Je m'intéresse surtout à la façon dont les sujets de développement durable et de transition écologique sont reçus et appropriés par les territoires. Je m'intéresse aussi à la façon dont les administrations publiques territoriales s'efforcent de se montrer exemplaires avant d'accompagner les territoires.
The Shift Project est une association créée il y a une douzaine d'années par M. Jean Marc Jancovici, dont l'objet est d'influencer les entreprises et de les encourager à s'emparer du sujet de la décarbonation, pour des raisons climatiques que tout le monde connaît, mais aussi pour des raisons de dépendance à des ressources naturelles finies. Le « Shift » documente la dépendance de toute la société aux énergies fossiles et la difficulté de s'en affranchir.
Le Shift a d'abord travaillé avec un prisme économique en s'intéressant, secteur économique par secteur économique, à la façon de respecter l'engagement de la France d'atteindre la neutralité carbone en 2050. Très concrètement, le Shift s'intéresse aux flux d'énergie et de matériaux et aux compétences qu'il est nécessaire de mobiliser, et il établit des plans d'action pour atteindre cet objectif.
Depuis environ deux ans et demi, nous nous intéressons à ce qui se passe dans les territoires : c'est là que les bouleversements climatiques ou liés aux crises énergétiques se manifestent ; c'est là que les ressources à mobiliser sont présentes ; enfin, c'est l'espace de proximité avec les citoyens. Les élus de proximité sont très attentifs à l'acceptabilité des choix et des décisions qu'ils vont devoir prendre. Travailler à l'échelle des territoires permet de partager les diagnostics avec les citoyens et de coconstruire les réponses les plus adaptées.
Pour mobiliser au mieux ces acteurs territoriaux, le Shift est adossé à une autre association, les « Shifters », qui sont plus de vingt mille en France et qui constituent un relais essentiel pour les travaux du Shift. Les Shifters ont leur propre agenda et leurs propres initiatives. Ces deux associations sont distinctes, mais l'une porte et soutient les actions de l'autre.
Nous nous adressons aux élus territoriaux – moins à ceux qui sont déjà convaincus qu'aux autres… – à travers une campagne de sensibilisation portée par les Shifters ainsi que par d'autres associations partenaires (France Urbaine, Association des petites villes de France, Villes de France, Intercommunalités de France, Association nationale des élus du littoral), qui sont les représentants nationaux des collectivités que nous cherchons à mobiliser. Dans nos travaux, nous distinguons les territoires par catégorie : villes, campagnes, métropoles, montagne, littoral, Outre-mer.
Nous mettons souvent en avant la nécessité de montrer l'exemple, pour deux raisons : la première est qu'en s'appliquant à soi-même un certain nombre de principes et de recommandations, on apprend beaucoup, ce qui aide à bâtir des politiques adaptées pour aider les autres acteurs ; la seconde raison est la crédibilité.
Le premier message, qui est peut-être aussi le principal, porte sur la nécessité de bien comprendre le problème. Ce n'est pas parce que nous parlons d'un sujet en permanence que nous en avons bien compris la complexité, ni saisi les interdépendances entre les questions climatique, énergétique, d'épuisement des ressources et de vulnérabilité. La compréhension de ces enjeux doit être la plus partagée possible. Dans une organisation, cette préoccupation doit figurer à l'agenda et apparaître comme un sujet transversal : la transition écologique impacte toutes les politiques, tous les secteurs, tous les sujets. Il faut que cette réalité transparaisse dans l'organisation.
Le monde que nous avons connu, qui était caractérisé par un climat relativement stable et par des ressources dont la disponibilité n'était pas remise en cause, a disparu. Le climat est désormais instable – et cela pour longtemps, quoi que nous fassions. Les bouleversements climatiques vont se multiplier, même si nous arrêtons demain d'émettre des gaz à effet de serre. Je rappelle, à ce sujet, que c'est la combustion des énergies fossiles qui est la principale responsable du dérèglement climatique. Par ailleurs, les ressources vont être de plus en plus contraintes. Le risque de pénurie est réel et l'accès aux métaux rares, dont nous avons absolument besoin pour décarboner notre société et notre économie, sera de plus en plus difficile. Désormais, il nous faudra donc vivre avec cette instabilité, cette incertitude et cette contrainte forte sur les ressources.
Pour être résilients dans un tel contexte, il ne suffit pas d'anticiper les crises et d'y faire face du mieux possible : il faut absolument se transformer. Les crises ayant vocation à se poursuivre, mais aussi à être de plus en plus intenses et violentes, notre vulnérabilité ne peut être réduite que si nous transformons énormément de choses. Cette transformation s'appelle « l'adaptation », laquelle doit être conciliée avec « l'atténuation », qui suppose de s'attaquer aux causes, c'est-à-dire à la dépendance aux énergies fossiles ; in fine, elle s'appelle aussi « sobriété ».
Le Shift Project est, pour l'essentiel, une association d'ingénieurs : nous étudions, secteur par secteur, tout ce que l'on peut attendre de la technologie – de l'efficacité énergétique, de l'électrification des usages, autant de choses qui nous permettront de ne pas changer l'usage. Une fois que nous avons regardé ce que la technologie nous permettait de faire, nous comprenons que nous n'y arriverons pas sans un changement des usages, sans la sobriété. Il ne s'agit pas seulement d'électrifier les voitures, mais d'en limiter le nombre et de leur préférer le vélo ou la marche. Il s'agit aussi de transformer nos pratiques d'alimentation, de changer notre aménagement du territoire, de rapprocher les fonctions des territoires pour limiter les besoins de déplacement.
Notre première recommandation est donc de partager les enjeux et le diagnostic. Nous encourageons les collectivités à investir dans cette compréhension des enjeux, dans la formation des agents et des élus, dans l'expertise permettant de documenter les enjeux et à les appliquer à leur propre territoire. Pour une organisation, il peut s'agir d'établir des bilans carbone. Il est intéressant de ne pas se limiter à un discours autour de la lutte contre le réchauffement global de la planète, mais de lier le sujet à des enjeux locaux et concrets : avant de lutter contre le réchauffement global, c'est pour répondre à des enjeux de sécurité et de bien-être très concrets que les décideurs locaux doivent se mobiliser… parce que le dérèglement climatique a des conséquences immédiates et fortes sur les territoires, parce que la crise énergétique est une réalité et touche énormément de populations et parce que les infrastructures sont menacées.
Nous essayons d'avoir un discours fort sur la compréhension des enjeux et sur l'investissement dans une compréhension partagée : plus nombreuses seront les personnes convaincues de l'ampleur des enjeux et de l'ampleur des transformations à opérer dans les politiques, plus les changements seront facilités.
Si nous faisons l'analogie avec des administrations territoriales, l'Assemblée nationale peut montrer l'exemple par des actions très concrètes sur son patrimoine, la mobilité de ses agents et celle des personnes qui vont voir leur député. Elle peut agir sur la commande publique, qui est un levier gigantesque. La commande publique locale, territoriale, représente les deux tiers de la commande publique nationale. La nature même de la commande est un levier pour se décarboner et montrer l'exemple. Vous avez forcément des agents déjà engagés : plus vous encouragerez leurs initiatives, à l'intérieur comme à l'extérieur de votre maison, plus vous pourrez espérer que la compréhension, l'énergie et l'envie d'agir se diffuseront et se traduiront par des évolutions pratiques. Cela peut consister aussi à encourager les collectivités à travailler de façon transversale.