Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, compte tenu de la fonction que j'occupe et du parcours atypique qu'est le mien et il est utile que je le résume brièvement.
Je suis ingénieur et docteur en géosciences. J'ai débuté ma carrière dans l'industrie, puis je suis entré au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en 1987 pour diriger une unité de recherche avant de devenir directeur interrégional Grand Est. J'ai également travaillé dans deux établissements publics à caractère industriel et commercial avant de rejoindre l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) en tant que directeur de la recherche et du développement, puis le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) comme directeur scientifique et de la production. En 2019, j'ai été nommé Haut-commissaire pour un mandat de quatre ans.
Outre les missions de haut-commissaire à l'énergie atomique que vous connaissez, le haut-commissaire peut également être chargé, à la demande d'un ministre, de diverses missions de conseil et d'expertise à destination du Gouvernement. Or depuis quatre ans, bien qu'ayant indiqué à plusieurs reprises ma disponibilité et mon souhait d'être pleinement associé aux actions de soutien au nucléaire initiées dans le cadre des programmes d'investissements d'avenir (PIA) puis de France Relance, les ministères et entités impliquées ne m'ont jamais sollicité pour participer aux réflexions et évaluations ayant conduit aux différentes mesures mises en place.
Par ailleurs, conscient du sort réservé à de nombreux documents produits par mon prédécesseur, je n'ai pas souhaité m'autosaisir de réflexions susceptibles de mobiliser des experts scientifiques et techniques dont les compétences avaient vocation à trouver un meilleur emploi. Il est donc possible que je ne dispose pas toujours des éléments nécessaires à étayer votre réflexion.
Concernant la souveraineté énergétique, parmi les arguments cités par les Français pour supporter le développement de l'énergie nucléaire, 53 % citent la souveraineté énergétique devant la production robuste d'électricité, les coûts puis les faibles émissions de CO2. La notion de souveraineté peut être approchée sous différents angles : la base de la balance commerciale, les secteurs industriels clés localisés en France, l'absence de dépendance critique ou la capacité à contrôler les approvisionnements essentiels.
Pour la filière nucléaire, il serait possible de s'en tenir à une souveraineté technologique et à la maîtrise des cycles reposant sur les connaissances acquises et les compétences disponibles parmi plus de 200 000 personnes travaillant dans la filière. Au-delà, j'ai apprécié l'analyse récente publiée dans Les cahiers futuRIS (janvier 2022) : « L'existence de dépendances extérieures non pas tant pour les sources elles-mêmes que pour la construction des composants, des générateurs et du réseau » et « l'arrivée de techniques nouvelles entraîne des risques de perte d'autonomie stratégique et de captation de valeur par l'étranger, mais elle offre aussi des opportunités pour conquérir des positions internationales ».
La consommation primaire en France se répartit entre 40 % de nucléaire, 28 % de pétrole, 16 % de gaz et 14 % d'énergies renouvelables. Sur cette base, on pourrait considérer que le taux d'indépendance énergétique français est de l'ordre de 50 %, particulièrement si l'on considère que les 40 % de nucléaire sont produits au travers de chaudières nucléaires françaises. Ces 40 % seraient souverains. En considérant l'uranium naturel, totalement importé, on exclurait le nucléaire de la part énergétique souveraine. Nous importons 7 à 9 000 tonnes d'uranium naturel par an du Kazakhstan, premier producteur mondial, de l'Ouzbékistan, du Niger et de l'Australie pour un montant de 0,5 à 1 milliard d'euros par an. Pendant plusieurs décennies, la France a exploité des mines sur le sol national avec une production qui a culminé à 3 500 tonnes annuelles. Les dernières mines françaises ont fermé dans les années 2000.
La notion de souveraineté a donc de nombreuses adhérences aux composants, dont nous ne maîtrisons pas la production, mais qui sont essentiels au fonctionnement des usines, et à la ressource primaire désormais dépendante de pays dont la stabilité politique n'est pas acquise à long terme. Ce sujet et celui de l'indépendance semblent s'être réinvités sur la scène publique et médiatique en réponse aux crises sanitaires et géopolitiques récentes. Il est étonnant qu'il n'ait pas été au centre du débat public de façon plus permanente.
