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Intervention de Angélique Palle

Réunion du mercredi 7 décembre 2022 à 11h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Angélique Palle, chercheur associé à l'IRSEM :

Si la question informationnelle est récente, l'utilisation de l'arme énergétique est quant à elle beaucoup plus ancienne. Les résistants français sabotaient déjà des lignes électriques lors de la deuxième guerre mondiale. Mais depuis lors nos sociétés sont devenues de plus en plus dépendantes aux approvisionnements en énergie. En outre, le caractère interconnecté et mondialisé des infrastructures crée des vulnérabilités, avec un risque d'effets en cascade qu'il faut anticiper.

Je vous propose d'aborder en premier lieu les aspects stratégiques, notamment à travers la question gazière, avant de traiter de manière en quelque sorte tactique celle des réseaux électriques.

Lors des dernières décennies, la Russie a suivi une stratégie de contournement de l'Ukraine, par où transitait dans les années 2000 l'immense majorité du gaz destiné à l'UE. Dans une certaine mesure, cela a permis aux Russes d'envisager une stratégie de guerre éclair contre l'Ukraine, Kiev devant tomber en quelques semaines et la relation énergétique avec l'UE se « normaliser » ensuite. D'où la mise en service des gazoducs Yamal en 2006 et Nord Stream 1 en 2012, ainsi que la construction de Nord Stream 2. Dans le sud ont été construits le Blue Stream et le Turkish Stream, tandis que le projet South Stream a échoué.

Du côté européen, la stratégie a consisté à diversifier en partie l'approvisionnement – notamment avec le gaz naturel liquéfié (GNL) importé par bateau – et à intégrer l'architecture énergétique européenne pour disposer de flux Nord-Sud, et non plus seulement de flux Est-Ouest hérités de la dépendance historique à la Russie. Cela devait permettre, d'une part, d'organiser une solidarité entre les États membres et, d'autre part, d'ouvrir l'espace européen au marché mondial du GNL, en plein développement. Mais les ordres de grandeur sont différents et le GNL n'a pas mis fin à la dépendance au gaz russe, en particulier pour les grands États. L'accès au marché du GNL a cependant permis à certains petits États de renégocier significativement à la baisse le prix du gaz fourni par la Russie et à limiter leur dépendance. C'est le cas de la Lituanie, qui a ouvert en 2014 le terminal gazier de Klaipėda, approvisionné notamment par du GNL américain.

La question de la stratégie énergétique après le conflit est désormais posée à l'UE. Il est difficile de faire un tour d'horizon de l'ensemble des possibilités mais il faut souligner qu'en matière gazière, il n'y a pas d'indépendance énergétique. On choisit sa dépendance. Chaque partenariat avec un État soulève des questions stratégiques. Du GNL est disponible en Méditerranée orientale, mais cela suppose de résoudre un certain nombre de questions en suspens avec la Turquie au sujet des eaux territoriales de Chypre. Il y a aussi du GNL en Iran, ce qui implique là encore de résoudre au préalable des questions stratégiques. Quant à l'Afrique du Nord, la Chine y est très présente. L'Azerbaïdjan se situe pour sa part dans la sphère d'influence russe. Enfin, le marché du GNL est mondial et la question du prix se pose. Nous sommes donc face à des compétiteurs stratégiques et à des choix de partenariats stratégiques de long terme.

D'un point de vue plus tactique, l'énergie est très importante dans le conflit en Ukraine, notamment avec la campagne de frappes russes sur le réseau électrique menée depuis deux mois. Cette dernière est inédite par son ampleur : les Russes ont détruit entre 30 et 40 % des capacités de production et de transport électriques ukrainiennes, dont l'état est désormais comparable à celui du réseau français au sortir de la deuxième guerre mondiale. Et pour avoir un ordre de grandeur sur l'ampleur des réparations, il faut se rappeler un événement qui s'est produit en 2013, lorsqu'un inconnu avait tiré à la Kalachnikov sur un poste électrique alimentant la Silicon Valley. Alors qu'il avait mis hors de fonctionnement dix-sept transformateurs, il avait fallu vingt-sept jours et plusieurs dizaines de millions de dollars pour réparer.

L'attaque russe a pour objectif de faire plier l'arrière, de mettre à mal l'industrie – qui contribue à l'effort de guerre – et de produire un brouillard de guerre, en réduisant la capacité de la population à renseigner l'armée ukrainienne dans les zones d'opérations.

Pour l'instant, le réseau ukrainien tient. Les gestionnaires du réseau de transport d'électricité communiquent de façon très efficace avec la population, grâce notamment à Telegram et à Facebook. Ils ont réussi à mettre en place un système de coupures tournantes, ce qui permet d'approvisionner l'ensemble du pays pendant quelques heures de manière à limiter les effets sur la population. Si la campagne de frappes russes continue, on court le risque d'un effondrement total du système électrique ukrainien – avec un redémarrage qui pourrait prendre des semaines, voire des mois.

Quelles leçons peut-on en tirer pour l'Europe ?

Au sein de l'UE, le réseau est très intégré. Cela présente un avantage dans la mesure où, en cas de défaillance de son réseau électrique, un État membre peut bénéficier de l'énergie produite par ses voisins. L'UE a d'ailleurs connecté en urgence une partie de ses réseaux avec celui de l'Ukraine, l'électricité venant de Moldavie et de Pologne pour alimenter les régions frontalières. Mais l'interconnexion des réseaux européens peut aussi faciliter un effet domino. Lors de la dernière grande panne, un accident sur une ligne électrique allemande couplé à des travaux de réparation effectués sur le réseau néerlandais – avec en outre une mauvaise communication entre gestionnaires des réseaux de transport respectifs – a entraîné des coupures pour quinze millions de personnes dans une dizaine de pays. Nous sommes donc vulnérables collectivement dans le cas où l'un des réseaux nationaux connaît une grave déstabilisation.

Deuxième élément important : les réseaux électriques sont le théâtre d'une petite cyberguerre entre États. L'Allemagne a dénoncé les intrusions russes dans son réseau. Les États-Unis également, puis ils ont annoncé avoir réussi à pénétrer le réseau russe. Ces intrusions n'ont pas donné lieu à des attaques, mais on sait que c'est possible. Le réseau électrique ukrainien a fait l'objet d'une cyberattaque attribuée à la Russie au moment de l'invasion de la Crimée. Les réseaux électriques européens sont régulièrement visés par des cyberattaques, qui ne sont pas attribuées à des puissances étatiques. La question de la résilience du réseau est donc posée, mais aussi celle des populations européennes.

C'est la résilience de sa population qui permet à l'Ukraine de tenir. Or lorsque l'on discute avec des personnels du réseau de transport d'électricité français, on se rend compte que celle de la population française a beaucoup diminué. Il y a encore trente ans, les gens ne commençaient à s'inquiéter qu'au bout d'un certain temps, lorsqu'il finissait par ne plus y avoir d'eau courante car les pompes des châteaux d'eau ne fonctionnaient pas. Désormais, ils s'inquiètent dès que leur téléphone mobile s'interrompt. La durée de résilience a été ramenée à une journée, voire une demi-journée. Il faut donc mener une action d'information, comme le font les États qui doivent régulièrement face à des phénomènes météorologiques extrêmes comme des tornades ou des ouragans. La population y est préparée à des coupures électriques et s'est organisée pour pouvoir attendre pendant trois jours la réparation du réseau électrique. Cette culture du risque est importante, car elle donne du temps supplémentaire aux opérateurs pour intervenir sur le réseau.

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