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Intervention de Général Philippe Adam

Réunion du mercredi 14 décembre 2022 à 11h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général Philippe Adam, commandant de l'espace :

Non, il se poursuit. Il me semble que Odin's Eye, qui est la composante spatiale de surveillance ou d'alerte avancée, est sous lead allemand. Ce sont eux qui traitent le sujet. Nous avons malheureusement eu une mauvaise surprise sur les intercepteurs ; le sujet nous échappe, mais il se poursuit. Donc, si l'on fait confiance à l'Europe, nous devrions y arriver.

S'agissant des partenariats et du développement en commun de capacités, je reste très prudent. Nous nous orienterons plutôt vers le fait de parvenir à travailler ensemble sur les capacités que chacun développe de son côté. Ainsi, ce n'est pas à moi d'expliquer aux Espagnols qu'il n'est pas pertinent qu'ils se paient un radar de surveillance parce qu'il en existe déjà partout ailleurs ; en revanche, nous pouvons étudier comment leurs données pourraient compléter les nôtres.

De nombreuses questions portent sur le fait que nous nous focalisions beaucoup sur le combat terrestre en Ukraine. Il est vrai que nous regardons beaucoup cela et que les conclusions tirées sont probablement erronées. La faute n'en revient pas qu'aux médias, il faut dézoomer pour arriver à définir le niveau d'ambition. La conclusion qui consisterait à dire que les combats se passent au sol et que, par conséquent, le reste n'existe plus, que les forces aériennes ne servent à rien et que l'espace est obsolète, n'est pas exacte puisque les combats se poursuivent également dans ces différents domaines, même si cela est moins visible. Au vu de l'état des pertes côté ukrainien comme côté russe, il est vrai qu'ils sont plus prudents aujourd'hui avant d'envoyer des avions de combat au-dessus du champ de bataille. C'est probablement pour cela que l'on a l'impression qu'il ne se passe plus rien mais, en fait, ils sont encore très actifs. Je note d'ailleurs que les Ukrainiens bombardent les terrains d'aviation stratégiques russes – en tout cas, c'est ce qu'ils sont accusés de faire.

Il faut donc arriver à imaginer le combat, l'engagement majeur de demain, en étudiant ce qui se passe en Ukraine, mais sans se dire que l'engagement de demain sera forcément à l'image de celui qui se déroule en Ukraine. Il sera différent, c'est sûr. Dans un cas tout à fait hypothétique où la France attaquerait la première, il serait de mon rôle de conseiller d'attaquer d'abord les capacités spatiales adverses.

Cela ne se limiterait pas à l'espace, d'autres moyens pourraient être utilisés puisqu'il est possible d'attaquer les segments sol, les stations de réception, les centres de commandement, ce qui est assez classique, mais également de lancer des attaques cyber, comme les Russes l'ont fait, puisque l'espace ne fonctionne que si le réseau au sol fonctionne. Donc, en attaquant ce dernier, ce qui peut se faire de nombreuses façons, y compris de façon assez discrète et en prétendant que ce n'est pas nous qui l'avons fait – ce qui est assez intéressant –, le service n'est plus rendu. C'est ce qui compte et cela peut se faire sans créer de débris dans l'espace – ce qui est encore plus intéressant. Nous devons donc aussi chercher à développer des armes différentes, des moyens de brouillage notamment ; les autres en ont, je ne vois pas pourquoi nous nous en priverions. C'est un moyen efficace qui ne génère pas de débris.

Les lasers sont du même ordre, même s'ils sont moins sûrs s'agissant des débris. Certaines conditions sont à remplir, mais ils permettent assez facilement d'aveugler, voire de détruire un capteur optique adverse. C'est un moyen relativement accessible, qui reste au sol, qui n'est pas extrêmement compliqué et qui est à notre portée. Je ne l'ai pas mentionné, mais c'est un des thèmes qui a émergé dans nos réflexions relatives à la prochaine LPM. Des démonstrations sont en cours, il faudra penser à développer des systèmes opérationnels pour la suite.

L'espace permet l'exploitation de zones grises. C'est le parallèle que l'on peut faire avec le cyber d'ailleurs. L'espace étant assez difficile à observer et très difficile d'accès, il est peu aisé de voir concrètement ce qui s'y passe. C'est une zone où il est possible de dissimuler assez facilement les moyens d'action militaire derrière des capacités civiles... et il n'y a aucune raison que nous n'en tirions pas nous aussi parti. Pour rendre la zone grise moins grise, ou plus transparente, qu'elle n'est aujourd'hui, il faut disposer de moyens de surveillance bien conçus et performants, et de satellites patrouilleurs.