La situation actuelle de la France dans le domaine du nucléaire est absolument exceptionnelle. Elle est le seul pays au monde disposant de compétences dans l'exploitation et le traitement des ressources naturelles, de moyens industriels permettant de transformer et d'enrichir l'uranium, de compétences dans l'exploitation et la maintenance des réacteurs, et d'usines dédiées au recyclage et à la revalorisation d'une partie des matières. Poursuivre la valorisation de la matière est un objectif à se fixer puisque la filière a initié l'économie circulaire pour un certain nombre de domaines. La France dispose d'un plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs permettant une comptabilité exacte, une prévision de la production, mais aussi la désignation d'une agence dédiée chargée de gérer toutes les catégories de déchets. Nous disposons d'une autorité de sûreté nucléaire (ASN) indépendante et respectée devant pouvoir adapter son action aux enjeux du nouveau nucléaire. Nous avons une filière organisée au sein d'un groupement d'industriels ainsi qu'une filière de recherche et de développement d'excellent niveau capable de soutenir la filière et de préparer les solutions futures s'il lui est donné la possibilité de se ressourcer pour mieux innover.
La France a une compétence dans le domaine nucléaire qui s'étend d'un bout à l'autre de la chaîne (de l'uranium naturel jusqu'au stockage final), et n'existe pas à ce point dans d'autres pays.
Pourtant, cette machine industrielle dotée d'atouts uniques ne peut afficher, a minima dans la situation actuelle, ni l'efficacité attendue ni la réactivité indispensable pour soutenir et accompagner la politique énergétique responsable et stabilisée de la France. Certes, la situation actuelle est le fruit de l'accumulation de crises particulièrement pénalisantes pour les industriels et l'équilibre de l'approvisionnement énergétique. Elle montre aussi la faiblesse de notre résilience face à des situations externes, voire internes, sur lesquelles la France a eu du mal à réagir. La raison en est probablement un certain manque d'anticipation.
Par conséquent, il a été légitime d'interroger l'exploitant sur l'organisation de sa maintenance prévisionnelle même si, depuis 2014, il a prévu un programme de grand carénage ayant vocation à maintenir dans le meilleur état de fonctionnement possible les réacteurs dont il a la charge. À mon sens, il faut rechercher plus en amont les vraies raisons d'une situation difficilement compréhensible au regard des atouts précédemment mentionnés. Un certain nombre de signaux forts et faibles ont été émis particulièrement au cours des dix dernières.
Premièrement, il s'agit du manque d'anticipation quant à la prise de conscience environnementale des sociétés et la perception grandissante de l'urgence climatique. La dernière décennie a été marquée par une sensibilité croissante des Français aux questions environnementales, particulièrement aux enjeux climatiques, avec une prise de conscience d'une responsabilité vis-à-vis des générations futures. Les récents baromètres placent souvent les enjeux environnementaux et climatiques devant les questions de prix ou de sécurité énergétique.
Dans cette période de profonde remise en question des priorités, la filière nucléaire bénéficie d'une sorte de rejet avec sursis, mais également d'acceptation avec réserves. Dans les derniers sondages, 80 % des Français souhaitent que le nucléaire fasse partie du prochain mix énergétique français et près de 60 % souhaitent que l'on en poursuive le développement avec la construction de nouvelles centrales nucléaires. Nous ne l'avons pas connu durant des années et cela nous place dans une situation de responsabilité.
Tchernobyl puis Fukushima ont immédiatement provoqué des modifications dans la vision de nos concitoyens sur la production d'énergie nucléaire. Nous devons accepter de regarder des halos symboliques différents du passé et plus en phase avec les préoccupations actuelles (environnement, confiance en la recherche, fierté d'une filière d'excellence et de ses emplois, confiance dans les institutions). L'un des aspects incontestables de l'énergie nucléaire est de permettre l'accès à une électricité à très faible impact climatique. Le manque d'anticipation de cette profonde, mais très fragile évolution de l'opinion publique a placé l'énergie nucléaire comme un recours contraint, non comme une opportunité d'avenir. Après le déploiement industriel des années 70 à 90, il aura fallu des années pour que les dirigeants français consentent à communiquer positivement sur le nucléaire sans utiliser de simples arguments défensifs.
De longue date, les questions énergétiques ont été abandonnées aux seuls partis et organisations environnementales qui les ont érigées en emblèmes de rupture, tant écologique qu'économique et sociétale. Il existe une forme de banalisation du discours environnemental dans les autres partis qui réinvestissent progressivement la thématique en modifiant la perception du nucléaire. Fort heureusement, les alertes du groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), appelant à la plus grande vigilance, sont enfin associées à d'encore timides, mais réels appels pour inclure une part de nucléaire dans le mix énergétique futur.
