Merci de votre appréciation sur le livre que j'ai écrit en 2012. Aurais-je une responsabilité personnelle pour avoir refusé d'être ministre ? L'État pouvait me remplacer quand il le voulait : il lui suffisait de convoquer une assemblée générale. Il est vrai que mon refus d'installer un réacteur en Libye a pesé lourd, et je pense que la raison est plutôt là. La suite m'a cependant donné raison – deux ans plus tard, nous étions en guerre contre la Libye, et je ne vois pas bien comment tout cela se serait agencé.
Pour ce qui est de la vente de T&D – transmission et distribution –, nous avons refusé à deux reprises de fusionner avec Alstom, car nous n'avions pas la capacité financière pour faire face à la situation d'Alstom et cette opération nous aurait coulés. Nous avons donc seulement accepté de reprendre Alstom T&D, c'est-à-dire tout ce qui concernait les réseaux électriques et smart grid, domaine dans lequel de vraies synergies sont possibles avec nos métiers. Comme je le disais, l'installation d'un gros réacteur suppose une adaptation des réseaux électriques, et il est ainsi très important pour le nucléaire d'intégrer ces derniers. Inversement, il n'est pas absurde que les réseaux électriques disposent d'une base installée technologique très forte.
Nous avons donc accepté d'acheter T&D à une époque où cette branche était dans une situation proche de celle du nucléaire lors de la création d'Areva, en 2001, avec un chiffre d'affaires déclinant et une rentabilité très faible. L'achat a été conclu pour 923 millions d'euros, soit la valorisation de l'époque. En cinq ans, nous avons transformé T&D et en avons fait un groupe dont le chiffre d'affaires avait doublé, avec une profitabilité incroyablement améliorée. Le groupe se composait pour deux tiers de nucléaire et pour un tiers de T&D, à quoi nous espérions ajouter un jour, comme Raimu dans Marius, quelques tiers d'énergies renouvelables.
L'État, qui était notre actionnaire, nous a obligés à vendre T&D à Alstom et nous avons obtenu que cette vente se fasse dans des conditions commerciales normales. Nous avons d'abord résisté et les personnels ont beaucoup manifesté, car T&D ne voulait pas quitter Areva. Outre cette adhésion très forte, le fait de nous obliger à cette vente était une erreur stratégique sur le plan industriel, parce que ce tiers d'activité était très stable, alors que le nucléaire était toujours soumis au risque d'un Fukushima. T&D avait donc un rôle stabilisateur, à l'instar du renouvelable qui, au-delà de sa nature décarbonée, jouait lui aussi ce rôle face aux évolutions globales.
À la suite d'un appel d'offres international, nous avons eu des réponses de Toshiba et de General Electric, toutes deux meilleures que celle d'Alstom, mais c'est à ce dernier que l'État nous a demandé de vendre. Nous nous sommes donc exécutés, en revendant T&D beaucoup plus cher que nous ne l'avions acheté, mais nous n'avons pas gagné d'argent indûment, parce que l'objet s'était profondément amélioré. Je suis à votre disposition pour retrouver les chiffres précis car, si je me souviens du prix d'acquisition et du prix de vente, je ne sais plus exactement quel était chiffre d'affaires au moment de la vente.
Alstom ayant découvert qu'il n'avait pas les moyens d'acquérir l'ensemble de T&D, l'opération a été divisée en deux, Schneider acquérant la basse tension et Alstom la haute tension. L'un et l'autre ne peuvent que se féliciter de cette acquisition.
Le groupe Bouygues avait, selon moi, le dessein de constituer un ensemble Alstom-Areva dont il serait le premier actionnaire, mais il n'est visiblement pas allé jusqu'au bout de ce projet. Je n'en sais pas plus, et il faudrait l'interroger directement.
Pour ce qui est de savoir s'il y avait du sens à réunir Framatome et Alstom, je comparerais volontiers le modèle d'Areva à celui de Nespresso, qui combine des cafetières et du café : les cafetières sont les réacteurs, et le café le cycle du combustible. Il est évident que le café est très rentable et que les cafetières le sont moins, en particulier en démarrage de cycle. Ainsi, Framatome s'est mis à gagner de l'argent avec le client EDF à partir d'un certain nombre de réacteurs, après des débuts très difficiles. Nous savions, en lançant l'EPR, que les premiers réacteurs seraient nécessairement déficitaires. Il était donc intelligent d'associer cafetières et café.
