de la société en elle-même. Je regrette aussi que nous n'ayons pas détecté suffisamment tôt les difficultés de maintenance. En effet, le parc n'a jamais atteint les niveaux de disponibilité attendus. Par ailleurs, EDF entretenait une relation qui n'était pas saine avec ses autorités de tutelles. L'entreprise n'était toutefois pas réellement soutenue par les ministères. EDF, comme Total, est une entreprise dont le pays a besoin, mais qu'il se plaît à critiquer en permanence. EDF avait le sentiment d'être incomprise et que sa faute provenait de cette situation de malentendu.

Cinquièmement, le mégawattheure coûtait 30 euros en 2015 et 2016, mais son prix commençait à remonter légèrement lorsque nous sommes arrivés en 2017. À cette époque, l'accès régulé à l'énergie nucléaire historique (ARENH) était devenu une forme de protection pour EDF, même si l'entreprise était atteinte dans son compte d'exploitation par ces très bas prix du marché. Nous nous trouvions alors davantage dans une situation de surcapacité, car les prix étaient extrêmement bas, nous pouvions exporter énormément et notre consommation avait connu une certaine stabilité depuis deux ou trois ans. Certaines administrations et instances estimaient que nous rentrions dans une période nouvelle de consommation stable qui fut au cœur des discussions.

Entre 2017 et 2020, nous avons donc essayé de nous mettre en cohérence des objectifs atteignables et d'inscrire des jalons précis, différents des totems politiques, dans la PPE. Celle-ci portait déjà les germes de l'ensemble des décisions prises par la suite. Nous avons également dû nous pencher sur le sujet de Fessenheim et nous avons essayé d'améliorer la situation d'EDF sur les plans industriel, financier et de régulation, sujet sur lequel notre succès fut sans doute le plus modeste. Par ailleurs, nous avons opéré des choix en matière de recherche.

Dès le mois de novembre 2017, Édouard Philippe s'est battu afin que l'objectif de 50 % de nucléaire fixé à horizon 2025 soit repoussé à 2035. Pour sortir de cette incohérence entre des objectifs totémiques et des objectifs réalistes, nous avons avancé que nous ne nous inscrivions pas dans cet objectif dès novembre 2017. En effet, nous souhaitions réfléchir sereinement à notre PPE. Nous avons également essayé de réaliser une hiérarchisation des ENR, ce qui nous a menés à identifier celles qui étaient les plus rentables économiquement et les plus facilement déployables. Par conséquent, nous avons pris des décisions difficiles sur l'hydrolien et nous avons renégocié les six champs off-shore, en baissant les prix de 30%, car les prix des industriels étaient devenus inabordables, ainsi que les dispositifs permettant aujourd'hui à l'État de profiter de la manne des hausses de prix pour les ENR.

En novembre 2018, le Président de la République avait annoncé que la très grande majorité des réacteurs atteindraient leur cinquième visite décennale et que la moitié d'entre eux iraient au-delà. Cependant, il est nécessaire que l'ASN l'autorise et qu'aucun effet de série tel que la corrosion sous contrainte ne survienne. Nous avions alors dessiné une trajectoire qui se basait sur les courbes de RTE, qui prévoyaient au mieux une stabilité. Cependant, RTE avait complètement revu sa proposition trois ans plus tard. Nous avions cependant toujours pensé que ces courbes étaient trop optimistes au sujet de notre capacité à réaliser des économies d'énergie et que, par conséquent, il était risqué de se baser uniquement sur celles-ci. Dès lors, dans la PPE, toutes les décisions prises sur les potentiels arrêts de réacteurs sont subordonnées à des revues. Elles ont donné lieu à l'étude « Futurs énergétiques », sortie après notre départ et qui propose une revue intégrant nos objectifs d'électrification et une vision plus réaliste sur les efforts de consommation d'énergie. En outre, elle présente une nouvelle courbe qui reprend une tendance assez séculaire d'indexation sur la croissance.

La PPE contenait aussi certaines mentions sur le nouveau nucléaire, qui ont été difficiles à négocier dans ce contexte d'équilibre politique. Cette PPE prévoyait qu'une décision soit prise sur le sujet en 2021 : elle est finalement intervenue lors du discours de Belfort en 2022. Nous avions réellement la volonté de continuer à approfondir un certain nombre d'expertises, car les décideurs politiques et leurs conseillers doivent élucider différents éléments, tels que la confiance dans le nouveau nucléaire, son prix, son design et le moment de sa sortie. Dès lors, le Président de la République a souhaité être sûr que le nouveau nucléaire fonctionnait avant de le confirmer.

En outre, nous souhaitions pousser l'analyse scientifique jusqu'au bout, car certaines personnes ne croyaient pas à la possibilité du 100 % ENR. Pour ce faire, nous voulions documenter le sujet et faire progresser le degré de prise de conscience collective. Nous souhaitions également qu'EDF règle un certain nombre de ses problèmes industriels et que la filière se structure. Entre les annonces de 2018 et la projection de décision en 2021, certains jalons administratifs, techniques et d'expertise ont dû être posés et ils ont fait progresser la prise de conscience. En synthèse, nous avons choisi d'établir des faits qui serviraient de support aux choix politiques plutôt que de poser ceux-ci d'abord, et devoir tordre la réalité ensuite.