Les élections présidentielles de 2022 ont également marqué un retour de l'énergie dans le débat, mais sans pour autant dépasser les stéréotypes du clivage entre nucléaire et renouvelables et sans atteindre ce que les Français attendaient, notamment sur l'approvisionnement national. Il n'est donc pas étonnant qu'après avoir longuement négligé les conséquences d'une industrialisation en dents de scie de la filière nucléaire et manqué d'un jugement de bon sens calé sur les travaux scientifiques et les analyses économiques concernant l'évolution de notre planète, les conséquences actuellement vécues illuminent la une de tous les journaux télévisés et convoquent l'expertise peu utile au détriment d'une information de fond.
Deuxièmement, une raison de fond aux difficultés que nous vivons est le manque criant de moyens adaptés à instaurer un débat apaisé et constructif sur les affaires énergétiques, particulièrement sur le nucléaire. Cela concerne évidemment la pertinence des outils actuels de débat public pour aborder des sujets complexes et sensibles comme l'énergie et le nucléaire. L'objectif n'est pas de forger un consensus peu utile, mais d'échanger sereinement sur un débat scientifique et technique reconnu dans un cadre adapté. Le retour d'expérience des débats publics sur le nucléaire montre que, la plupart du temps, la parole est préemptée par des porteurs de positions extrêmes excluant du débat les citoyens en mal d'information. J'ai ressenti cette difficulté à faire passer les messages et à obtenir une sérénité dans les échanges.
Il est urgent de faire en sorte que la commission nationale du débat public (CNDP) trouve des pistes nouvelles adaptées aux canaux de partage d'opinion pour extraire des débats des pistes enfin constructives. Ce fut le cas du plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR) en 2019. Il faut également donner plus de visibilité aux initiatives pouvant mobiliser les Français, comme la convention en vue de la révision de la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE). La CNDP a été saisie par Électricité réseau et distribution France (ERDF) et Réseau de transport d'électricité (RTE) sur la mise en œuvre d'un programme de six réacteurs et organise un débat public entre fin octobre 2022 et fin février 2023.
Les différents débats doivent bénéficier plus intensément de données d'entrée scientifiques et d'outils d'informations robustes et accessibles à nos concitoyens. Il faudra pour cela que la science s'attache à mieux prévenir, détecter, comprendre rapidement et fournir des solutions de mitigation et d'adaptation tout en conservant la capacité de mobilisation dont elle a fait preuve. Sans cela, les anathèmes ou la dictature des fake news s'opposeront encore plus radicalement à la culture et à la rationalité de la démarche scientifique. En tant qu'instrument de connaissance, la science a un rôle - secondaire, certes, mais - d'antidote à la peur.
Face à chaque nouveau défi, les compétences scientifiques et d'expertise sont essentielles pour aider à guider les décideurs. Il est primordial que les scientifiques se saisissent avec un certain opportunisme et soient saisis pour promouvoir une attention rénovée à l'égard des travaux scientifiques et d'expertise associés. Il est tout aussi indispensable que le politique éclaire et appuie davantage sa décision sur l'évaluation scientifique et technique. Ce sont des préalables à une meilleure instauration de l'indispensable débat public, mais également à une plus grande robustesse dans la construction de la décision publique.
Troisièmement, un cap cohérent avec la cinétique de développement des moyens de production d'énergie nucléaire et reposant sur une pérennisation des moyens de formation et de recherche et développement doit être fixé. Depuis sa création, le programme nucléaire français a évolué au gré de décisions prises au sommet de l'État. Au début des années 60, la commission pour la production d'électricité d'origine nucléaire (PEON) a préconisé le développement de l'énergie nucléaire pour pallier le manque de ressources énergétiques nationales. Ensuite, des chocs pétroliers et le souhait d'indépendance énergétique des pays occidentaux ont amené le gouvernement Messmer à décider d'un programme nucléaire. Le gouvernement Mitterrand a par la suite décidé de réduire le rythme des travaux et de ne mettre en service qu'une tranche par an. Les grands chantiers se sont poursuivis avec la construction d'une vingtaine de tranches jusqu'en 1994, puis de quatre tranches supplémentaires jusqu'en 1999. Au cours de cette période d'intense développement, des choix de concepts ont été faits, souvent au nom de la rentabilité économique, parfois au titre de la standardisation, mais pas sur la base de l'indépendance technologique et, de temps à autre, à la suite d'oppositions plutôt stériles entre industriels français sur des projets nationaux ou à l'export.
