Monsieur Berteloot, les outils de lutte informationnelle utilisés par nos compétiteurs stratégiques font preuve d'une réelle efficacité. Au Mali, la capacité des Russes à jouer sur le champ informationnel leur a permis de travailler à la déstabilisation politique du pays, confortant certains acteurs et jouant contre les intérêts de la France sur le terrain.
Ces mécanismes ont aussi des effets, notamment sécuritaires, sur nos emprises à l'étranger. Lors du récent coup d'État au Burkina Faso, une manœuvre informationnelle sur les réseaux sociaux a donné lieu à des attaques cinétiques contre nos ambassades et nos emprises diplomatiques. Le sujet doit être pris très au sérieux. C'est pourquoi nous nous mobilisons dans le cadre d'un effort interministériel.
Monsieur Lachaud, il y a en effet différentes actions menées par le Quai d'Orsay et les autres dispositifs de l'État, notamment le ministère des Armées.
Le sujet de l'influence a été ajouté à la Revue stratégique comme un objectif prioritaire pour notre pays. Il fait partie de l'ADN du ministère de l'Europe et des affaires étrangères : la feuille de route de l'influence, publiée en 2021, en présentait un panorama complet, qui passe par les opérateurs, y compris en matière de coopération agricole, les écoles françaises à l'étranger et la coopération culturelle et de développement – le champ est vaste. La Revue stratégique reconnaît le rôle prépondérant et interministériel du ministère de l'Europe et des affaires étrangères dans la conduite de ces politiques à l'international. Comme l'a demandé le Président de la République à Toulon, nous allons travailler à la définition de cette stratégie.
Le ministère des armées s'est doté de la stratégie de lutte informatique d'influence (LII). La diplomatie française n'agit évidemment pas dans le même cadre, puisque nous ne menons pas de lutte informationnelle. En revanche, nous rétablissons les faits et nous nous défendons contre les manipulations, avec pour objectif de répondre aux dynamiques informationnelles qui se déploient dans le champ de la politique étrangère.
Il s'agit de donner à nos autorités une capacité d'analyse autonome – la création de la nouvelle sous-direction au sein de la direction de la communication et de la presse contribue à leur apporter l'éclairage nécessaire. La ministre et le Président de la République ont besoin de cette lecture des dynamiques informationnelles pour disposer d'une vision de l'ensemble du champ politique.
Nous déployons aussi une communication stratégique transparente depuis l'administration centrale et les ambassades. Il n'y a aucun risque de brouillage du message. Le Président de la République a demandé d'être plus présents dans les espaces virtuels. La ministre a relayé ce message lors de la Conférence des ambassadeurs, appelant ces derniers à être présents sur les réseaux sociaux, à s'exprimer, à aller porter la contradiction face à des manipulations de l'information qui toucheraient nos intérêts. Il n'est aucunement question de jouer avec des instruments qui ne seraient pas transparents et que nous ne pourrions pas assumer institutionnellement.
Je ne me prononcerai pas sur la suite de l'exercice budgétaire. L'analyse des dynamiques informationnelles et notre capacité à déployer une communication stratégique plus agressive ont été traitées dans le budget puisque nous avons obtenu des moyens supplémentaires pour la direction de la communication et de la presse, qui ont notamment permis de renforcer les capacités des ambassades. La ministre a annoncé un fonds d'innovation pour la communication des ambassades d'environ 500 000 euros, afin qu'ils puissent disposer de moyens de communication plus innovants sur le terrain.
Quant au lien avec la suppression du corps diplomatique, il me semble difficile à établir.
Madame Serre, les propos du Président de la République ont été, sinon déformés, du moins interprétés de manière extrêmement sélective puisqu'il a dit qu'à ce stade, il convenait d'apporter notre soutien à l'Ukraine pour la défense de son intégrité territoriale et qu'il revenait aux Ukrainiens de déterminer à quelles conditions ils envisageraient d'engager une phase de négociations. Ce n'est pas à nous de le faire à leur place. Nous organisons lundi une conférence pour la résilience et la reconstruction de l'Ukraine en vue de permettre aux Ukrainiens de passer l'hiver malgré les frappes qui visent leurs infrastructures énergétiques.
Le règlement européen relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique ( Digital Market Act ou DMA) et le règlement européen relatif à un marché unique des services numériques ( Digital Services Act ou DSA) sont, Madame Thillaye, les briques essentielles de l'architecture que nous bâtissons afin de lutter contre les discours de haine et de protéger les données des citoyens européens. C'est un modèle que nous entendons promouvoir à l'international. Cependant, force est de constater que, pour ce qui concerne les plateformes et la régulation de l'internet, le reste du monde reste globalement une jungle. Nous souhaitons engager un dialogue avec les plateformes, tout en exerçant une pression politique sur elles. Les capacités de modération aujourd'hui mobilisées pour lutter contre ces phénomènes sont très insuffisantes. Il convient de davantage lutter contre les contenus haineux, terroristes, discriminatoires et antisémites, ainsi que contre les manipulations.