Deuxième problème : lorsqu'un électricien achète un réacteur, il achète séparément une technologie de réacteur qui lui sera fournie par le fournisseur de son choix et une turbine, comme une compagnie d'aviation achète séparément un avion et des moteurs. Proposer l'avion et les moteurs ensemble n'est pas une bonne idée, certains clients préférant un autre moteur ou un autre avion. En associant Framatome et Alstom, on perd les clients qui préféreraient un autre prestataire qu'Alstom avec des réacteurs Framatome, ou inversement. Ainsi, les Russes achètent souvent des turbines d'Alstom, mais ne veulent pas des réacteurs de Framatome. À l'inverse, d'autres clients achètent des réacteurs de Framatome, mais veulent leur associer des turbines de leur pays. Associer les deux ne produit pas vraiment de synergies.
Je suis très heureuse que vous m'interrogiez sur nos rapports avec Siemens, qui illustrent des variations politiques et une situation que je comprends mal. Lorsque je suis entrée en qualité d'administratrice de Framatome en 1999, un travail commun était déjà engagé sur l'EPR, mais avec une volonté politique forte de la part de l'État français – dans une période de cohabitation, je le rappelle – de faire de Siemens un actionnaire de Framatome : au-delà de la conception d'un réacteur commun, il souhaitait une prise de participation de 33 % ou 32 %. À l'époque, tout le monde voulait Siemens et trouvait que les choses n'allaient pas assez vite.
D'autre part, nous étions en train de constituer Areva avec la Cogema, TechnicAtom et Framatome, ce dernier ayant pour actionnaire Siemens et restant, dans une certaine mesure, autonome. Tout se passait très bien avec cet actionnaire minoritaire, qui n'a fait aucune difficulté à la création d'Areva comme toit global et dont le président de l'époque, Heinrich von Pierer, se montrait très amical et me prodiguait des conseils. Nous avons lancé ensemble OL3, le troisième réacteur d'Olkiluoto, et avons commencé à souffrir de part et d'autre. La participation de Siemens dans Framatome était embarrassante, car chaque synergie ou chaque mesure d'économie nous imposait de négocier avec un actionnaire minoritaire, et les gens de Framatome en profitaient pour faire valoir leur différence et refuser diverses demandes. Assez rapidement, en 2005, Siemens nous a proposé de transformer sa participation « en bas » en une participation « en haut », nécessairement plus restreinte, et de réaliser dans le même mouvement l'augmentation de capital à laquelle nous aspirions : alors que les 30 % de participation du bas auraient dû être converties en 10 % à 15 %, cette participation serait portée à 25 %, ce qui représenterait l'augmentation de capital nous permettant de financer ce que nous avions à financer. Cette proposition, qui me semblait très appropriée, en particulier dans l'ambiance franco-allemande positive qui prévalait alors, s'est heurtée à un refus de l'État français, réitéré lorsque j'ai renouvelé la demande en 2006 et 2007.
Or, les clauses prévues par Framatome lors de l'entrée de Siemens au capital donnaient à cette dernière trois fenêtres de sortie : l'une d'entre elles était le refus français de sa proposition, refus formulé, du reste, en des termes assez désagréables, au motif que Siemens serait l'ennemi d'Alstom – que l'État voulait encore nous refiler. C'était d'autant plus dommage que nous proposions, à la demande d'un ministre des finances, un plan assez intelligent : Alstom ayant alors trois activités – l'énergie, le ferroviaire et les chantiers navals –, il se serait agi de constituer une coentreprise avec Siemens pour l'énergie, une autre pour le ferroviaire et de demander à l'État une solution pour les chantiers navals – solution qu'il a fini par trouver.
Face au refus de l'État, en 2007, Siemens a fait jouer la clause qui lui permettait de sortir, et cela d'autant plus volontiers que le nouveau président de l'entreprise, un Autrichien – donc pas très favorable au nucléaire – inaugurait une autre politique. La sortie de Siemens a contraint Areva à payer 2 milliards d'euros correspondant au montant de sa participation, dépense qui s'ajoutait à beaucoup d'autres. Nous avons cependant fait condamner Siemens en prouvant que cette entreprise, qui voulait encore faire du nucléaire, avait eu des contacts avec les Russes pour monter une coentreprise dans ce domaine, alors qu'elle n'avait pas droit de le faire puisqu'elle était encore engagée avec nous. Cette condamnation s'est traduite par une ristourne significative sur le prix de sortie. Auparavant, toutefois, je le répète, Siemens s'était très bien comportée.