Les citoyens français n'ont eu d'autre choix que d'observer les choix de développement ou de ralentissement de l'électronucléaire français. Si leur soutien était fort à l'origine, l'apparition de mouvements militants antinucléaires au cours des années 70 a bouleversé l'opinion et engendré des manifestations contre les nouvelles centrales nucléaires. En réponse, les pouvoirs publics se sont cantonnés à la construction de paliers plus puissants pour limiter le nombre de nouvelles centrales et les concentrer sur un foncier existant. À partir de 2010, l'avènement du parti écologiste opposé au nucléaire a entraîné, par un jeu d'alliances politiciennes, la réduction de la part de cette énergie dans le mix énergétique français, puis la fermeture anticipée de la centrale de Fessenheim.
Ce bref historique montre que la décision politique s'accommode peu ou mal du temps de la science et de la technologie, notamment dans le domaine nucléaire. Le temps du nucléaire est long, en raison des questionnements scientifiques, des solutions technologiques à mettre en œuvre, et des règlementations liées à la sûreté et à la sécurité des installations. Ainsi, un cap robuste, réfléchi, scientifiquement et techniquement argumenté, doit être préparé avec une grande attention, notamment dans l'optique de la révision de la PPE en 2023.
Certes, les accidents de Tchernobyl et Fukushima ont constitué des points d'arrêt. Certes, le développement des énergies renouvelables (EnR) et technologies associées a pu donner au nucléaire un « coup de vieux », notamment pour la jeunesse européenne. Certes, les retards accumulés et les dépassements budgétaires considérables associés à la construction des premiers réacteurs à eau pressurisée (REP) n'ont pas été de nature à donner une image positive du nouveau développement de cette énergie. Certes, les nouvelles contraintes de sûreté ont conduit à des révisions de conception ou à des adaptations significatives. Certes, la compétition entre maîtrises d'œuvre n'a pas été de nature à constituer une force industrielle nationale capable d'harmoniser les compétences pour relancer la filière sur le sol français et gagner des marchés à l'étranger.
Ces éléments peuvent constituer des freins ponctuels à un développement continu du nucléaire, mais ne peuvent expliquer à eux seuls les errements ou certaines décisions aux pénibles conséquences, en particulier le ralentissement du développement initié dans les années 90. Outre son incohérence avec les temps longs, des conséquences notables ont été constatées en pertes de compétences et limitation des actions de formation initiale et continue : désaffection des étudiants pour les métiers du nucléaire ; recherche et développement souvent pilotés par des contingences politiciennes entraînant des évolutions chaotiques et des changements d'orientation pénalisants.
Les décisions qui accompagneront notamment la future PPE et la révision du contrat stratégique de la filière nucléaire devront veiller à éviter ces écueils porteurs de détriments significatifs. Elles devront dresser un cap logique, techniquement réalisable, compétitif et reposant sur les besoins industriels et les attentes sociétales. Elles devront favoriser une intégration plus importante des technologies accompagnant largement d'autres filières industrielles, comme les jumeaux numériques, l'intelligence artificielle ou la cyber-sécurité. La France devra être plus offensive sur le sujet.
Quatrièmement, concernant les éléments supports aux choix qui devraient être opérés par un État stratège et éclairé, le mix énergétique français devra prendre en considération les nouveaux besoins, nouveaux usages, nouvelles sensibilités et les conséquences des crises actuelles. Le mix énergétique doit être optimisé au regard des besoins futurs qui, s'ils sont satisfaits, rendront notre pays attractif pour les implantations industrielles et stable en matière d'approvisionnement énergétique.
Il ne s'agit aucunement d'opposer entre elles les technologies de production d'énergie. La souveraineté durable reposera sur une combinaison des différentes sources d'énergies décarbonées et intègrera leurs contributions respectives dans des réseaux disposant de moyens de stockage de l'énergie efficients. Il ne s'agit pas non plus, en matière de nucléaire, d'opérer des choix exclusifs. L'évolution du marché mondial montre une inévitable et sans doute profitable diversification des usages du nucléaire (production d'hydrogène vert, réseaux de chaleur, dessalement de l'eau de mer) qui conduit à la nécessaire coexistence de réacteurs de concept, de taille et de puissance différentes, adaptés aux besoins des utilisateurs. En marge de la rentabilité économique, la flexibilité et l'adaptabilité seront les maîtres-mots des prochaines générations de réacteurs.