Pour répondre à une question qui a été posée, le patrouilleur Yoda n'est qu'une expérimentation, un moyen expérimental. S'il peut rendre des services opérationnels, nous n'allons pas nous en priver, mais ce n'est pas le moyen opérationnel que nous visons. Celui que nous visons correspond à la capacité de « défense active » décrit dans la SSD – et devrait arriver à l'horizon 2030. Il nous faut lancer les deux programmes en parallèle. Yoda devait être prêt l'année prochaine ; le projet ayant pris un léger retard, son lancement devrait intervenir plutôt en 2024 ou 2025. Là encore, il nous faudra trouver un lanceur, ce qui n'est pas une question si triviale que ça. La combinaison de l'ensemble « capteurs de surveillance spatiale et patrouilleur » permettra d'aboutir à une bonne connaissance de ce qui se passe et à une meilleure efficacité opérationnelle dans les domaines de la reconnaissance, de la communication et connectivité ainsi qu'en matière d'action pour défendre nos moyens mais aussi pour s'opposer aux moyens des autres.

Dans ce cadre, le nettoyage des orbites fait partie de la gestion des risques plus que des menaces. Avec la multiplication des acteurs et des satellites, qui s'accompagne d'une multiplication des débris, se pose en effet la question du nettoyage des orbites. C'est un sujet qui nous intéresse, mais qui intéresse également tous les opérateurs civils. Starlink devra bien remplacer ses 42 000 satellites en l'air une fois qu'ils seront morts. Il serait bien de les ramener, et de le faire d'ailleurs avant qu'ils n'arrivent complètement en fin de vie. Le nettoyage des débris sera coûteux et devrait, à mon avis, être du ressort des États, mais aujourd'hui personne ne se présente pour afficher de telles positions.

Nous commençons à voir apparaître des initiatives, des moyens et des ébauches de solutions, mais il faudrait que cela soit financé, et je ne pense pas que le secteur privé le fera seul. C'est une problématique à laquelle il faut réfléchir. Nous constatons avec intérêt qu'une des actions concrètes engagées récemment l'a été par les Chinois ; lorsqu'ils ont envoyé le fameux satellite Shijian-21 dans l'espace sur l'orbite géostationnaire, ils ont harponné un satellite chinois mort, qui était toujours sur l'orbite géostationnaire, qu'ils ont tracté vers une orbite dite « cimetière », avant que le tracteur ne revienne ensuite se replacer sur l'orbite géostationnaire. C'est très bien, ils nettoient une orbite que l'on sait encombrée. Ils ont libéré un spot chinois à leur profit, évidemment. Toutefois, cette capacité pourrait être mise à profit pour d'autres utilisations, ce qui est plus préoccupant.

De même, les satellites manœuvrants permettent de surveiller l'espace et de mieux comprendre la situation. Les poupées russes mentionnées par la capitaine Béatrice Hainaut, qui est une ancienne du Cosmos (Centre opérationnel de surveillance militaire des objets spatiaux) et du CDE extrêmement compétente et pertinente, sont des moyens d'observation certes mais ils présentent d'autres aspects plus préoccupants. Les petits sous-satellites « filles » libérés par les satellites « mères » éjectent à leur tour des choses qui ressemblent plus à des missiles et qui ne semblent pas vraiment inoffensifs. J'imagine mal comment les Russes pourraient nous expliquer que ces moyens n'ont pas une vocation militaire. Nous devons donc étudier cela de près. C'est essentiellement le thème de l'exercice Aster X, qui nous permet de confronter nos concepts et nos façons de travailler nos procédures avec la réalité. Nous rassemblons tous les acteurs avec lesquels nous travaillons et nous nous concentrons sur des problèmes qui tournent autour de la maîtrise de l'espace. À l'heure actuelle, les leçons que nous en tirons portent davantage sur le perfectionnement de nos procédures, sur la façon de travailler avec les autres, sur les données à échanger, sur les contraintes de temps et les contraintes d'efficacité que les fondamentaux qui ne sont pas remis en cause aujourd'hui. Néanmoins, Aster X doit aussi nous servir à rentrer dans le système de commandement des opérations militaires au sens large. C'est ce que nous allons tester en 2023.

Pour répondre précisément à votre question, Aster X, qui est en effet un jeu de mots, est aussi, à ma connaissance, le nom du premier satellite français. Le nom a été repris. La première instance s'est tenue en 2021 ; la deuxième, en 2022, s'est effectivement jouée à peu près au même moment que l'Ukraine était envahie par la Russie.