Par ailleurs, nous avons dû mettre en œuvre la fermeture de Fessenheim en 2020 et nous avons pris d'importantes décisions en termes de recherche. L'indignation académique était certainement sincère, mais les décisions prises n'étaient pas irréfléchies. Pour rappel, nous avions terminé le réacteur d'essai militaire, qui a contribué à la recherche, et nous avons pu sauver ITER, le réacteur thermonucléaire expérimental international, car Édouard Philippe a personnellement négocié avec le département d'énergie américain et d'autres pays. Nous avons aussi sauvé le réacteur Jules Horowitz (RJH), qui à court terme, est plus important pour la filière qu'ASTRID (Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demontsration), auquel nous avons certes renoncé. Cette décision a été prise dans le cadre d'un examen approfondi des priorités du CEA, d'une consultation des acteurs de la filière et d'un conseil de politique nucléaire, qui n'a pas remis en cause les fondements du cycle fermé du combustible, sujet sur lequel nous avons accompagné de nouveaux programmes de recherche. Nous estimions effectivement nécessaire de mener des recherches sur le combustible avant de lancer ce réacteur qui représentait un budget de 7 milliards d'euros, ce qui n'était pas raisonnable pour le CEA.

En conclusion, il me semble que nous n'avons pas suffisamment accompagné EDF dans sa transformation financière, industrielle et de régulation, même si de nombreux efforts financiers ont été consentis pour cette entreprise. Je regrette que nous n'ayons pas pu mener l'ensemble des chantiers sur EDF, notamment relatif au projet Hercule et à la réglementation européenne. Ces sujets figuraient au programme de l'année 2020, qui a assisté à l'émergence du Covid-19. Le chantier sur EDF reste donc ouvert, mais celui-ci est avant tout industriel. Je respecte énormément cette entreprise et je considère qu'elle n'a pas toujours été aidée par les gouvernements ainsi que la réglementation européenne, mais il est important de régler ce problème industriel. Le marché, l'ARENH, l'Europe et le Gouvernement n'expliquent pas à eux seuls les problèmes rencontrés par EDF. En effet, le marché n'est pas responsable de l'indisponibilité des réacteurs et le marché européen a longtemps représenté une chance pour EDF. Par ailleurs, l'ARENH doit être rénové, notamment par la fin des aberrations du droit d'option des fournisseurs alternatifs ainsi qu'au moyen d'une indexation plus raisonnable. Cependant, l'ARENH représente un instrument sain de protection du consommateur. De plus, même si les critiques sur EDF compliquent sa tâche de recrutement, certaines entreprises, comme Total ou les producteurs de plastique, connaissent la même situation tout en disposant des meilleures conduites de projet du monde.

EDF a maintenant un nouveau patron remarquable et il est nécessaire d'être attentif sur le fait que, dans le cadre de sa transformation et de sa nationalisation, l'entreprise ne devienne pas un arsenal soumis à quatre tutelles de l'État et trois autorités administratives indépendantes. En effet, nous ne devons pas oublier que le but de l'opération est de retrouver l'excellence industrielle d'EDF. De plus, j'estime que le marché européen présente des avantages, mais il doit être complété par une PPE européenne afin de coordonner les choix énergétiques. En revanche, si une hétérogénéité des choix en matière énergétique est admise, il est nécessaire de tenir compte d'une adaptation de la tarification en fonction des choix des États. On ne peut pas payer le prix marginal du gaz, quand on a décidé de ne plus dépendre du gaz.

Nous rencontrons par ailleurs un sujet d'éclatement et de politisation de l'expertise. Nous devons nous montrer attentifs à ce que chacun reste dans son rôle. En effet, les services administratifs présentent des faits objectifs et étayés aux responsables politiques. Il est cependant problématique que ces faits soient parfois tordus pour correspondre à des présupposés, qui peuvent d'ailleurs être valables ou respectables. Nous ne pouvons pas admettre qu'il soit demandé aux sachants de se taire ou de modifier leurs résultats, car leurs conclusions déplaisent. Je ne suis pas certain qu'il ait existé un âge d'or de l'expertise nationale et, aujourd'hui, nous menons de très nombreuses enquêtes publiques, notamment pour l'élaboration des PPE. Cependant, les personnes amenées à fournir les faits objectifs font souvent l'objet d'une politisation.

Par conséquent, le Gouvernement manque d'un lieu où il peut être possible que les faits soient fournis aux décideurs politiques. Il est cependant nécessaire que le système ne laisse personne orphelin. Dans le cadre de la PPE, certains acteurs défendaient une trajectoire rapide de décarbonation de l'énergie et Bercy se souciait de la situation d'EDF. Cependant, le ministère de l'économie devrait davantage se soucier du prix de l'énergie pour l'industrie, qui constituait un atout compétitif de la France par le passé. Il est, par conséquent, nécessaire que tous les intérêts légitimes soient bien exprimés dans l'organisation de l'État, comme il est important de se montrer constant, réaliste, pragmatique et souple pour établir une bonne politique énergétique. Les Allemands ont plutôt l'habitude de protéger d'abord leur industrie et, ensuite, les consommateurs ; en France, des chèques sont distribués aux consommateurs, mais il est nécessaire de se pencher sur les décisions qui les protégeront davantage sur le long terme. En synthèse, il est nécessaire de reconfigurer la politique énergétique en fonction des circonstances plutôt que de s'enfermer dans de grands totems.

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