Plus de quatre-vingts projets de réacteurs nucléaires de petite taille sont en développement, principalement en Amérique du Nord, en Europe et en Chine. Ils reprennent pour la plupart des technologies déjà développées dans les années 60 et 70, notamment en France et aux États-Unis. Ils visent de nouveaux marchés liés aux lieux de production industrielle isolés ou aux lieux de vie non connectés au réseau (nord du Canada, Scandinavie), mais aussi aux besoins nouveaux de décarbonation exprimés par de grands industriels. Dow Chemical et X-energy ont annoncé en août 2022 avoir signé une lettre d'intention qui aidera Dow Chemical à atteindre ses objectifs de réduction des émissions de carbone grâce au développement d'un small modular reactor (SMR) en lien direct avec ses usines.
Il s'agit d'un changement de paradigme majeur : de grands industriels producteurs de quantités non négligeables de CO2 sont décidés à s'associer avec des concepteurs de réacteurs pour décarboner leur industrie et ainsi convaincre les marchés et les citoyens. Ces éléments doivent être pris en compte pour construire un nucléaire plus souverain et intégré dans la société.
L'urgence existe d'autant plus que si l'on souhaite intégrer une part du nucléaire significative dans le futur mix énergétique mondial, il faudra prendre en compte que le parc mondial, soit quelque 450 réacteurs produisant 10 % de l'énergie mondiale, vieillit plus vite qu'il n'est renouvelé.
Dans les économies avancées, Chine mise à part, le nucléaire perd inexorablement du terrain face aux autres énergies, gaz et gaz de schiste notamment. Avec l'arrêt programmé d'une part non négligeable de la capacité nucléaire internationale actuelle d'ici cinq à dix ans et le temps nécessaire au développement et à la mise en route de capacités nouvelles, un rebond de créativité, d'investissements et de modèles novateurs est nécessaire. Sans ce sursaut et l'urgence d'une mise en œuvre industrielle sur laquelle le Parlement devrait se mobiliser au plus vite, le nucléaire sera à nouveau remis en question pour son incapacité à participer à la mitigation des problèmes climatiques.
Sur le plan technique, la France a fait le choix de l'économie circulaire. Le recyclage, la réutilisation et la valorisation des matières font que 96 % du combustible usé peut être revalorisé dans d'autres applications. À ce stade, la France est le seul pays au monde à avoir opéré ce choix réellement industriel qui a bénéficié à d'autres pays européens et au Japon en particulier.
Outre les aspects technologiques associés au recyclage et à la fabrication des combustibles, mélanges d'oxyde de plutonium (MOX) en particulier, la difficulté pour équilibrer le système consiste à contrôler les flux de matière et à disposer de capacités d'entreposage temporaires pour le refroidissement – de 5 à 7 ans - des combustibles usés et déchargés, soit 1 000 tonnes par an et 100 tonnes de MOX usé, des colis vitrifiés, soit ce stade 5 000 m³ de colis conditionnés, en attente d'un stockage géologique et le plutonium, soit 80 à 100 tonnes, destiné à alimenter de futurs réacteurs. Si ces flux ne sont pas correctement ajustés et si nous ne disposons pas de capacités industrielles pour ce faire, un engorgement des capacités d'entreposage pourrait être constaté d'ici une dizaine d'années. Une piscine permettant l'entreposage du MOX devrait être opérationnelle en 2034 sur le site de La Hague, EDF ayant saisi la CNDP pour l'organisation de la concertation.
Le choix français sur l'aval du cycle se distingue de celui de la plupart des pays disposant de capacités de production d'énergie nucléaire. Certains ne disposent que de quelques réacteurs. Il serait économiquement impensable qu'ils se dotent de capacités propres de retraitement et de stockage. L'Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et l'Italie ont fait appel à la France pour traiter leurs combustibles et conditionner les déchets générés. Seuls la France, la Russie et le Royaume-Uni possèdent actuellement des usines de retraitement à l'échelle industrielle. Les Etats-Unis, principalement pour des raisons de non-prolifération, n'ont pas fait le choix du retraitement. La Chine hésite et beaucoup d'autres pays ont fait le choix du stockage géologique direct, sans aucun retraitement, des combustibles usés.
Enfin, il faut prendre en compte l'évolution des concepts de réacteurs et la typologie des combustibles associés. La France, comme de nombreux autres pays, a fait le choix des REP et de l'oxyde d'uranium, standardisant ainsi la nature des combustibles usés et permettant le retraitement. Si d'autres types de combustibles de type tristructural isotrope (TRISO) destinés aux réacteurs à haute température devaient être utilisés, il serait très probablement nécessaire de disposer de processus adaptés et spécifiques à leur retraitement, leur éventuel recyclage puis au conditionnement des déchets ultimes.