Nous observons tout ce qui est fait en Ukraine et, finalement, nos observations ne font que confirmer notre analyse sur la menace et sur la nécessité de s'en préoccuper au sens militaire, mais nous n'avions pas forcément vu toutes les opportunités qui allaient se présenter. Donc, la stratégie en elle-même ne changera pas, mais sa mise en œuvre sera sans doute différente grâce aux solutions que nous voyons émerger.

J'ai déjà parlé des briques souveraines. L'aspect des données et des échanges avec les partenaires est intéressant également. Comme cela a été dit, jusqu'à présent, les données étaient confidentielles. Chez les Américains, un grand nombre de données qui relèvent de l'espace militaire sont top secret ; donc, très difficiles pour eux à partager avec leurs alliés. Mais aujourd'hui, les données dont ils disposent grâce à leurs moyens patrimoniaux sont également disponibles par le grand public via des opérateurs privés. Shijian-21 a été observé par un opérateur privé, mis sur la place publique et publié. Le conflit en Ukraine a souligné l'accessibilité des données commerciales d'origine satellitaire avec des personnes qui, depuis leur salon, ont réalisé un travail pouvant s'apparenter à celui d'officiers de renseignement civils. Ils ont produit des analyses de qualité qui ressemblent à ce qui peut se faire par ailleurs. Certes, ce travail n'est pas aussi précis ; fort heureusement, les services de renseignement étatiques disposent d'autres sources et ont d'autres façons de croiser les informations, mais il comportait des analyses extrêmement pertinentes, réalisées à partir de données ouvertes.

Dans la mesure où les coopérations sont essentielles à l'efficacité opérationnelle, nous sommes en train de travailler sur le fait qu'il faut que nous interconnections tous les réseaux numériques pour faire fonctionner tout cela. Nous rencontrons d'énormes difficultés pour échanger de façon automatique et numérisée des données de niveau top secret, voire simplement secret. Nous sommes en train d'engager une réflexion sur le degré de confidentialité de ces données. Il apparaît que des données qu'il est besoin d'échanger avec nos partenaires internationaux et commerciaux n'ont rien de confidentielles. Dès lors qu'un opérateur privé est capable de les fournir, nous devons être en mesure de nous adapter pour nous simplifier la vie. Ainsi, le nombre de données confidentielles que nous échangerons sera bien plus réduit. Cela œuvrera en faveur de l'efficacité et relèvera davantage de l'analyse, de l'interprétation, de la prospective, de l'intention des commandants militaires. Cela, effectivement, nous ne le partagerons pas n'importe comment ni n'importe où. Mais ce n'est pas le même type de données, ce ne seront pas forcément des données en temps réel mais plutôt des données issues de l'analyse.

Nous devons encore progresser, non seulement en rationalisant le niveau de classification de données qui deviennent essentielles au fonctionnement de nos systèmes militaires, et notamment à l'espace, mais également il nous faudra aussi chercher à renforcer la protection des réseaux qui permettent d'échanger ces données. Mais le cyber n'intéresse pas que les militaires, il intéresse aussi des civils. Il suffit de penser aux attaques cyber contre les hôpitaux : quand un hôpital arrête de fonctionner, c'est une bonne nouvelle pour personne. Donc, les opérateurs privés intègrent de plus en plus le cyber comme une de leurs préoccupations majeures, ne serait-ce que pour la survie de leur modèle commercial. Nous sommes en parfaite cohérence et, d'ailleurs, dans le cyber comme dans l'espace, tout le monde travaille ensemble, car nous sommes tous dans le même panier. Dans l'espace, les militaires croisent tout le temps les civils, nous utilisons le même espace et sommes face aux mêmes risques et aux mêmes menaces. Donc, forcément, nous sommes solidaires.

La réglementation est un autre sujet de réflexion sur lequel nous travaillons, et qui est international. Il faut faire émerger des règles. En matière de droit international, le Outer Space treaty a mis dix ans à émerger, entre le lancement de Spoutnik et sa publication en 1967. Aujourd'hui, nous essayons de lancer le sujet des comportements responsables. Définir ce qui est acceptable d'un opérateur, qu'il soit privé ou public, est fondamental pour justifier et légitimer les actions qui se produiront dans l'espace. Bien évidemment, il ne sera pas possible de réagir à quelque chose qui est parfaitement légitime, autorisé, et qui ne pose de problème à personne. En revanche, il faut définir ce qui n'est pas légitime ou dangereux.