Nous souhaitons le faire en priorité avec nos partenaires européens, forts de la crédibilité que nous donnent le DMA et le DSA sur la scène internationale. Les récentes annonces d'Elon Musk ne nous rassurent pas ; il est à craindre que le dialogue avec Twitter se complique encore. La réduction des capacités de modération de Meta est elle aussi inquiétante. Quant à TikTok, le rapport de l'ONG NewsGuard souligne qu'après vingt minutes passées à regarder des vidéos de chats, on tombe systématiquement sur des vidéos de propagande russe. Cela signifie que 1 milliard d'utilisateurs, en particulier les plus jeunes, ont été exposés à ce type de contenu par cet intermédiaire. Il faut que nous trouvions le moyen d'en discuter avec les plateformes concernées.
La législation européenne n'est qu'une première étape ; des efforts importants restent à fournir en matière de coordination. Nous allons nous y employer, notamment avec nos partenaires allemands. Ainsi, la communication stratégique du service européen pour l'action extérieure ne couvre pas la totalité du champ international ; il faudrait en particulier mettre l'accent sur l'Afrique.
Nos armées sont-elles préparées à ces nouvelles formes de guerre ? Pour ce qui est du niveau d'équipement, c'est à elles de répondre directement à votre question. Je mettrai pour ma part l'accent sur la bonne articulation de nos actions au niveau interministériel. Au Quai d'Orsay, nous traitons des questions de politique extérieure en général ; le commandement de la cyberdéfense (Comcyber) et l'état-major des armées se concentrent sur les théâtres d'opérations extérieures pour analyser les dynamiques informationnelles. Évidemment, les deux champs se recoupent. Nous nous évertuons, notamment pour tout ce qui concerne l'Afrique, à partager nos analyses et coordonner nos actions en matière de communication stratégique, afin, par exemple, que les questions liées à la réarticulation de l'opération Barkhane s'intègrent dans le cadre de notre communication politique générale. Nous nous coordonnons aussi avec Viginum. Nous avons besoin d'une capacité de veille extrêmement réactive pour pouvoir déceler les signaux faibles de désinformation. Sur le terrain, nos ambassades nous y aident. Nous traitons ensuite ces signaux, évidemment en liaison avec les armées quand cela touche à des questions de défense. Vous avez tous en tête l'affaire de Gossi : c'est la capacité d'anticipation et de travail sur les signaux faibles qui a permis de casser la logique de désinformation. Viginum apporte un échelon supérieur, celui de l'identification, de la caractérisation et de l'exposition de la manœuvre de désinformation. Dans ce nouveau champ, il est important de créer les conditions de la dissuasion informationnelle, qui reposent sur notre capacité à exposer publiquement l'ennemi. C'est un aspect nouveau, et essentiel, de la guerre en Ukraine. Nos partenaires anglo-saxons ont ainsi décidé de déclassifier de nombreux renseignements afin d'anticiper et de casser les manœuvres russes de désinformation en touchant en amont les opinions publiques.
Non, Monsieur Larsonneur, nous ne luttons pas à armes égales avec les régimes autoritaires ; il y a, comme je le soulignais, une asymétrie fondamentale. Le Président de la République a appelé devant la conférence des ambassadeurs à une diplomatie de combat, dans le respect de nos valeurs et du cadre démocratique qui est le nôtre. La ministre a demandé à tous les diplomates de descendre dans l'arène, avec un objectif de 100 % d'ambassadeurs sur les réseaux sociaux pour la prochaine conférence. Nous en sommes à 64 % à ce stade ; nous nous exprimons dans six langues depuis Paris, dans cinquante sur la totalité du réseau et nous comptons 16 millions de followers. Nous disposons donc d'une capacité d'action significative, mais il nous faut l'accroître considérablement face à des adversaires qui, comme la Russie, ont recours à des pratiques, telles que les fermes à trolls ou à des méthodes de viralisation inauthentiques, qui sont contraires à ce que nous défendons. Ce que nous faisons pour notre part, c'est apporter un soutien à l'écosystème médiatique afin de renforcer la résilience démocratique, ce qui est à la fois conforme à nos valeurs et permet de créer un espace où les acteurs du champ de l'information, et au premier chef les journalistes et les osinteurs, pourront contrer les manœuvres de désinformation par la production d'information fiable, vérifiée et de qualité. De ce point de vue, le développement des réseaux sociaux, qui mettent en cause le modèle économique des médias traditionnels, est un énorme défi à relever, tout particulièrement dans des écosystèmes fragiles comme on en trouve en Afrique. Au Mali, en Centrafrique, au Niger, au Burkina Faso, des acteurs inauthentiques ciblent les journalistes indépendants et tous ceux qui font du fact-checking et ils les harcèlent sur les réseaux sociaux, voire dans la vie réelle. Il faut donc protéger ces personnes et accompagner ces pays pour maintenir un écosystème médiatique viable.