Les questionnements sur la gestion du cycle ont évidemment été abordés dans le cadre des projets de réacteurs à neutrons rapides (RNR). Chacun peut avoir son opinion sur le sort réservé, en France, au projet de réacteur à neutrons rapides et sur les motivations ayant conduit à ce choix, mais force est de constater que le report du projet Astrid était peu justifié d'un point de vue scientifique et technique, insuffisamment expliqué sur le plan politique et économique, et peut-être décidé trop brutalement dans une période charnière pour les choix énergétiques français, notamment en matière de nucléaire. Cela n'a pas été de nature à donner aux Français une image cohérente de la politique nucléaire nationale à un moment où la construction de l'EPR accumulait des retards et où l'on percevait les prémices d'une prise de conscience mondiale quant à la nécessité de décarboner les productions énergétiques.
La situation me paraît néanmoins différente de celle de 1998 avec la fermeture de Superphénix qui était destiné à produire de l'électricité avant de devenir un laboratoire de recherche et de démonstration en 1994. À l'époque, la nécessité de décarboner l'énergie était absente des débats et des prix de l'énergie relativement bas ont conduit à arrêter les investissements. La ministre Voynet a ensuite revendiqué sa position antinucléaire devant une commission d'enquête présidée par Robert Galley, et le fait que les besoins énergétiques exprimés avaient été mal appréciés à cette époque et ne nécessitaient pas le déploiement de nouveaux moyens de production.
La France n'est le seul pays au monde soumis à de tels arrêts brutaux, comme en témoigne le sort réservé aux réacteurs à sels fondus arrêtés aux États-Unis après trois années de fonctionnement.
Pour revenir au concept des RNR, je considère qu'ils s'intègrent pleinement dans le choix de la filière nucléaire d'inscrire son cycle dans l'économie circulaire. Le retraitement des combustibles, l'enrichissement de l'uranium issu du retraitement, l'utilisation du MOX dans une vingtaine de réacteurs, l'optimisation des EPR conduisent à limiter la consommation d'uranium naturel d'environ 20 %. Le déploiement des RNR apportera une dimension supplémentaire à cette démarche vertueuse en valorisant les 320 000 tonnes d'uranium appauvri dont nous disposons actuellement. Il valorisera le plutonium stocké en contribuant à incinérer certains radionucléides pénalisants. Cela impose de disposer des moyens de gestion de l'amont et de l'aval du cycle. À ce stade, cela ne semble pas pleinement résolu et peut expliquer le décalage du déploiement des RNR en France. En effet, les combustibles MOX envisagés et produits avec succès pour les futurs RNR contiendraient environ 20 % de plutonium contre 1 % dans les oxydes d'uranium (UOx) usés et 6 à 7 % dans les MOX usés actuels. On change de paradigme et on ne peut aller vers la réalisation industrielle d'un RNR sans s'assurer de la maîtrise complète du cycle. Dans d'autres conditions, il eut sans doute été possible de traiter les choses différemment.
Enfin, on a souvent avancé que les réserves réduites d'uranium naturel seraient de nature à favoriser le fonctionnement de RNR consommant moins d'uranium naturel. Selon la croissance ou non de l'énergie nucléaire mondiale, les estimations sont de l'ordre de 100 à 250 ans de consommation d'uranium naturel. Cela ne concerne pas obligatoirement la capacité et l'amélioration des techniques d'exploration et d'exploitation de l'uranium dans le sous-sol. Au cours des dernières années, des pays comme le Kazakhstan et l'Ouzbékistan ont été capables de détecter des ressources jusqu'alors par complètement envisagées.
Mon inquiétude porte sur la localisation des ressources majeures actuelles. L'Ouzbékistan et le Kazakhstan fournissent probablement 70 % de l'uranium chinois. Si ces deux grands pays producteurs d'uranium sont les seuls à continuer l'exploration et l'exploitation d'uranium, il faudra se questionner sur l'approvisionnement français et européen. En effet, d'autres pays ont de très grandes réserves. Les plus grandes réserves mondiales sont en Australie. Encore faut-il avoir la certitude que l'Australie acceptera de rouvrir des mines pour des productions importantes d'uranium naturel. Les ressources sont effectivement limitées, mais elles peuvent être augmentées très significativement. Pour autant, la localisation des ressources, les modalités d'exploitation et l'attitude d'autres pays détenant des ressources importantes sont à observer avec une extrême attention pour l'avenir.