La discussion est engagée. Les déclarations selon lesquelles les essais de destruction de satellites sont parfaitement irresponsables et devraient être interdits, qu'en tout cas, tout opérateur responsable doit se l'interdire, sont une première amorce de réponse. La France a formellement rejoint la proposition américaine de moratoire la France sur la conduction d'essais de missiles antisatellites destructifs à ascension directe (DA-ASAT), adoptée le 8 décembre par l'Assemblée générale des Nations unies, qui va dans ce sens. Donc, les choses avancent. C'est un premier pas. Ensuite, il faudra aborder la question de la gestion du trafic spatial, qui nécessiterait aussi des règles supplémentaires, mais ce sera sans doute très compliqué.

S'agissant des moyens dont nous aurons besoin, nous avons parlé de l'alerte avancée. Nous avons évoqué le fait de s'opposer à un certain nombre de choses. Les avions spatiaux sont l'un des moyens auxquels nous pensons. D'une façon générale, l'avion spatial est la résurgence de la réutilisation des lanceurs, que l'on envoie dans l'espace. Aujourd'hui, nous essayons de faire rentrer proprement ce que nous envoyons dans l'espace ; cela ne fonctionne pas du tout en géostationnaire, mais cela fonctionne dans les orbites basses. Nous sommes tenus légalement de garder du carburant pour désorbiter proprement ces satellites. La plupart du temps, quand nous les désorbitons, ils sont détruits, ils brûlent à la rentrée. L'essentiel des satellites que nous avons envoyés ont brûlé. Pour autant, quand il s'agit du premier étage d'un lanceur chinois de 20 tonnes qui revient dans l'atmosphère, il reste tout de même de gros morceaux. La plupart du temps, ils retombent dans l'océan, mais ce n'est pas toujours le cas. Cette question mérite donc que l'on s'en préoccupe. Une bonne façon d'éviter que des morceaux rentrent de façon incontrôlée est de contrôler la rentrée. C'est une première amorce : on récupère ce qui rentre, on remet un coup de peinture, on le remplit de carburant et on le renvoie. L'autre avantage est que le modèle économique est bien plus intéressant et tire les prix de lancement vers le bas. C'est l'idée de SpaceX. Cela marche plutôt bien pour l'instant, et tout le monde se met sur ce créneau.

L'avion spatial permet d'avoir des moyens flexibles. C'était l'idée de la navette spatiale, qui avait été abandonnée avec Hermès, mais qui reprend sérieusement de l'intérêt parce que la technologie le permet, que les usages sont probablement différents, et que cela se fera de façon plus automatisée – pas forcément pilotée comme peuvent l'être des drones. Les Chinois comme les Américains procèdent souvent ainsi ; cela peut d'ailleurs être une première solution pour désorbiter des matériels que l'on n'arrive pas à désorbiter autrement ou pour récupérer des débris qui sont gênants afin d'éviter d'aggraver la situation. Sur cette question également, nous n'en sommes qu'aux débuts.

Nous avons déjà évoqué la guerre connectée. Le conflit en Ukraine confirme que la guerre est connectée, en particulier dans l'espace. Plus elle est connectée, plus la vulnérabilité est grande. Autant les milieux terrestre, aérien et maritime se préparent à la disparition de ces connexions en cas de conflit de haute intensité, et s'entraînent à fonctionner de façon dégradée, autant pour ce qui est de l'espace, ce sera bien plus difficile : si jamais les connexions disparaissent, si nous n'arrivons pas à nous interconnecter et si nos services numériques disparaissent, l'espace ne rendra plus beaucoup de services. En tout cas, nous risquons de perdre tous les services spatiaux assez rapidement.

Comment garder un temps d'avance ? C'est vraiment tout l'enjeu ! C'est une préoccupation. L'un des risques principaux auxquels nous essayons de faire face avec la stratégie spatiale de défense est d'éviter le déclassement et que l'avantage bascule dans le mauvais camp. Il faut donc que nous conservions cet avantage technologique qui nous permet d'obtenir un avantage opérationnel, mais cela demande un gros effort. Il ressort de nos discussions avec les Américains qu'ils sont extrêmement préoccupés par l'agressivité chinoise. Ils ne le sont moins par ce que font les Russes, curieusement, alors que cela nous concerne davantage. Ils sont très préoccupés par les Chinois dont le niveau d'investissement est considérable et qui prennent des risques énormes, ne craignent pas l'échec et avancent extrêmement vite. Les Américains redoutent d'être déclassés par la Chine, assez rapidement, et font tout ce qu'ils peuvent pour éviter que cela n'arrive.

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